5.2. Système, politique, rareté et conflictualité : tournant vers multipartisme

5.2.1. Contraintes et changements

Le système de pouvoir, du fait de la dimension conflictuelle de la politique, portent en soi la nécessité du renouvellement des fondements de sa légitimité. Pour ce faire, la centralité du pouvoir joue, avec ses ressources matérielles et symboliques, un rôle fondamental. Mais la compétence du pouvoir à se placer au centre du système politique, suppose également une dimension communicationnelle. Elle permet la « rencontre » entre le pouvoir et les structures sociales en tant que facteurs générateurs de structures de signification de la pratique politique, en vue de l’activité régulatrice de la société globale.

Dans le contexte mozambicain, la centralité de l’Etat, ( de l’ensemble de ses appareils) s’est vue lors des années 80 très fragilisé à cause de la guerre, dont les acteurs étaient reliés par des logiques concurrentes. Le Parti au pouvoir voyait le modèle de l’Etat-nation et le marxisme-léninisme comme des atouts de mobilisation sociale et du développement ; l’Afrique du sud voyait dans la paupérisation du Mozambique une ressource qui pourrait le contraindre à abandonner son appui à l’ANC, dans la lutte anti-apartheid. Ce pays prit donc en charge l’entretien de la puissance militaire de la RENAMO, dont la capacité destructrice s’est rendue évidente au cours des années 80, dans huit des dix provinces du Mozambique (v. 4.3). Les communautés paysannes, attachées au mode patrimonial de rapport au politique et sous l’influence de chefs traditionnels (v.1.3 et 2.2.3.2) se sont laissées mobiliser par la RENAMO, à l’encontre d’un système inadapté à leurs logiques et à leurs structures sociales ; Dans les villes et dans les campagnes un mouvement d’opinion sociale, mené par des Eglises (catholique et protestantes) s’est érigé à l’encontre de l’irrationalité de la guerre. Même dans le contexte du parti-Etat, ce fut la première manifestation d’une opposition et d’une pression sociale pour que les acteurs de la guerre cherchent à parvenir à des consensus en vue de la mise en terme du conflit. Les prêtres et les pasteurs devenaient ainsi des relayeurs de groupes sociaux les plus diversifiés, paysans, ouvriers, fonctionnaires, autour d’idéaux pour la paix. De génocide en génocide, l’exigence sociale du respect de la vie humaine et de la préservation de son patrimoine matériel reliait de plus en plus d’adhérents. La guerre avait déjà fait 1.200.000 victimes mortelles, des centaines de milliers de handicapés, d’orphelins, des milliers d’enfants enrôlés dans la guerre difficiles à intégrer40. L’Etat mobilisateur s’est de la sorte placé dans une situation où il devait réagir à l’exigence de rendre visible sa légitimité vis-à-vis de la mobilisation de la société civile pour la paix.

L’exercice du pouvoir et la possession de ressources sont des réalités qui vont de pair et se soutiennent mutuellement. Ce sont d’ailleurs des atouts pour la compétence des acteurs de légitimer leur accès à la coordination de l’action collective. Du point de vue de la société globale, la centralité se présente comme un moyen aux prises avec l’intégration sociale - et donc, avec le système d’Etat – dans ses moments d’ordre et de dysfonctionnements politiques. Pour ce qui est du Mozambique, outre la guerre civile, la spécificité à retenir provient du fait que les particularismes, territoires, cultures et identités, se révélaient comme des éléments actifs dans l’agencement du politique.

Or, le Mozambique se trouvait dans un contexte de politisation des rapports sociaux, rendant de plus en plus invisible la légitimité de l’Etat. Faute de ressources pour le faire, l’accroissement de l’incapacité étatique à recréer les allégeances des groupes sociaux devenait une réalité non contrôlable. Du point de vue externe, il se trouvait au cœur d’interactions déstructurantes par rapport à des pays avec lesquels il faisait système.

C’est à la lumière de ce cadre de rareté qu’on fait appel à l’apport de M. Crozier et E. Friedberg, pour éclairer la suite de changements. Selon ces auteurs, 

‘Aucune organisation ne peut exister sans établir des relations avec son milieu ou son environnement. Car elle en dépend doublement. D’une part, pour obtenir les ressources matérielles et humaines indispensables à son fonctionnement (fournitures, personnel, etc.) ; d’autre part, pour placer ou « vendre » son produit, qu’il s’agisse d’un bien matériel ou d’une prestation immatérielle. De ce fait, les « environnements pertinents » d’une organisation c’est-à-dire les segments de la société avec lesquels elle est ainsi en relation, constituent pour elle toujours et nécessairement une source de perturbation potentielle de son fonctionnement interne, et donc zone d’incertitude majeure et inéluctable 4 1

Dans son livre, Le phénomène bureaucratique, M. Crozier affirme qu’« Un système d’organisation bureaucratique ne cède au changement que quand il a engendré des dysfonctions vraiment graves et qu’il lui est devenu impossible d’y faire face »4 2. Faut-il néanmoins rendre compte du fait qu’à la base du blocage du système du pouvoir au Mozambique on trouvait l’interaction d’une multiplicité d’acteurs. Dans l’action à plusieurs, en accord avec F. Eymard-Duvernay,

L’efficacité de l’action de chacun dépend de l’action des autres. Sauf dans les situations triviales, le programme de comportement que je peux assigner à l’autre a toutes chances d’être démenti. La seule solution, si l’on ne veut pas rester dans une position stérile de non-coopération, est d’engager une démarche commune, fixant des règles du jeu, des procédures d’interrelation. L’hypothèse de rationalité limitée conduit à considérer les règles comme incomplètes : elles ne fixent pas toutes les modalités de l’action de chacun, ce qui serait impossible, vu l’impossibilité des situations 4 3 .

Etant donné la dimension collective de la guerre de déstabilisation au Mozambique, l’effort vers le changement ne pouvait réussir que sur la base de la mobilisation de l’ensemble des acteurs, mus par des logiques respectives. L’initiative de faire les premiers pas vers le changement est revenue au Gouvernement.

En effet, les démarches du gouvernement aussi bien dans le domaine de l’articulation du social et du politique que dans la sphère de ses relations extérieures eurent des liens étroits avec le contexte du dysfonctionnement du système de pouvoir. Le gouvernement de Maputo a adhéré à la convention de Lomé et en septembre de la même année, il a été accepté comme membre du FMI, suite à une candidature déposée en 1982. Néanmoins, ce n’est qu’en 1987 que le gouvernement mozambicain s’est mis d’accord avec le FMI, quant aux nouvelles politiques à suivre.

Tendance marquée par des incohérences tant au niveau du discours que sur le plan de la pratique, les faits suivants furent représentatifs de ce phénomène, au Mozambique. Tout en visant à rétablir des rapports de bon voisinage, le Mozambique signa le 3 mars 1984 avec l’Afrique du sud l’accord de N’Komati44. Cela représenta un changement essentiel dans sa politique extérieure, en particulier dans son discours à l’égard du régime de l’Apartheid. Cet accord engageait les Gouvernements signataires à ne pas soutenir des Organisations contraires à la sécurité de chaque Etat :

‘Convaincus que les relations de bon voisinage entre les parties contractantes vont contribuer à la paix, la sécurité, la stabilité et au progrès en Afrique australe, sur le continent et dans le monde, le gouvernement de la République populaire du Mozambique et le gouvernement de l’Afrique du sud approuvent solennellement ce qui suit : Chacune des deux parties contractantes s’engage à respecter la souveraineté et l’indépendance de l’autre partie ; afin de remplir cette obligation fondamentale, ils abstiendront de s’ingérer dans les affaires des Etats respectifs45’

A ce sujet encore, le Président du Mozambique souligna que « Le gouvernement de la République Populaire du Mozambique tiendra sa parole à la fois dans l’esprit et dans la lettre »46. Bien que Pretoria ait continué à soutenir la RENAMO, les autorités mozambicaines se sont empressées d’appliquer les engagements tenus. Les armes qui avaient été fournies aux membres de l’ANC furent saisies et leur évacuation a été organisée. Il ne devait garder sur place qu’une représentation de dix membres, les autres militants devant immédiatement quitter le pays ou gagner un camp de réfugiés, au Nord du Mozambique.

L’accord de N’Komati s’inscrivait déjà dans la perspective d’un changement essentiel du système politique et de la redéfinition de l’insertion internationale du Mozambique. Selon Michel Cahen, il y aurait eu des pressions pour que Maputo normalise ses relations avec l’Afrique du sud comme précondition de son acceptation au sein du FMI et de la Banque Mondiale4 7. Quoi qu’il en soit, une telle exigence serait parfaitement logique. Il y a toujours eu des liens très importants entre les centres de l’économie mondiale et l’Afrique du sud. Par ailleurs, l’étendue des revenus de ces rapports économiques dépend de l’aménagement de bonnes affaires entre le géant de l’Afrique et les pays voisins. Et il semble que l’ensemble des mesures qui furent prises par le Gouvernement mozambicain institutionnalisant son désengagement du contrôle de l’économie fut dans le sens de rétablir ce régime d’échanges.

En effet, le 8 mai 1985, Maputo s’est mis sous le drapeau du libéralisme économique. Les preuves sont nombreuses : libéralisation des prix et des salaires ; incitations et exemptions fiscales aux nouvelles entreprises ; liberté de circulation des marchandises dans tout le territoire ; obligation pour les entreprises de dégager des bénéfices ; rôle plus important des stimulants matériels ; possibilité pour les directeurs d’usine d’être récompensés en devises ; liberté d’association et de fusion pour les entreprises privées, y compris avec des sociétés étrangères ; liberté d’importations et d’exportations directes, la mise en place d’un nouveau système de gestion des changes permettant aux entreprises “génératrices de divises” de détenir des comptes en devises auprès de la banque centrale ; les propriétés privées pourraient aussi bénéficier à titre direct et personnel d’un pourcentage4 8. De plus, ce fut une victoire de l’Occident et, également, du secteur privé. Car, d’une part, l’un et l’autre étaient bel et bien décidés à changer le visage agricole mozambicain par l’introduction des politiques qui privilégient les secteurs familier et privé ; d’autre part, ces changements entraînaient la disqualification du système d’économie planifiée, directement inspirée des ex-pays communistes. Cette disqualification a ouvert les portes à une économie de marché, celle qui subsiste actuellement4 9.

Ce nouveau dispositif légal rendit propice le bouleversement le plus important, celui de la mise en place, à partir de 1986, à la suite de l’accident dont fut victime S. Machel à Mbounzini (Afrique du sud), du programme de réajustement structurel (PRÉ). Ce programme devait apporter des changements macro-structurels, assis sur l’accomplissement de trois exigences :

-d’abord, la correction et stabilisation du comportement des principaux indicateurs de l’équilibre économique, notamment la balance de paiements, les revenus et dépenses publiques, l’inflation et la demande interne ;

-ensuite, l’altération du contexte ainsi que de la philosophie du développement, tout en privilégiant la libéralisation des marchés, des prix et la privatisation des entreprises ;

-enfin, la récupération des indices de production, d’exportation et de consommation d’avant 1981.

Financé par le FMI et par la Banque Mondiale, ce programme rendit plus fermes les changements qu’on vient d’évoquer. Outre cela, il apporta de nouveaux processus de stratification et de différenciation sociale. Si à l’heure du régime marxiste-léniniste, l’élite partisane ne pouvait se définir en tant qu’élite du pouvoir, dans le contexte du libéralisme, elle s’efforce à réussir à se convertir en élite économique. En s’associant avec des partenaires étrangers, par des mécanismes qui relèvent tant des lois de marché que de ce qu’on pourrait qualifier d’idéologie cachée, c’est elle qui achète quelques-unes des entreprises auparavant propriétés de l’Etat.

Plus qu’un changement, ils témoignent que n’importe quel système de pouvoir porte en soi la double capacité de faire et de défaire des modes de domination, tout en cherchant à se maintenir en tant qu’entreprise politique. C’est-à-dire, dans une conjoncture de crise, le pouvoir est en mesure de réaménager les structures sociales qui forment le support de son existence. C’est en cela que repose la complexité de la formation du pouvoir étatique.

Notes
4.

0 Cf. MARCHANDE, Jacques, « Economie et société dans la transition libérale au Mozambique », Lusotopie, CAEN, Karthala, 1995, pp. 104-136, p. 122.

4.

1 Cf. CROZIER, M.-FRIEDBERG, E., L’Acteur et le système : Les contraintes de l’action collective…op. cit., p. 85.

4.

2 CROZIER, M., Le phénomène bureaucratique,…op. cit., p. 240.

4.

3 EYMARD-DUVERNAY, F., « Les compétences des acteurs dans les réseaux », in CALLON, Michel et all., Réseau et coordination….op. cit., p. 161.

4.

4 Voir “L’accord de Nkomati”, In Politique Africaine, (14), Juin 1984, pp. 110-121.

4.

5Ibidem., pp. 112-113.

4.

6 Discours de Samora MACHEL à l’occasion de l’accord de N’Komati, cit., ibid., p. 118.

4.

7 Cf. CAHEN, Michel, La Révolution implosée... op cit., p.129

4.

8 Africa Journal, Lisbonne, n°20, 19 juin 1985, p. 17

4.

9 Retenons que « dans le domaine de l’agriculture, la politique de réajustement structurel repose sur le dispositif classique : la promotion de l’entreprise privée ; la modification de la législation foncière pour attribuer les titres privés permanents d’usage de la terre de manière à stimuler les investissements, la suppression des prix réglementés, l’ouverture des frontières à une libre circulation de produits et intrants, le rétablissement de commerçants ruraux, la suppression de monopoles commerciaux étatiques » . Cf. MARCHANDE, Jacques, art. cit., p. 115.