6.1.2. Espaces et représentation sociale de la démocratie

La représentation sociale de la démocratie, dans le contexte entre la tradition et la modernité, serait une entreprise assise sur l’expérience des individus et sur le contexte communicationnel où les notables se trouvent dans des positions de centralité. La combinaison de ces deux éléments serait à la base de la construction sociale du vote dans plusieurs espaces structurant la société globale. Du fait de la dimension compétitive de la politique, le suffrage universel s’avère être un nouveau support pour l’accomplissement de la logique de l’assemblage des espaces qui forment l’Etat.

Dans le cas mozambicain, la modernité politique apparaît comme une ressource mobilisée d’en haut pour instituer un nouveau cadre institutionnel pour la qualification politique. Si le seuil de la majorité aux élections législatives et présidentielles assure au parti gagnant l’accès au pouvoir, le fait d’y parvenir relève de l’interactivité de forces sociales mues par des systèmes de représentations contradictoires : celles attachées au discours démocratique comme un discours formel vis-à-vis de celles qui, majoritaire par rapport à la population urbaine, relèvent des espaces (religieux, communautaires, ethniques ) respectifs.

On identifie, à nouveau, même dans le contexte démocratique, le cadre de l’échange clientéliste entre les notables et les représentants du sous-système pouvoir étatique, les premiers étant socialement crédités comme les « faiseurs de l’opinion » (v.2.2.3.2). La démocratie et la déconcentration allant de pair, les voies s’ouvrent à des compromis entre ceux qui détiennent du pouvoir d’influence, dans chaque sous-espace, et le pouvoir politique. Du fait de leur autonomie/centralité dans des systèmes de rapports sociaux de leurs espaces, de leur capacité à mobiliser des relations sociales, le représentant de la chefferie, d’une communauté, d’un syndicat, les chefs de familles les plus influents dans l’espace ethnique, se reclament du rôle de médiateurs dans le rapport entre l’ordre politique et des ordres sociaux. Les représentants des partis politiques/de l’ordre politique central s’intéresseront au capital relationnel, à la capacité des notables en matière de communication politique et de mobilisation des membres de leurs espaces pour l’accomplissement de buts politiques ; les influents de l’espace trouveront en cette ouverture une opportunité d’échanges variés, pouvant s’inspirer d’idéaux patrimoniaux ou concerner des enjeux touchant la société globale. Ces rapports d’interdépendance seront à la racine d’un système coalitif et clientélaire, dans le domaine de la mise en œuvre de la politique.

Plus les notables s’animent d’une opinion positive à l’égard de l’investissement matériel et symbolique d’un parti dans leurs espaces, plus ils mobilisent des votes pour que celui-ci parvienne au seuil de la majorité et, de la sorte, à la capacité d’assemblage des espaces de l’Etat. Epiphénomène d’un cadre de concurrence politique, la rationalité de ce partenariat entre les partis politiques et les pouvoirs traditionnels peut également être saisie à la lumière de l’interprétation de M. Crozier et d’E. Friedberg, qui considèrent le « pouvoir comme une relation d’échange, donc réciproque, mais où les termes de l’échange sont favorables à l’une des parties en présence. C’est un rapport de force dont l’un peut retirer davantage que l’autre mais – ajoutent-ils – où également l’un n’est jamais totalement démuni »104.

Le cadre pour l’illustration de cette hypothèse concerne le Mozambique, à la période subséquente à la guerre et à la signature de l’AGP (1992), entre le Gouvernement et la RENAMO. L’ensemble des espaces composant la société globale (du Rovuma à Maputo) essayaient des changements accélérés, sur le plan politique, économique et du point de vue du modèle de rapports sociaux. Ils découlaient de la disqualification sociale du régime autoritaire et néo-patrimonial, dans plusieurs registres de ressources :

-Le registre normatif : c’est celui qui a trait aux ressources persuasives. Dans ce contexte, le peuple perd confiance vis-à-vis de l’idéologie, socialiste ou marxiste, et met en cause la légitimité du régime ;

-Le registre de l’échange : c’est celui qui a trait à la rétribution symbolique et matérielle. C’est aussi celle qui entraîne une crise d’identité, un sentiment d’exclusion de plusieurs ethnies et des segments de celles-ci, cherchant à atteindre les mécanismes de redistribution matérielle et symbolique de l’Etat.

-Le registre de la contrainte : c’est celui qui a trait à la violence avérée et ou symbolique.

L’AGP, signé entre le Frelimo/Gouvernement et la RENAMO, avait institué un contexte de compétition politique, qui devait déboucher en 1994 sur la légitimation par suffrage universel du nouvel ordre politique. La débâcle du modèle du parti-Etat de régulation politique, la persistance dans le chemin de l’économie de marché, allant de pair avec la privatisation des entreprises et des services publics, contribuaient à creuser les différences sociales. Afin de se battre pour la qualification politique, des politiciens jusqu’alors fidèles au Frelimo, à cause de son « marxisme et clientélisme favorable au Sud du pays »105, se décidaient pour la scission, donnant lieu à de nouveaux partis politiques(v. Tableau supra). Le salariat, à la suite de l’adoption du principe de négociation collective comme procédé de régulation, tout en exigeant des salaires à la hauteur du coût de vie, s’engageait dans un mouvement syndicaliste autonome et protecteur de leurs intérêts. On a assisté à l’avènement de plusieurs syndicats, dont on retient ceux affiliés à l’Organisation des Travailleurs Mozambicanis106 et aux Syndicats Libres et Indépendants du Mozambique107.

Dans le cadre de ces changements, des organisations civiques locales, financées par la fondation Friedrich-Ebert, se sont mises en scène moyennant des actions pour le développement économique et social. Leur composition et l’ensemble de leurs animateurs à l’occasion de leurs fondations laissèrent croire qu’elles se destinaient à servir de relais ou de plate-forme à des hommes influents locaux, décidés à jouer de leur enracinement régional pour faire pendant au pouvoir de Maputo. L’appartenance ethnique de ces associations ne faisait guère mystère : l’Association des amis de Nampula (ASSANA) se déclarait comme un mouvement de valorisation ou de revitalisation de l’ethnie makhua dans la province, n’ayant cependant qu’un caractère social ; l’Association pour le développement social de Sofala, ADESSO-Beira, se déclarait liée aux Ndaus ; la troisième, l’Association Sofala, Tete, Manica et Zambézie (SOTEMAZA), était intéressée à reconstruire l’identité de l’ethnie Sena, tandis que la dernière, NGYANA, entendait sauvegarder la personnalité et la dignité culturelle de l’ethnie des Rongas, à Maputo.

Il semble intéressant de retenir les représentations sociales de la démocratie, pour voir leurs liaisons avec la prédisposition du vote, dans deux espaces : la ville de Maputo108, au Sud, et le district de Marromeu109, au Centre du Mozambique.

Par son statut de capitale du pays, la ville de Maputo s’est placée au carrefour des processus de politisation des rapports sociaux, en raison des exigences de plusieurs segments sociaux. On s’est rendu compte de deux types de discours, qui, mus par des logiques différentes, participaient néanmoins de la même historicité et de la compétition politique autour du pouvoir. Ainsi, d’en haut, des leaders des partis revenant de l’exil ou des politiciens dissidents du Frelimo, leurs positions ne leur apportant pas de biens matériels et symboliques satisfaisants après des décennies de militantisme, tenaient des propos très critiques. Maximo DIAS, ex-exilé au Portugal, avocat, secrétaire-général du MONAMO-PSD, en est un exemple :

‘Il est bien regrettable que notre itinéraire de développement politique ait inclus une guerre destructrice et irrationnelle, dont les effets les mozambicains ne se débarrasseront qu’après des décennies. Entre le régime à parti unique et la démocratie, l’histoire a montré que la démocratie est un discours et une technique de gouvernement, qui, sans surmonter les inégalités intrinsèques aux rapports de pouvoir, a l’avantage d’être légitimé par l’opinion du peuple. De plus, elle permet que nous tous, puissants et minorités, puissions co-exister et inter-agir sans violence pour le bien commun110.’

Le fait de se rapporter à la démocratie comme espace d’interactivité entre « puissants et minorités » a à voir avec la trajectoire de M. DIAS. Descendant d’une famille de Goa (l’ancienne Inde portugaise), il apparaît comme le relayeur de la population d’origine indienne et pakistanaise aussi bien que d’un groupe social composé par des juristes, des entrepreneurs, des commerçants et des intellectuels. Lors de la période de transition à l’indépendance, il a participé au mouvement des démocrates au Mozambique. Formé autour de J. JARDIM, ce mouvement essayait de s’opposer au FRELIMO, si la voie du suffrage universel avait été adoptée comme processus de légitimation du pouvoir en 1975. Après que ce projet a été voué à l’échec, M. DIAS est parti en exil. Minoritaire du point de vue politique, le MONAMO-PSD compte toutefois sur des soutiens importants à Inhambane et à Zambézie.

Domingos AROUCA, président du FUMO-PCD, a hérité d’un patrimoine culturel familial, qui est à la base de sa trajectoire. Il est le neveu du brigadier Domingos CORREIA, qui a eu l’honneur d’avoir commandé des campagnes d’occupation coloniale à Quelimane111. Le commandant a ainsi réussi à parvenir au poste de gouverneur (colonial) à Inhambane en 1810. Ses parents, Amélia Monteiro et d’A. Mascarenhas AROUCA, ont été d’importants propriétaires ruraux, à Inhambane. Ces liens lui ont apporté des ressources pour mener à bien ses études primaires et secondaires, à une époque où cette éventualité était impensable pour la plus grande partie des Africains. La poursuite des études au Portugal lors des années cinquante lui a en outre permis d’être le premier mozambicain formé en droit (1960).

Retourné au Mozambique, il s’est affilié à l’A.A112, à Lourenço Marques. A ce titre, il s’est battu pour les droits civiques pour les Africains en même temps qu’il entretenait des rapports de collaboration avec le régime colonial. Accusé par la police politique portugaise de mener des activités contre l’Etat, il a du être emprisonné en 1965. La libération de D. AROUCA survient en 1973, un an avant la mise en place du gouvernement de transition, qui a assuré la passation du pouvoir au Frelimo. L’incompatibilité d’ordre idéologique l’a empêché d’intégrer le Frelimo, raison pour laquelle il est parti en exil, au Portugal. La libéralisation politique depuis 1990 apportant un nouveau cadre institutionnel, D. AROUCA est rentré au pays aussi bien que sur la scène politique :

‘Lorsque S. Machel m’a invité à intégrer le Gouvernement du FRELIMO, je lui ai dit que le marxisme-léninisme n’était pas un système qui pouvait apporter des solutions aux problèmes du peuple mozambicain. Le marxisme en Afrique n’a débouché que sur des guerres fratricides et donc sur l’aggravation de la pauvreté. C’est bien le cas du Mozambique. Les seize ans de guerre ont mis le pays à genou. La démocratie conduira au pouvoir ceux qui, par force du suffrage universel, ont la compétence politique pour gouverner et pour assurer le bien être collectif113.’

Le parti de Domingos AROUCA, le FUMO-PCD, bénéficie de réseaux de mobilisation importants à Inhambane, sa maison natale et territoire de sa communauté ethnique, les Gitonga. Par ailleurs, il parvient à mobiliser les appuis de ceux qui, à l’époque coloniale, ont réussi à parvenir à un statut économique et social intermédiaire entre celui des colons et celui de la majorité des colonisés. Les petites propriétés foncières, le niveau d’éducation, l’exercice des fonctions publiques sont des références composant l’infrastructure qui relie les sympathisants et les militants du FUMO-PCD.

La formation du Parti Démocratique du Mozambique (PADEMO) par Wehia Ripua semble vérifier les thèses soutenues par R. Dahl à propos des enjeux de la pratique du militantisme à l’égard du projet d’un parti politique. L’auteur de Qui Gouverne ?, associe l’engagement politique à la participation à un système d’échanges, qui apporte des avantages aux parties prenantes. Si les militants rendent des services à la strate qui contrôle les ressources politiques, cette dernière accorde aux premiers, selon leurs standings, « un meilleur revenu, la richesse, la sécurité économique, le pouvoir, le prestige social, la renommée114».

Or, ce n’est pas le cas de W. RIPUA. Originaire de Nyassa, (Nord du Mozambique), il fut guérillero et commissaire politique, un poste témoignant de son appartenance au cercle du pouvoir, à l’époque de la guerre anti-coloniale. Après l’indépendance, face à des successives restructurations de l’appareil partisan-étatique, les ressources personnelles et relationnelles de l’ancien combattant ne lui ont permis qu’une place de fonctionnaire de l’Etat, jusqu’à la retraite. A ce titre, il devient le relayeur de gens qui, s’étant livré au militantisme anti-colonial, ont été déçus par la compétition politique et la distribution inégalitaire des ressources, à l’intérieur du Frelimo. Il a par conséquent fondé son parti, le PADEMO, qui prend la décentralisation politique comme cheval de bataille :

‘Bien que militant et combattant depuis la lutte anti-coloniale, l’expérience que j’ai eue me permet de dire qu’il y a de la discrimination à l’intérieur du Frelimo. L’effet de cette pratique est la concentration du pouvoir et de ressources par une poignée de gens. Par ailleurs, du fait de l’excessive concentration du pouvoir, l’expérience montre que le peuple mozambicain a été très mal gouverné. Nous soutenons certes un projet d’Etat unitaire mais effectivement décentralisé, qui crée de l’espace pour la participation réelle du citoyen à la vie politique, à la base115.’

Ces fragments de discours politiques témoignent du fait que le pouvoir, en tant que ressource d’action et régulatrice de la société, fait l’objet de compétition, traduite par des luttes factionnelles. Les noyaux centraux des partis politiques qui s’investissent dans cette compétition politique d’en haut se structurent, eux aussi, autour d’un chef, pour qui les réseaux relationnels deviennent une ressource de mobilisation : un itinéraire commun, le partage des mêmes expériences, la co-appartenance au même espace ethnolinguistique ou régional ou la même trajectoire scolaire.

Obligés par la Loi des Partis politiques de mettre en place leurs sièges à Maputo, au Sud, des contraintes expliquent leur insertion limitée dans la diversité des espaces sociaux mozambicains : d’abord, la dimension du pays exige des ressources qui ne sont pas à la portée des leaders de ces nouveaux partis, ce qui permettraient le déploiement d’un réseau de collaborateurs ; ensuite, à la base, dans de nombreux espaces ethniques, ceux qui devaient être des adhérents à leurs projets politiques se trouvent sous influence des notables. Réussir à rallier un influent d’un espace à un Parti politique revient à y faire adhérer les gens de sa communauté, cela allant de pair avec des échanges clientélistes ; enfin, on remarque une mémoire sociale et une représentation sociale du politique selon laquelle les « vrais partis » sont le Frelimo et la RENAMO : l’itinéraire du premier, celui de parti qui a conquis l’indépendance et celui du parti-Etat, lui a permis des ressources pour s’établir dans tous les coins du pays ; le second, les seize ans de guerre civile lui ont également apporté des ressources pour s’allier aux notables et se fixer sur des espaces, surtout du Centre et du Nord du pays.

A l’aide d’enquêtes de terrains à Maputo, à Manjacaze et à Marromeu, on a pu identifier les mécanismes de formation de l’opinion politique d’en bas, traduisant une situation de bipolarité : la plus grande partie de l’électorat s’avère attaché au Frelimo ou à la RENAMO, par des liens d’identification, d’indifférence ou de rejet. Relevant de l’expérience ou de l’évaluation par chacun ou par un groupe des pratiques de ces partis politiques, ces liens sont de même issus d’un rapport à dimension verticale, (Pouvoir), et à dimension horizontale, ( réseaux relationnels).

Felismina MOLUNGO, âgée de 38, mariée et mère de trois enfants, est venue de Chibuto (district au Sud du Mozambique) en 1987, fixer résidence à Maputo. A son arrivée, on était en pleine guerre. Elle et ses enfants ont été accueillis dans l’immense bidonville de Chamanculo par son oncle, André MOLUNGO, un dévoué croyant de l’Eglise Anglicane. Après six mois sous le même toit, Felismina MOLUNGO bénéficia d’un prêt de la part de son neveu, qui est fonctionnaire publique. Le but était de l’engager dans une activité au marché noir (Ndumba nengue)116, pour subvenir à ses besoins, comme le font la majorité des déplacés, à cause de la guerre. Sur le marché, de l’aube au coucher, F. MOLUNGO prend des contacts avec des clients aussi bien qu’avec des gens partageant son expérience de victime et de fugitive de la guerre. Chaque dimanche, à l’instar de ses oncles, amis, voisins, vendeuses au marché noir et tant de gens originaires de Chibuto se rassemblent à la paroisse, pour participer à la messe. Le lien à l’Eglise est un rapport à un système de croyances mais aussi à un réseau de solidarité, coordonné par des pasteurs. Il se traduit par des gestes d’entre aide au moment de maladie, d’enterrement d’un proche, de deuil ou, au contraire, par la réalisation des fêtes à l’honneur de dates importantes du point de vue religieux. Ces réseaux relationnels sont pour F. MOLUNGO l’espace de relecture et de jugement de son expérience. Cette réévaluation aboutit à la formulation d’une opinion énonciatrice d’un lien d’identification à la paix et d’aversion à la RENAMO, considérée comme la force qui a entraîné la fragmentation de sa famille :

‘Je me réjouis du fait qu’enfin les MATSANGAS (RENAMO) et le Frelimo aient convenu de mettre fin à la guerre. Mais ce qui reste pour moi c’est du chagrin dont je ne parviens pas à me débarrasser. Notre maison a été brûlée par les MATSANGAS ; le bétail, qui assurait notre survie à Chibuto, a été volé par les MATSANGAS ; mon père, qui était déjà vieux, a été tué ; mon frère, Francisco, a été ramené dans des bases des MATSANGAS et, jusqu’à présent, on ne sait pas s’il est encore vivant117. ’

F. MOLUNGO savait que l’AGP entre la RENAMO et le Frelimo avait apporté la démocratie au Mozambique : « pour moi, la démocratie consiste à choisir les chefs »115 (ti hossi, en langue changane) et que, dans ce cas, « je ne saurais pas élire des diables »118.

Une opinion politique est ainsi exprimée et sa rationalité ne peut être appréhendée qu’à la lumière de l’expérience de F. MOLUNGO. Traduite en termes religieux, des chefs associés au bien vis-à-vis des chefs considérés comme des diables, cette opinion est socialement légitimée : d’abord, dans le cadre d’un rapport aux faits vécus ; ensuite, dans un réseau relationnel, sur le plan horizontal (amis, voisins, collègues au marché noir, membres de l’Eglise) et vertical (le prêtre de la paroisse). L’ensemble de ces éléments participe à la construction des préférences politiques et de la prédisposition du vote.

L’image du marché noir, à Maputo
L’image du marché noir, à Maputo 19 A Maputo, au-delà des grands marchés établis de longue date, comme le marché central dans la ville basse et le premier marché périphérique de Xipanine, qui datent tous deux du début du siècle, on comptait en 1992 quelques quarante-six petits marchés de quartier, légalisés ou en voie de régularisation. Dans la capitale, les petits marchés de création récente et éparpillés à travers la ville (l’on n’en trouve moins de vingt et un desservant les districts périphériques les plus éloignés), sont connus sous le nom de dumba-negues –qui signifie en changane : « Sauve-qui-peut ». Malgré leur installation mal tolérée et les aléas de leurs activités, leur nombre s’est considérablement multiplié à travers la capitale où ils offrent à présent tous les produits importés que l’on peut désirer. Dans l’ensemble, ils n’occupent pas moins de 22.000 personnes. Cf.LACHARTRE, Brigitte, Enjeux urbains au Mozambique : De Lorenço Marques à Maputo, Paris, Karthala, 2000, 319p, p. 187-188. 19

On a trouvé la même réalité à Maxaquene, un quartier-bidonville de Maputo, où se situe une paroisse de l’EPM. Le pouvoir d’influence du pasteur Arlindo CHONGO s’appuie à la fois sur l’imbrication de l’appareil religieux et des réseaux de famille, d’amitié et de solidarité. Reliant des gens originaires de plusieurs ethnies à cause de la guerre, la centralité du pasteur A. CHONGO dérive de la multiplicité de services « gratuits » qu’il rend à ses co-religionnaires : outre le rôle de médiateur religieux, il est dans ce micro-espace l’officiant des cérémonies sociales (baptême, mariages, enterrement des morts et évocation de personnalités importantes pour la communauté) ; par ailleurs, la Paroisse faisait parti d’un réseau reliant cette paroisse à des communautés de l’Eglise Presbytérienne d’autres pays, en Afrique du sud et en Suisse. Renseignés sur la situation de pénurie à laquelle se heurtaient les co-religionnaires du Mozambique, un mouvement de solidarité à l’égard de ces derniers a été entrepris de l’extérieur, après la guerre. Des tonnes de vêtements et de nourriture ont été envoyées à la paroisse de l’EPM, à Maxaquene. La distribution de ces biens revenant au pasteur A. CHONGO, une nouvelle dimension s’est ouverte dans les échanges entre celui-ci et les membres de la communauté. Il devient un nœud de communications d’autant plus important dans le micro-espace de la paroisse qu’il devient très influent sur la majorité de gens. Si le réseau s’avère être un système de relations inter-individuelles, la multiplicité de liens entre le pasteur et les croyants de la paroisse de l’EPM engendre ce qui a été identifié par Philippe Dennis comme : un « ensemble de liens personnels, tissus d’amitiés qui renforcent les conivences doctrinales et les solidarités »120.

Placés dans cette position de centralité, les rapports entre les notables et les membres de sa communauté origine un ensemble intégré. Cela renvoie à la perspective holiste d’E. Durkheim : ce rapport de l’individu au groupe ou de l’individu à l’individu s’avère comme un mécanisme de formation de l’opinion politique. Sur cette base, on s’est rendu compte d’une similitude des réactions et des attentes, par rapport aux changements déclenchés par l’AGP entre le Gouvernement et la RENAMO. D’après le pasteur, on « est fatigué de la souffrance causée par la guerre, la paix est une valeur souhaitable pour tous et on doit choisir ceux qui nous ont protégés du mal »121 ; suivant Artur MONDLANE, membre de la paroisse, « nous ne devons pas permettre que les bandits prennent le pouvoir »122 ; en accord avec Augusto SITOE, également de la même communauté, « on est satisfait que la guerre soit terminée mais je voudrais que les MATSANGAS (RENAMO) m’expliquent ce qu’ils ont fait avec le bétail qu’ils m’ont volé à Inhambane »123.

Les notions de « paix », « protection », « biens personnels » se présentent ici dans un rapport conflictuel avec celles de « MATSANGAS/RENAMO», « bandits », « vol ». Si les premières traduisent un lien d’identification au Frelimo/gouvernement, les dernières projettent à la fois un rejet et un rapport de conflictualité. On est là devant le phénomène de production de l’opinion politique. Il se doit certes à l’expérience vécue par chacun des individus mais aussi à l’effet de réseau, assis à la fois sur des liens avec le pôle central du système (l’influent dans la communauté) et des liens horizontaux (les semblables). L’unanimité de l’opinion, des attentes aussi bien que le rapport d’identification au Parti, considéré comme le « protecteur », nous renvoient au comportement d’une société mécanique (E. Durkheim). Des individus ou groupes sociaux, parce qu’ils participent des mêmes expériences et au même système d’échanges, donnent lieu à des registres d’appartenances suscitant des effets identitaires. Sous cet angle, le réseau se traduisant par des liens d’appartenance et des flux de savoirs locaux, s’avère un outil qui synchronise et établit un mode collectif de rapport au politique.

L’entreprise des Ports et Chemins de Fer (POCHEF) à Maputo, qui employait avant les élections de 1994 à peu près 18.155 travailleurs124, constitue un sous-espace aux trais particuliers. Cette entreprise s’avérait être une infrastructure à la base de leur reliement. Pour le Gouvernement et les dirigeants des nouvelles entreprises, soutenant le détachement de l’Etat de la gestion économique en faveur des entités privées, la restructuration devait maximiser les gains du POCHEF ; les leaders syndicaux, qui participaient à la fois au Conseil décisionnel des entreprises du POCHEF et des syndicats, se trouvaient dans une position délicate : d’une part, ils devaient mobiliser les travailleurs, dont les salaires étaient très bas, par rapport au coût de la vie125 ; d’autre part, les leaders des syndicats devaient créer un climat favorable aux relations de coopération entre les travailleurs et le patronat. En échange, les leaders syndicaux avaient accès à des biens matériels et symboliques, propres à leurs statuts sociaux.

La mise en place des réseaux de solidarité par les leaders syndicaux dans chaque section de l’entreprise126 a entraîné le phénomène d’entrecroisement des réseaux. En effet, dans le cadre des associations informelles nommées XITIQUE en langue locale, chaque travailleur contribuait avec 10.000,00 Mts par mois (3 FF. à peu près), pour améliorer les salaires des contribuables. La somme obtenue était divisée en pourcentages égaux et accordés, chaque mois, à vingt-cinq ouvriers jusqu’à la couverture de l’ensemble des membres de chaque section. Cette expérience rapprochait d’autant plus les leaders syndicaux et les travailleurs qu’ils donnaient naissance à des réseaux d’entraide et de solidarité. Si dans le cadre de la restructuration de l’entreprise certains travailleurs étaient licenciés, cela ne survenait sans une « juste » récompense ; en cas de maladies ou de décès d’un membre de l’une des sections, les leaders syndicaux et les collègues n’épargnaient pas les gestes de solidarité à l’égard de la famille du travailleur. Pour ce qui est des familles religieuses, le parrainage d’un baptême, d’un mariage religieux, était la source des liens affinitaires entre les leaders syndicaux et les ouvriers.

La plus grande partie des leaders syndicaux étaient des sympathisants ou des militants du Frelimo. Ces liens avec les travailleurs ont été mis en valeur comme des ressources non seulement pour favoriser la coopération entre ceux-ci et le patronat mais aussi pour influencer l’opinion politique. En effet, en dépit du conflit entre les ouvriers et le patronat, quelques mois avant les élections multipartites de 1994, la plupart des ouvriers interviewés s’avérait favorable au Frelimo.

Joao FAFTINE, électricien, a considéré l’AGP comme « une réalisation opportune pour nous, tous ; avec la démocratie, on va pouvoir choisir le parti qu’on veut. La crise que nous éprouvons dans l’entreprise a une relation avec l’action destructrice de la RENAMO pendant seize ans : des centaines de kilomètres de lignes ferroviaires ont été détruites ; un bon nombre de trains a connu le même sort. Le résultat : nos collègues sont aujourd’hui licenciés à cause de l’insuffisance de postes »127. Alberto MACHAVA, lui, fut catégorique et péremptoire : « la RENAMO …ce sont des bandits. Ils ne savent que tuer, voler et détruire des biens. Je suis l’un de ceux qui se sont échappés de leurs bases »128. Ce discours était similaire, tant du point de vue du contenu que de la représentation à celui véhiculé d’en haut, par le parti au pouvoir.

La position structurale du pasteur de la paroisse de l’EPM à Maxaquene, du prêtre de l’Eglise Anglicane, à Chamanculo, et celle des leaders syndicaux à l’entreprise POCHEF s’avèrent être un support illustratif de l’hypothèse animant cette étude. L’approche des faits sociaux en termes de déconcentration politique permet de saisir l’individu et son groupe d’appartenance, encadrés dans un système relationnel à dimension verticale et horizontale. L’opinion politique que chacun se fait du politique est certes indissociable de son expérience mais elle s’imprègne de sens, d’une rationalité, dans le cadre d’un réseau relationnel, dont la centralité retire des bénéfices. Les influents dans chacun de ces sous-espaces sont à même de devenir des acteurs grâce à leur aptitude à mobiliser et à gérer stratégiquement leurs réseaux relationnels.

Dans un contexte de compétition politique où le vote devient l’une des sources du pouvoir, la mise en réseau entre les Partis politiques et les influents de l’espace s’avère un atout important de la mobilisation politique. Poursuivie dans le dessein stratégique, comme le remarque Philippe Dujardin129, la mise en réseau relève de la transitivité, c’est-à-dire de liens entre des éléments de vocation distincte et/ou complémentaire ; la rationalité de celle-ci se définit par rapport à une cause, ce qui explique que la recherche de son accomplissement se fonde sur la gestion des adversités et des positions prises par les alliés, à un moment donné. La transitivité est donc un résultat du lien politique des membres de l’élite aux particularismes, celle-ci étant aux prises avec des exigences multiples, successifs ou simultanés. L’élite militante gère, à travers les « aires transactionnelles » ou les nœuds d’échanges, la prédisposition à la mobilisation et à la participation politique.

Cette hypothèse a également conduit des recherches sur la représentation sociale de la démocratie et les préférences politiques à Marromeu, au centre du Mozambique. Il y a lieu qu’on retienne tout d’abord le support matériel et humain de l’interactivité du social et du politique, dans cet espace. Le district de Marromeu a hérité d’une économie agro-industrielle. L’essor de celle-ci date du début du XX ème siècle, lorsque John Hornung (britannique) est devenu l’actionnaire majoritaire sur la Compagnie de Luabo, située à gauche du fleuve Zambèze. Il a dès lors engagé un processus d’hégémonie, moyennant des concessions avec bail des territoires sous contrôle de Paiva de Andrade et de la Compagnie du Mozambique. La Compagnie de Sena Sugar State résulta de la fusion de ces territoires en 1920 et elle avait comme l’une de ses sous-unité la Compagnie sucrière de Marromeu, sur la marge droite du Zambèze. Outre l’exploitation agro-industrielle, à titre de concessionnaire, J. Hornung devait administrer le territoire. A ce propos, Il avait à sa charge le prélèvement d’impôts, la fiscalisation, le monopole du commerce et le contrôle de la force du travail.

Cela exigeait la mise en place d’un appareil de contrôle, qui intégrait les systèmes de pouvoir traditionnel (chefs traditionnels et leurs auxiliaires) de Micadjo, Chupanga, Milba, Nhamittete, Gumbe, Bauáze, Nhangaze, au Nord du district ; Safrique, Daudo, Cuama, Chéuza, Cuama, au Sud. Les chefs traditionnels, comme à Manjacaze (v 1.3 et 2.2.3.2.), se trouvaient à l’époque coloniale dans une position de relayeurs et de nœuds d’échanges entre leurs communautés et les agents de l’Etat. Les patrimoines matériels et symboliques des familles dominantes dans ces sous-espaces s’avéraient comme des ressources légitimatrices des rapports de domination, ces sous-systèmes étant hiérarchiquement articulés au pouvoir colonial. Par ailleurs, la production agro-industrielle, qui n’a pas cessé d’augmenter jusqu’à l’indépendance130, explique que la région de Marromeu soit connectée à Beira par une voie ferrée ainsi que par une auto-route. A ce stade d’évolution, la Compagnie de Marromeu assurait, jusqu’en 1974, l’emploie à 16.000 travailleurs par an131.

Deux moments ont bouleversé ce système. Le premier débute avec l’indépendance. L’implantation du pouvoir du Frelimo s’est traduit par l’interdiction des chefs traditionnels, qui ont été remplacés par les fonctionnaires de l’Etat et les secrétaires des Groupes Dinamisateurs. Dans le cadre de la politique du développement rural définie par le Frelimo, les paysans ont dû abandonner des territoires hérités de leurs ancêtres, afin d’habiter dans les villages communaux. Processus accéléré depuis la crue qui a affecté la région de Marromeu en 1978, il entraîna la transformation de l’organisation de l’habitat et imposa une redistribution des espaces de production132.

Le déclenchement de la guerre dans la région (1982), signalant le deuxième moment, est venu s’inscrire dans un contexte de conflit entre le discours social et l’endoctrinement par le pouvoir : l’enjeu était d’implanter un nouveau modèle d’organisation sociale, assis sur les villages communaux et les formes collectives de production. Si au départ, certains se sont enthousiasmés par des promesses des agents de l’Etat à propos des villages communaux, d’autres, en revanche, s’y sont opposés du fait qu’il s’agissait d’un projet lourd de conséquences pour les paysans: abandon de terres héritées de leurs ancêtres, concentration d’innombrables familles dans des territoires convenant à l’Etat, l’insuffisance et les conflits autour de terres fertiles et pour le bétail, etc.

Des affrontements entre ces deux registres discursifs ont permis de rendre compte des modes de représentations du politique témoignant d’un rapport conflictuel. C. FROGE, chef traditionnel, se rapporte à ce conflit : nous avons dû laisser nos maisons, nos terres, nos fermes, nos cimetières, pour vivre dans les villages du Frelimo. Tous ces biens représentent le patrimoine que nous avons hérité de nos ancêtres et nous étions heureux avant133. La même interprétation nous vient d’A. Paulo, paysan de la chefferie Kundue :

‘Lorsque nous nous sommes installés dans des villages communaux, nous pensions que nous y aurions de bonnes conditions de vie, comme l’habitation, des écoles, des cantines, similaires à celles que la Sena Sugar a construites. Dans les campements du Sena Sugar le gens soufraient certes du fait qu’il était difficile de travailler dans les fermes à canne mais les travailleurs vivaient bien134 ’

Le contexte de relations sociales dans lequel se produisent ces témoignages se ressemble à celui qui a déjà fait l’objet de cette analyse, dans lequel l’individu se trouve sous contraintes d’un réseau relationnel à dimension horizontale et verticale. En effet, exprimée ici comme évaluation de la précarité du cadre de vie des villages communaux, l’opinion de l’individu est, d’abord, produite dans un réseau relationnel avec les semblables, ce qui donne lieu à une sous-identité, « nous ». Celle-ci est structurée par ceux qui partagent une communauté d’expérience, désenchantés par le fait que la politique de villagisation n’a pas satisfait leurs attentes, comme le vérifie A. Paulo :

‘Les secrétaires du quartier et les responsables des villages communaux qui habitaient dans la ville de Marromeu nous disaient fréquemment que nous pourrions améliorer notre cadre de vie dans les villages /…/. Ces responsables affirmaient que l’Etat allait accorder de l’aide multiforme à ceux qui acceptaient de s’installer dans les villages communaux : utensiles de travail, hôpitaux, magasins, eau potable, etc135.’

Cette désillusion s’étend dans un sous-univers social composé par des communautés paysannes du Nord de l’usine de Sena Sugar (Marromeu), affectant celles des chefferies suivantes : Mponda, Mangaze, Kundue, Nhamula, Thozo, Bauaze, et Nensa ; puis au Sud, la même expérience est partagée par les membres des communauté des chefferies Nhane et Chueza.

La désorganisation de l’ancien modèle de l’habitat et des espaces de production dans l’ensemble de ces sous-espaces, à l’instar du cas étudié par C. Geoffray à Erati (v. supra), amène les paysans déplacés dans des territoires des « autres » dans une situation de dépendance et de précarité matérielle :

‘La plus grande majorité de nous n’avait pas d’ustensiles de travail. Afin d’obtenir du terrain pour la ferme nous devions louer ou travailler d’abord comme un employé dans les fermes des propriétaires du territoire du village communal. De ce fait, nous aimerions retourner à nos territoires, où nous avions nos fermes136. ’

En second lieu, dans chacun de ces sous-espaces, les situations vécues par les semblables créent des réseaux relationnels. Légitimés par la mémoire, par les modes locaux de rapport aux autorités, ils placent les chefs traditionnels dans une position de centralité politique. En dépit de leur interdiction à l’époque du parti-Etat, le déphasage entre le discours officiel et le discours social est au principe de formations des identités, autour des influents de l’espace. Concrètement traduit dans le conflit entre le mode officiel de l’organisation de l’espace (villagisation) et la représentation historique du patrimoine familial (v. 1.3 et 2.1.3), le discours social s’avère, en accord avec D.-C. Martin137, comme un rapport à la culture et à l’identité. Pour ceux qui se trouvent dans la centralité des rapports sociaux, elles sont des ressources de mobilisation politique, parce que la proclamation de l’identité et les revendications qui y sont attachées font passer le réel au travers des prismes émotionnels :

‘C’est donc la réalité qui pousse les individus à agir en politique, mais une réalité vécue, c’est-à-dire traduite dans des codes affectifs liés à la formation de la personnalité et dotés au cours du processus de construction identitaire d’une orientation politique pertinente, dans une situation particulière. D’où la violence qui vient donner une réalité charnelle à l’enchaînement inéluctable de la vie et de la mort en perspective, enchaînement constitutif du pouvoir politique et autour duquel tournent les récits identitaires138.’

Processus normativement orienté et qui donne du sens aux réseaux relationnels de l’individu sur le plan horizontal et sur le plan vertical, la construction identitaire structure en chacun des matériaux qui permettront de poser la conception des rapports de l’intime/local à l’universel. Cette conception s’érige en grammaire de comportements, fondée sur les valeurs du bien et du mal, du sens de la vie et de la mort ; valeurs, sens, qui débouchent, par ailleurs, sur l’idée du rôle de l’individu dans le bien être et dans la perpétuation du groupe.

Sous cet angle, Il y aurait un rapport entre la précarité matérielle entraînée par les politiques du développement rural et la reconstruction du pouvoir des chefs traditionnels à Marromeu, même après leur interdiction. La RENAMO se serait aperçue de l’intérêt de l’immense capital social des chefs traditionnels, aux prises avec la gestion du patrimoine matériel et symbolique des communautés respectives. La crise qui s’est abattue sur les communautés paysannes était vue, selon la RENAMO et les leaders communautaires, comme une conséquence du projet socio-économique du Frelimo. La solution aux problèmes qui en découlaient, passait par la démobilisation du peuple à l’égard de la politique de villagisation ainsi que par la participation au combat pour le maintien de leur intégrité physique. Dès lors, les compromis entre les chefs traditionnels et la RENAMO, comme le montre G.G. FELIX, se sont rendus inéluctables : lorsque la RENAMO est arrivée ici, elle a cherché à me voir et m’a suggéré d’abandonner le village communal afin de reprendre, comme à l’époque coloniale, ma tâche de chef. De plus, ils m’on dit que la guerre visait à mettre fin aux villages communaux et à réhabiliter le pouvoir des chefs traditionnels139.

Dans le cadre de ces compromis, le capital social des chefs traditionnels s’est avéré être une ressource fondamentale pour l’implantation de la RENAMO, à Marromeu. Les chefs traditionnels assuraient un ensemble d’actions auxiliaires à l’hégémonie et à l’entreprise des actions de guérilla : mobilisation de jeunes pour qu’ils intègrent l’armée de la RENAMO, espionnage, encadrement de la population, ravitaillement, etc. :

‘Toutes les semaines les chefs traditionnels (mwenes, en ci-sena, langue locale) venaient ici pour demander et ramasser de la nourriture pour les combattants de la RENAMO. Des gens voulaient savoir pourquoi ils devaient « donner » de la nourriture aux militaires ? Les chefs répondaient qu’ils étaient nos frères, qui luttaient contre le Frelimo, les responsables des villages communaux et des fermes du peuple et qu’ils ont besoin de manger. Si nous ne leur assurons pas le ravitaillement, nous risquons de perdre la guerre et retourner aux villages communaux. Si cela arrive, le Frelimo va nous tuer140.’

Si ces donnés éclairent les causes de la conflictualité entre le système de représentations sociales du politique et le discours étatique de modernisation à Marromeu (partie du territoire de l’ethnie sena), elles sont également valables dans de nombreux espaces : c’est-à-dire, dans des communautés de l’ethnie a-lomwé ou dans des communautés lignagères é-makhuas, à Nampula ; dans les communautés ba-chopi (v. supra le cas de Manjacaze) ou dans des communautés de l’ethnie ndau, à Sofala. A l’aide de ces données, on souhaiterions montrer deux faits majeurs :

-d’abord, au moment des changements entraînés par l’AGP entre le Gouvernement et la RENAMO en 1992, l’espace social rural s’était déjà scindé en des aires d’appuyants/adhérents à l’une ou à l’autre des forces belligérantes. Ces dissensions entre des groupes identitaires se formaient autour d’intérêts locaux et de notables qui avaient accumulé d’autant plus de ressources qu’ils y étaient des entrepreneurs politiques. Le ralliement de ceux-ci à des Partis politiques à l’heure où le « vote » devient un dispensateur de pouvoir se présente comme une ressource de mobilisation politique. Les chefs de « famille » (notables) cherchent, d’après une source, à convaincre leurs dépendants à suivre une certaine option partisane ou religieuse : « Si je suis catholique, je chercherai à influencer ma famille à suivre le catholicisme. C’est ainsi dans la politique. Si j’appartiens au Frelimo ou à la RENAMO, je chercherai à rallier ma famille au Frelimo ou à la RENAMO »141.

Sous cet angle, on peut pas associer la représentation sociale de la démocratie dans ces espaces à celle qui a été entreprise par la théorie du public choice, qui considère la politique comme un marché, mu par des calculs rationnels d’électeurs et d’élus142. Dans les espaces entre la tradition et la modernité, la démocratie est encore impregnée d’une logique du clientélisme : il y est une pratique et une ressource reliant les habitants de chaque espace aux notables et ces derniers aux cercles des partis politiques. Le lien, on l’a déjà montré, n’est pas étranger au ‘désir’ et à la ‘passion’, analysés par M. Mauss dans la problématique du « don ». De ce fait, en plus de renvoyer à une instance symbolique, les liens peuvent également donner lieu à des réseaux sociaux dont l’entretien s’appuie sur un flux des biens matériels et symboliques.

Ensuite, le passage du mode de confrontation militaire à la confrontation en termes de discours politiques pour la persuasion des sympathisants et adhérents porte avec soi, dans le contexte entre la tradition et la modernité, ces liens entre espaces sociaux, notables et Partis politiques. Cherchant à accomplir des enjeux du pouvoir, on notera l’imbrication de l’opinion des notables avec l’opinion de leurs dépendants à la base de la prédisposition du vote, dans des zones rurales. A titre d’intermédiaires, il revient aux notables la tâche de « recevoir », d’abord, les discours électoraux pour, dans un deuxième temps, produire l’opinion de l’individu et du groupe, dans leurs espaces. Dans ce contexte, le fait qu’un parti politique remporte la victoire découlerait de son aptitude à entreprendre, moyennant le vote majoritaire des notables, l’assemblage des espaces sociaux.

Notes
1.

04 Cf. CROZIER, M. et FRIEDBERG, E. cités, Troisième partie, chap. IV, note n°86.

1.

05 Cf. REIS, carlos (Président de l’UNAMO) , cité, MAGODE, J.-LUNDIN, B., « Etnicidade e transição democrática », LUNDIN, Irae Baptista (Coordenação), art. cit., , p.179.

104 Syndicats filiés à l’Organisations des Travailleurs Mozambicains :

-SINTIAB : Syndicat National des Travailleurs de l’Industrie Alimentaire et de Boissons.

SINPOCAF : Syndicat Nacional des Ports et Chemins de Fer

SINECOSSE : Syndicat Nacional des Employés du Commerce, de l’Assurance et Services

SINTIME : Syndicat Nacional des Travailleurs de l’Industrie Métallurgique, Mécanique et Energie

SINTIQUIGRA : Syndicat National des Travalleurs de l’Industrie Chimique, caoutchouc et graphique

SINPOC : Syndicat National des Employés d’Estivage et d’Offices Correlés, Cf. Fundação Friedrich-Ebert Stiftung, Movimento Sindical em Moçambique : Evolução e Perspectivas, Maputo, FFE, 1997, 119p. 14.

1.

06 Syndicats filiés à l’Organisations des Travailleurs Mozambicains :

-SINTIAB : Syndicat National des Travailleurs de l’Industrie Alimentaire et de Boissons.

SINPOCAF : Syndicat Nacional des Ports et Chemins de Fer

SINECOSSE : Syndicat Nacional des Employés du Commerce, de l’Assurance et Services

SINTIME : Syndicat Nacional des Travailleurs de l’Industrie Métallurgique, Mécanique et Energie

SINTIQUIGRA : Syndicat National des Travalleurs de l’Industrie Chimique, caoutchouc et graphique

SINPOC : Syndicat National des Employés d’Estivage et d’Offices Correlés, Cf. Fundação Friedrich-Ebert Stiftung, Movimento Sindical em Moçambique : Evolução e Perspectivas, Maputo, FFE, 1997, 119p. 14.

1.

07 Syndicats filiés à l’Organisations des Travailleurs Mozambicains :

-SINTIAB : Syndicat National des Travailleurs de l’Industrie Alimentaire et de Boissons.

SINPOCAF : Syndicat Nacional des Ports et Chemins de Fer

SINECOSSE : Syndicat Nacional des Employés du Commerce, de l’Assurance et Services

SINTIME : Syndicat Nacional des Travailleurs de l’Industrie Métallurgique, Mécanique et Energie

SINTIQUIGRA : Syndicat National des Travalleurs de l’Industrie Chimique, caoutchouc et graphique

SINPOC : Syndicat National des Employés d’Estivage et d’Offices Correlés, Cf. Fundação Friedrich-Ebert Stiftung, Movimento Sindical em Moçambique : Evolução e Perspectivas, Maputo, FFE, 1997, 119p. 14.

1.

08 Voir l’annexe n° 5 : La ville de Lourenço Marques

1.

09 Un district du centre du Mozambique. Voir l’annexe n° 10, Zones d’enquêtes : La circonscription des Muchopes ; le district de Marromeu.

1.

10 Cf. DIAS, Maximo, secrétaire-général du MONAMO-PSD, interviewé le 23 août 1994, à Maputo.

1.

11 Voir « Alguns dados biográficos do Dr. Domingos António Mascarenhas Arouca », Brado Africano, 12 de Novembro de 1961, p. 1.

1.

12 Association Africaine

1.

13 Cf. AROUCA, Domingos (Président du FUMO-PCD), interviewé le 30 septembre 1994, à Maputo.

1.

14 Voir le chap. 4, note 71

1.

15 Cf. RIPUA, Weia, (Président) du PADEMO, interviewé le 7 octobre 1994, à Maputo.

1.

16 Voir des photos infra.

1.

17 Cf. MOLUNGO, F., interviewée le 10 octobre 1994

1.

15 Idem.

1.

18 Idem .

1.

19 A Maputo, au-delà des grands marchés établis de longue date, comme le marché central dans la ville basse et le premier marché périphérique de Xipanine, qui datent tous deux du début du siècle, on comptait en 1992 quelques quarante-six petits marchés de quartier, légalisés ou en voie de régularisation. Dans la capitale, les petits marchés de création récente et éparpillés à travers la ville (l’on n’en trouve moins de vingt et un desservant les districts périphériques les plus éloignés), sont connus sous le nom de dumba-negues –qui signifie en changane : « Sauve-qui-peut ». Malgré leur installation mal tolérée et les aléas de leurs activités, leur nombre s’est considérablement multiplié à travers la capitale où ils offrent à présent tous les produits importés que l’on peut désirer. Dans l’ensemble, ils n’occupent pas moins de 22.000 personnes. Cf.LACHARTRE, Brigitte, Enjeux urbains au Mozambique : De Lorenço Marques à Maputo, Paris, Karthala, 2000, 319p, p. 187-188.

1.

20 Cf. DENNIS, Philippe, cité, DUJARDIN, Philippe, « Processus et problèmes de la mise en réseau : débat, problèmes, propositions », DUJARDIN, Philippe (Textes réunis par ), du groupe au réseau : réseaux religieux, politiques, professionnels, …op. cit., pp. 9-10

1.

21 Cf. CHONGO, A. (le pasteur), cit., interviewée le 10 octobre 1994

1.

22 Cf. MONDLANE , Artur, interviewé le 15 octobre 1994.

1.

23 Cf. SITOE, Augusto, interviewé le 16 octobre 1994

1.

24 Cf. Fundação Friedrich-Ebert Stiftung, op. Cit., p. 46.

1.

25 Le salaire minimum était en 1994 de 117.500, 00 Mts/mois ( l’équivalent à 107 francs/mois). Rappelons-nous que, dans le contexte du PRÉ, la oscilation constante des prix entraînait sans cesse des conflits entre le patronat et les travailleurs. Idem.

1.

26 Il y on avait plusieurs sections dans le POCHEF : éléctricité, mécanique, stockage de marchandises, estivage, transports, etc.

1.

27 Cf. FAFTINE, João, (ouvrier), l’un des participants à l’interviewe collective tenu le 18 Octobre 1994.

1.

28 Cf. MACHAVA, Alberto, idem.

1.

29 DUJARDIN, Philippe, « Processus et problèmes de la mise en réseau : débat, problèmes, propositions », DUJARDIN, Philippe (Textes réunis par ), du groupe au réseau : réseaux religieux, politiques, professionnels, …op. cit., pp. 17-20.

1.

30 Production sucrière à Marromeu : de 1906 à 1916 » : 8000 tonnes par an ; 1917 : 12000 t ; de 1926 à 1954 : 50.000 t/an ; de 1964 à 1975 : 64.000 t/an. Cf. ALCANTARA, (Sociedade de Empreendimentos Açucareiros S.A.). Marromeu and Luabo Estates. Mozambique, London 1994,420p, p. 320.

1.

31 Cf. MONTEIRO, G. A., Sena Sugar State, Lisboa, 1955, 177p, p. 65.

1.

32 Voir à ce propos ARAUJO, Manuel, O Sistema das Aldeias Comunais em Moçambique : Transformações na organisação do Espaço Residencial, (Tese de doutoramento), Lisboa, Universidade de Lisboa, 530p, pp. 128-155.

1.

33 Cf. FROGE, C., (Chef traditionnel), interviewé le 19 octobre 1995 ; Relatório das Actividades Desenvolvidas pela Comissao Distrital de Aldeias Comunais, Maputo : Comissão Nacional de Aldeias Comunais, 1978 ; Relatório das Aldeias das Provincias de Sofala e Manica, Maputo : Comissao Nacional de Aldeias Comunais, 1978

1.

34 Cf PAULO, A., (paysan), interviewé le 16.10.95 à Chupanga (Marromeu)

1.

35Idem.

1.

36 Cf.TOMO, C., (fonctionnaire), interviewé à Lacerdonia (Marromeu), 22.2.96

1.

37 Voir MARTIN, D.-C., « Des identités en politique », in RFSP, vol.42, n°4, août 1992, pp. 582-589.

1.

38 Cf. Ibidem. , pp. 589-590.

1.

39 Cf. FELIX, G. G., (Chef traditionnel), interviewé le 22.2.96, à Chupanga (Marromeu).

1.

40 Cf. BRUNO, G., (Paysans), Interviewé le 18.10.95 (Marromeu).

1.

41 Cf. FROGE, C. (chef traditionnel), interviewé, le 19.10.95 (Marromeu)

1.

42 Les théoriciens du Public Choice s’intéressent aux différents domaines de la vie politique, dans lesquels la rationalité maximisatrice [de gains] individuels conduit à des effets pervers, comme le système électoral (G. Tullock) ou la bureaucratie (A. Downs, W. Niskanen). Le postulat fondamental de la théorie est que les bureaucrates, comme tous les autres agents de la de la société, sont significativement motivés par leurs intérêts (des facteurs non égoïstes peuvent agir secondairement). De manière spécifique la théorie repose sur trois hypothèses centrales :

-Les bureaucrates (et tous les autres agents sociaux) cherchent à atteindre leurs objectifs avec rationalité. En d’autres termes, ils agissent de la manière la plus efficace possible dans la limite de leurs possibilités et compte tenu des coûts de l’information. Ainsi, tous les agents dans notre théorie sont les maximisateurs d’utilité. En temps pratique, cela implique que, toutes les fois que le coût nécessaire pour atteindre un moindre un but donné croît en termes de temps, d’effort, ou d’argent, ils cherchent à atteindre un moindre objectif, toutes choses égales par ailleurs. A l’inverse, toutes les fois que le coût diminue, ils cherchent à avoir plus encore.

-Les bureaucrates, en général, ont un ensemble complexe de buts qui incluent pouvoir, revenu, prestige, sécurité, commodité, loyauté (à une idée, une institution ou à la Nation), fierté pour le travail bien fait, et désir de servir l’intérêt public.

-Les fonctions sociales dans chaque organisation sont fortement influencées par la structure et le comportement internes et vice-versa.

A l’encontre de l’approche traditionnel du comportement humain en termes de l’intérêt général, J. Buchanan et G. Tullock (L’Ecole du Public Choice), relèvent qu’il il faut tenir compte des comportements individuels des électeurs et des élus.

-Les premiers choisissent les candidats pour lesquels ils votent en maximisant l’utilité qu’ils pourront retirer de l’application des différents programmes.

-Les seconds cherchent à maximiser le nombre de voix qu’ils peuvent obtenir et, pour cela, adoptent des programmes susceptibles d’attirer un maximum d’électeurs. C’est d’autant plus vrai quand on s’approche des élections. Le parti au pouvoir multiplie alors les mesures lui permettant de se maintenir en place en attirant à lui une majorité d’électeurs. Car il va de soi que l’homme politique cherche d’abord à conserver sa situation, et à voir son mandat. Voir DELAS, Jean-Pierre-MILLY, Bruno, Histoire des pensées sociologiques….op. cit., pp. 263-264.