Conclusions

La sociologie classique associe le pouvoir sous sa forme parachevée à l’Etat, entendu comme « un groupe de domination de caractère institutionnel, qui cherche (avec succès) à monopoliser, dans les limites d’un territoire, la violence physique légitime comme moyen de domination et qui dans ce but, a réuni dans les mains des dirigeants les moyens matériels de gestion » (M. Weber). L’interprétation utilitariste de la pensée compréhensive des faits sociaux n’a néanmoins pas empêché d’appréhender les faits politiques dans leurs environnements. Par la suite, le système de pouvoir a été analysé dans ses variables historiques et situationnels au Mozambique, et cela à deux égards : d’abord pour faire la lumière sur les effets des fondements historiques de son organisation (la domination coloniale) ; ensuite, pour éclairer les produits de l’interactivité du social et du politique, sans nier la rationalité (limitée) de l’ensemble des intervenants dans ce champ.

La problématique traitée par cette étude a donc été soulevée pour essayer de mettre au clair l’interactivité du social et du politique, tout en exploitant les stratégies régulatrices du pouvoir, dans un environnement toujours changeant. Le souci de comprendre les rapports entre le pouvoir et cet environnement est au principe de l’effort de comprendre sa structuration depuis l’époque coloniale. L’assemblage des territoires et des espaces sociaux étant à la base du système colonial, la société coloniale elle-même ne pouvait qu’être un construit basé sur une assise sociale hétérogène. Outre la mise en place par le pouvoir politique de la société globale, comme un espace physique (territoire), espace d’échanges et de représentations, des groupements attachés à des espaces ethniques et communautaires y restent toujours actifs. Dans cet univers social, où existent déjà des communautés précédentes et des liens communautaires, dans un rapport paradoxalement coopératif et conflictuel avec le système politique, le pouvoir engendre donc une communauté nouvelle – la société coloniale. Le pouvoir utilise des pièces et des morceaux hérités du passé, il retisse comme il peut et tisse des liens communautaires. Le territoire qui résulte de cette emprise est un ravaudage ou un bricolage, réutilisant à des fins nouvelles des morceaux de charpente anciens. Inversement, parce que ce bricolage est difficile, parce que les anciens liens ont une inertie et gênent la formation d’un nouveau tissu, une nouvelle solidarité peut paradoxalement trouver nourriture dans des facteurs de division pour briser les communautés passées.

La prise en compte de la diversité des modes de représentation du territoire dans cet espace issu de l’assemblage, le Mozambique, a permis d’identifier que le pouvoir politique se réclame toujours d’une position de centralité, dans le système en place. Cette rationalité a à voir avec le fondement socialement diversifié et fédérateur des systèmes de pouvoir, entendus comme des organisations. L’espace objet étant multiethnique et multicommunautaire, on s’est heurté aux limites de la pensée institutionnaliste pour expliquer les rapports à la fois coopératifs et conflictuels à la base du fonctionnement du système politique.

Dans un contexte entre la tradition et la modernité, où le territoire, les cultures et les identités se présentent encore actifs dans l’agencement du politique, des formes localisées du pouvoir (chefferies, communautés religieuses ou ethniques) coexistent avec le pouvoir politique. Tous les deux étant engagés dans des échanges systémiques, il revient au premier le pouvoir [spirituel] de former les manières de penser des semblables, de proclamer et de faire respecter les normes du bien et du mal, tandis qu’au seconde incombe la tâche de régulation politique. Car le pouvoir fait l’objet de concurrence entre les modes d’allégeance institutionnalisées et non-institutionnalisées. Les pouvoirs spirituels « organisés », l’Eglise, l’école, les chefferies et les familles traditionnelles, dans leur qualité d’unités économiques, politiques et religieuses, entretiennent des rapports conflictuels ou de coopération avec le politique. La société forme toutefois une totalité, malgré la pluralité des structures – économiques, sociale, religieuse – qui s’y combinent. Par l’action du politique, leurs membres vivent ensemble, en dépit des conflits qui les opposent. Cela permet que les décisions y soient prises et coordonnées et qu’elles engagent des sous-ensembles humains qui structurent la société globale.

Prise en compte la dimension interactive et conflictuelle du système politique, cette recherche a d’abord mis l’accent sur l’ensemble des ressources permettant les rapports de collaboration et/ou de conflit, malgré la multiplicité de liens et d’appartenances des individus/groupes sociaux ; en second lieu, on s’est efforcé de montrer comment le pouvoir politique réussit à se construire la capacité de structurer des comportements en sa faveur.

Combinant l’approche des faits sociaux en termes des réseaux et de déconcentration politique, l’étude s’est avérée doublement intéressante. Premièrement, l’emprise du pouvoir dans le système social tient à des réseaux relationnels comme l’une des ressources de l’action. La politique ne se traduit que par la prise des décisions car sa mise en œuvre s’avère une entreprise à dimension toujours relationnelle. Dans le contexte entre la tradition et la modernité, où la nationalisation de l’espace politique se heurte aux spécificités des structures de chaque espace, la politique fait intervenir simultanément des représentations locales de territoires mais aussi des agents de l’Etat. C’est à titre de relayeur d’espaces et des groupements sociaux que le politique parvient à accomplir ses rationalités. L’analyse des réseaux sociaux a permis, d’abord, de montrer que des échanges inégaux sont au principe du reliement entre le pouvoir politique et les influents de la diversité d’espaces sociaux. De même, on a pu éclairer les relations sociales légitimant leur accès à des positions de centralité dans des espaces respectifs ; ensuite, on a remarqué que le caractére assymétrique de l’échange est à la fois à la base du consentement de la domination et de la politisation des rapports sociaux.

En second lieu, l’avènement d’un cadre des rapports sociaux conduisant au consentement de la domination par les assujettis, ou à la politisation des rapports sociaux, dans le contexte de la diversité d’espace, ne peut être appréhendé qu’à la lumière de la déconcentration politique. L’imbrication du social, du politique et, (dans certains cas), du religieux, explique la construction sociale de la figure du notable. Dans de différents espaces sociaux, il lui revient la tâche de leader de mobilisation. C’est par référence aux caractéristiques conjoncturelles de la situation, aux effets de l’interaction, à leur identification aux valeurs et aux normes du groupe de l’espace, que les notables doivent leur audience et leur succès.

La thèse qu’on soutient peut ainsi s’énoncer : du fait de la position d’autonomie/centralité des notables dans les systèmes de rapports sociaux, de leur compétence à mobiliser des relations sociales, le représentant de la chefferie, le chef d’une communauté, le représentant d’un syndicat, les chefs de familles les plus influents dans l’espace ethnique, tiendront un rôle à jouer dans le rapport entre l’ordre politique et des ordres sociaux. Le premier s’intéressera au capital relationnel, à sa capacité de communication politique et de mobilisation des membres de leurs espaces, pour l’accomplissement de buts politiques ; les représentants des derniers trouveront en cette ouverture un espace d’échanges variés, pouvant s’inspirer d’idéaux patrimoniaux ou concerner des enjeux touchant la société globale. Ces rapports d’interdépendance seront à la racine d’un système coalitif et clientéliste. Dans le cas de représentation négative de ce système d’échanges, ils entraîneront en revanche des rapports conflictuels dans le domaine de la mise en œuvre de la politique.

Sous cet angle, la déconcentration politique n’est donc pas antithétique à la société globale. Elle fournit au politique des atouts de communication politique au moyen d’acteurs qui, ancrés dans des micro-espaces sociaux, sont socialement habilités à se référer à des symboles mobilisateurs. Le pouvoir n’est pas toujours le synonyme de la contrainte. Ses entreprises survenant dans le cadre de rapports humains, elles font toujours l’objet de l’interrogation sociale et de la communication. Dans le contexte d’un espace social, la déconcentration politique ne peut que contribuer au décryptage des comportements sociaux et à la construction des compromis politiques. D’ailleurs, les construits politiques ne sont légitimables qu’à travers les schèmes justificatifs et évaluatifs des acteurs sociaux. Celles-ci s’inscrivent dans le système des règles sociales, dans les modes d’auto-représentation et de représentation du politique.

Deux espaces sociaux ont fait l’objet d’une analyse illustrative des hypothèses de la racherche entreprise : la circonscription de Manjacaze et la ville de Lourenço Marques, au Sud du Mozambique.

Pour ce qui est de la circonscription de Manjacaze (à l’époque coloniale), il y lieu de rappeler qu’il s’agit d’un espace rural et domaine territorial de l’ethnie Ba-chope. La mémoire sociale et le concept de communauté – au sens d’acteur politique - s’avérent ici comme des facteurs générateurs d’un discours structurant l’ordre (social) local. Ce dernier légitime l’accès inégalitaire par des familles au patrimoine (matériel et symbolique), traduit par des morceaux des territoires et par l’ensemble de valeurs façonnant les rapports de l’individu au groupe. Les patrimoines (territoires et activités annexes) des familles portent des noms respectifs, référence qui affiche simultanément le statut individuel/familial et leur appartenance à l’espace. La parenté et les alliances y constituent donc les registres majeurs par lesquels s’organise la vie sociale. Espace plaçant dans un contexte d’interdépendance semblables et dissemblables, la position des hommes « importants » (les notables) dépend du travail relationnel dans deux dimensions : en premier lieu, du nombre des personnes qui se trouvent sous leur dépendance, qui résulte de la capacité de chacun des chefs de familles de construire des alliances, de multiplier les échanges favorables, d’intervenir dans des rituels de grande extension ; deuxièmement, de la mise en valeur de la position de centralité dans le système de rapports sociaux de l’espace comme ressource légitimant la prise en charge de la représentation de la communauté. L’accès à l’instance de représentativité y devient le synonyme tant de la prise en charge de la mobilisation sociale pour l’accomplissement des buts collectifs que des échanges entre la communauté avec des agents externes.

C’est dans la logique de l’efficacité de la communication politique et dans sa tâche de relayeur d’espaces sociaux que le Gouvernement colonial a dû encadrer les chefs traditionnels, moyennant une stratégie clientéliste, dans le système de l’Administration. Cette pratique s’inscrivait dans le cadre de la déconcentration politique et, dans ce cas, elle n’était point dépourvue de logique, par rapport à la stratégie de « créer l’Etat ». Sous cette même rationalité, au tournant des années 50, le Gouvernement colonial donna un visage « démocratique » à l’accès des chefs traditionnels au pouvoir, dans la visée de former une coalition à l’encontre du Mouvement anticolonial. La vie politique était animée non pas par des Partis politiques, mais par des notables en tant que relayeurs des relayeurs des vieux et de leurs réseaux relationnels. Ces notables faisaient valoir leurs ressources symboliques et leurs réseaux relationnels comme des atouts électoraux. L’accès d’un notable « coopératif » au système local du pouvoir était pris comme la reconstitution du système de l’Etat.

La ville de Lourenço Marques fut également l’objet de cette étude, dans le dessein d’en faire l’illustration (v.1.2.2). Tout en se référant à l’époque coloniale, le cadre matériel de la ville se présente divisé en deux sous-espaces, l’espace du ciment et du béton et l’espace des bidonvilles. L’espace du ciment et du béton étant l’infrastructure de la communauté dominante, il est aussi l’espace de l’affirmation de symboles qui le définissent comme un milieu d’appartenance : quartiers modernes, religion catholique, langue de la métropole, entreprises. Espace hiérarchiquement structuré, les individus et les groupes sociaux se voient dans des réseaux relationnels à dimension verticale (les pouvoir des dissemblables) et horizontale (amis, voisins, co-religionnaires, etc.). C’est dans ce cadre des rapports sociaux qu’on assiste à la construction des notables, à qui revient à la fois le pouvoir économique, social et politique. De plus, ils y jouissent de la reconnaissance de leurs pairs, de la déférence des milieux sociaux. Ce territoire se présente comme un espace en réseau, qui créent entre les acteurs des liens réciproques d’interdépendance ou d’association d’intérêts. Lieu d’association de partenaires, de structuration de solidarités vécues, les logiques mouvant cet espace ne peuvent être saisies que par rapport à l’ensemble de valeurs rendant cette communauté une communauté d’interprétation et d’audience.

Soucieux de sauvegarder un régime corporatiste, O. SALAZAR a identifié dans les notables de cet espace (et d’autres) des alliés importants pour se placer dans une position avantagée dans les jeux du pouvoir. La mise en place des élections municipales et l’accord du droit de « citoyenneté » aux Noirs intégrés dans le système social des dominants s’inscrivaient dans cette logique.

A l’opposé, mais formant un système avec l’espace du béton, on trouvait l’espace des bidonvilles. Multiethnique et multicommunautaire, le statut social des colonisés a donné naissance à une collectivité à partir du multiple, entreprise auxquelles des notables attachés à des Eglises, à des Associations civiques ont fort contribué. La capacité des notables à mobiliser et à gérer des relations était au principe de leur capacité de « faire entrer » des exigences dans le système politique, ce qui donnait lieu à des négociations en vue de l’harmonisation d’intérêts entre pouvoir politique et la société.

À l’avènement des Etats indépendants en Afrique, l’attachement du régime d’O. SALAZAR à la doctrine du lusotropicalisme et la résistance à accorder aux Africains le droit à la citoyenneté, sont à la base de l’idéal identitaire et de l’entreprise de la lutte anticoliale. Le FRELIMO apparaît comme une coalition fragilisée. Non pas à cause des divergences d’ordre idéologique mais par des contradictions autour du contrôle de l’appareil du mouvement. Bien qu’ils aient accepté d’intégrer le Frelimo, les chefs des anciens groupements politiques mobilisaient leurs réseaux relationnels comme des ressources d’investissement de l’espace politique. Ces actions mobilisatrices n’ont débouché que sur la reconstitution des anciens groupements politiques. De plus, les appartenances ethniques et les trajectoires biographiques étaient à la base de leur reconstitution. Leur action n’a pas imposé de changement important dans les jeux de pouvoir opposant la coalition dominants/ dominés reliés par l’infrastructure institutionnel (l’Etat) vis-à-vis du Mouvement anti-colonial, au Mozambique.

À E. MONDLANE est revenue la tâche de solidifier le FRELIMO, en tant qu’organisation se battant pour le pouvoir, doté d’une centralité politique, coordinatrice de l’action collective. Mû par le projet de « créer l’Etat » mozambicain, la compétence de relier des groupements attachés à des espaces ethniques et communautaires multiples s’est également basée sur une multiplicité de ressources. Animateur de la lutte pour les droits civiques à Lourenço Marques au cours des années 50, protestant, sociologue, diplomate, enseignant, chargé de recherches à l’ONU, ses réseaux relationnels se sont placés au cœur de deux réalisations fondamentales : la construction d’un leadership fidèle au projet de « créer l’Etat » mozambicain et la mobilisation des aides externes pour la construction d’une infrastructure reliant individus et sous-ensembles humains, au profit du projet anticolonial.

Ces entreprises ne pouvaient qu’être accomplies simultanément. Un leadership se construit en même temps que le(s) groupe(s) qui lui sont soumis consentent à collaborer au bien du projet commun. La mise en place d’une force de guérilleros et le déclenchement de la guerre en 1964, l’organisation d’un service d’administration, d’éducation, de santé et d’autres, ce sont des moyens à la base de la construction d’un système alternatif au système colonial. La capacité de mobilisation et d’allocation de ressources montrée par E. MONDLANE a en même crée sa compétence de construction de liens à des espaces (sociaux) multiples, du point de vue ethnique. A cet effet, l’inclusion des influents de ces espaces a rendu réel l’imbrication entre la politique et la mobilisation sociale, grâce aux profits symboliques des réalisations du Frelimo.

A l’arrivée de la crise de 1968, le Frelimo était en train de devenir un système (politique) d’interactions à plusieurs niveaux, à l’intérieur du système colonial. Les défis auxquels l’organisation anticoloniale se heurtait, pouvaient s’affirmer dans n’importe quelle organisation à plusieurs niveaux : d’abord, parce que les joueurs du niveau inférieur étant beaucoup plus nombreaux, personne ne pouvait maîtriser véritablement le déroulement des situations qui s’y construisaient ; ensuite, parce que les rivaux du niveau supérieur prennaient également des initiatives dont les effets sur le niveau inférieur était affectés d’incertitude ; enfin, parce que les repércussions en retour, sur le niveau supérieur, du déroulement de la partie au niveau inférieur était largement imprévisibles.

L’avènement des incertitudes dues à la dimension à multiniveau du Frelimo était d’autant plus inéluctable qu’il ne pouvait que comporter la compétition sur le plan décisionnel. La compétition en matière de la formulation des décisions politiques, qu’elle se manifeste derrière le masque de l’unanimité au sommet, est toujours présente dans les organisations. Elle se définit sous la base des rapports de pouvoir entre groups compétitifs. Par ailleurs, étant structuré par des individus et des groupes qui possédaient de diverses trajectoires biographiques, les acteurs du Frelimo ne pouvaient éluder le recours à leurs répertoires culturels, pour y puiser des éléments d’argumentation et de justification de leurs positions, dans les débats du moment.

C’est alors que se sont imposés les débats consacrés aux persistances et aux discontinuités sociales, à la reproduction des rapports sociaux et à la production de nouveaux rapports sociaux. Ce phénomène est survenu dans un contexte où la guerre fit surgir un groupe d’officiers, formé autour de S. MACHEL et quelques intellectuels d’inspiration marxiste, dont l’opinion était incontournable pour le fonctionnement de l’organisation. Le deuxième congrès (1968) n’a fait que légitimer, pour des raisons stratégiques, l’attachement du Frelimo au marxisme. Cela a solidifié ses relations avec des Etats et des organisations suivant la même orientation, dans le contexte de la bipolarité internationale.

Tous les processus sociaux s’avèrent être des processus de production des élites. L’élite mozambicaine est issue de la guerre anticoloniale et elle apparaît autour d’un chef, reliant camarades partageant un itinéraire commun. L’appartenance au Parti, la participation à l’épopée de la guerre anti-coloniale, apportent des ressources symboliques, qui renvoient à la communauté de la trajectoire biographique. Cette expérience étant commune à ceux qui sont placés dans des positions de centralité du système, elle a été vue comme l’illustration de « dévouement politique » au projet partisan. Ce rapport a été également considéré une source de « confiance personnelle » du chef, ressource mobilisable pour l’accès au cercle de « dirigeants supérieurs », qui sont vus comme les agents du pouvoir de l’Etat. Ainsi, s’opéra l’imbrication du corps de l’Etat et du corps du Parti, autour du chef, qui déboucha sur un réseau politique monolithique. Le régime du parti-Etat, dont la légitimation s’est de même appuyée par la tenue des élections monopartisanes, fut le cadre de son élargissement. Car ce même Etat a offert l’infrastructure pour la mise en place d’un système de rôles qui, reliant responsables, camarades et clients, se sont avérés comme une ressource pour l’organisation de l’action collective.

On n’est pas, dans ce cas, devant le model de l’Etat rationnel-legal et bureaucratique de M. Weber ni de l’Etat (moderne) arbitre, comme le soutiennent les théories libérales. Suivant le raisonnement de J.F. Bayart, dans ce cadre de rapports sociaux « les petits et les puissants se présentent reliés par des intérêts d’échange et que l’apport des premiers n’est pas en contradiction avec celui des premiers »207. La pensée de l’auteur de L’Etat en Afriqre a certes sa pertinence pour faire la lumière sur le rapport du pouvoir à la société, quant aux stratégies de sa légitimation, dans de différentes espaces culturels. Attaché à une représentation égalitariste du pouvoir, J.F. Bayart ne parvient cepandant pas à éclairer ce qui constitue le support de l’accomplissement des rationalités du pouvoir aussi bien des ressources de sa centralité politique. Si l’on s’en tient aux apports théoriques de ce chercheur, on risque de rester dépourvu de ressources intellectuels pour appréhender la notion d’Etat ainsi que des raisons de sa persitence dans la durée. L’interprétation de J.F. Médard208 et de P. Birnbaum209, nous suggèrent que ce modèle de rapports sociaux s’inscrive dans ce qu’ils qualifient comme Etat néo-patrimonial et clientéliste. En effet, le parti-Etat au Mozambique s’est imposé comme l’agent de l’organisation économique et le pourvoyeur de services. La désorganisation de la société civile s’est présentée, dans le contexte de la transition qui a suivi la lutte anticoloniale, comme un présupposé de l’accès au support matériel de l’Etat. Le parti-Etat, les gouvernants, se sont donc placés dans une situation de contrôleurs des ressources d’action – les biens économiques, l’information et l’autorité. Ainsi, se trouvaient-ils en état de faire le rôle d’emprunteurs des ressources, tandis que les gouvernés, les « bénéficiaires de la conquête du peuple » étaient les débiteurs.

Pour le cas mozambicain, si cette monopolisation des ressources fut le corollaire de la guerre révolutionnaire et la condition de « la création de l’Etat », elle a été aussi à l’origine de la croyance à la construction d’une nation-Etat. Inspirée du point de vue doctrinale au jacobinisme, on programmait la « mort des tribus pour donner naissance à la nation », centralisé, uniformisateur et contraire à la diversité culturelle formant la société globale.

Le contexte du conflit opposant l’Apartheid et de nouveaux Etats en Afrique australe a eu des liens entre ce projet et l’ensemble des processus de régulation politique, adoptés par l’Etat (clientéliste) mozambicain. Du fait que cette régulation s’est fondée sur un Parti unique, destiné à créer une classe dirigeante neuve et à former les chefs politiques aptes à organiser le pays, elle créa un contexte social qui rappelle une certaine professionnalisation politique. C’est-à-dire l’Etat donna naissance à un chef et à un groupe social qui, du fait de la nature porteuse de la représentativité politique, essaiera de vivre que de la politique ou de la conversion de ses revenus en d’autres types des biens. Les rapports clientélistes à la base de l’avènement de cette élite n’était que l’une des ressources participant à la régulation du pouvoir car, comme le remarque J.-F. Médard, « contrairement à ce qui apparaît chez certains, l’échange entre les inégaux n’est pas synonyme d’échange inégal ou d’exploitation. S’il y a échange inégal dans la relation de clientèle, c’est au profit du client et non du patron. /…/ l’échange est inégal au profit du client et c’est justement là la source de sa dépendance»110. Sous cet angle, patrons et clients se sont engagés dans un système d’action à plusieurs, dont la rationalité est le pouvoir et sa régulation politique.

La tendance à cette professionnalisation et les rationalités autour du pouvoir expliquent la recherche des processus variés de régulation politique, selon l’environnement du système politique. Pour ce qui est du Mozambique, les négociations entre le Frelimo et la RENAMO (1990-1992) et la construction de compromis permettant la transition de la guerre à la paix se sont inscrites dans la logique de la recherche d’un nouveau système de régulation du pouvoir. Le Frelimo, en tant que le contrôleur des appareils de l’Etat, a bien accueilli la pensée néo-libérale pour entreprendre des reformes de l’Etat ; la RENAMO, qui menait des actions déstabilisatrices dans huit des onze provinces, a en revanche accepté son intégration dans l’Etat : l’Apartheid étant mis en terme, c’était le choix lui assurant la survie en tant qu’organisation oligarchique. Le passage du régime à Parti unique, - disqualifiée du point de vue internationale à la suite de l’éclatement de l’ex-URSS, - au système des partis n’est venu que pour recréer un nouveau contexte de légitimation du pouvoir.

Sous ce rapport, comme on l’a remarqué à l’introduction, les systèmes étatiques post-coloniaux, qui ne sont pas ni traditionnels ni modernes, sont des objets structurés et finalisés dans un environnement spécifique, où ils sont évolutifs. Le champ politique est différemment investit par les acteurs de la politique, qui n’est point exempt de rapports de rivalité, transactions et de compromis, dans un cadre de contraintes, historiquement et socialement déterminées.

La pratique politique doit donc être vue comme un rapport des sociétés africaines à leur temporalité, pensable et identifiable entre la tradition et la modernité. A ce propos, l’ouverture des anciens régimes autoritaires à la démocratie en Afrique ne peut qu’inciter à relever ses spécificités : tout d’abord, les luttes et les révolutions anticoloniales en Afrique n’ont pas débouché sur des situations de modernité politique, au sens de la production d’un agrégat d’individus autonomes et « libres » (le public), chargés de reconstruire la cité selon leurs volontés. L’association de la modernité à l’invention de l’individualité, de la citoyenneté et à la suppression de toutes formes d’assujettissement domestique n’est qu’une projection très éloignée des réalités africaines ; ensuite, faute de moyens pour créer un support endogène des dynamiques sociales, les Etats africains post-coloniaux se heurtent à des difficultés à structurer des marchés nationaux qui pourraient être un fondement de l’intégration nationale. En l’absence de l’espace public, les cultures de la multiplicité d’espaces sociaux, et la multiplicité d’allégeances sociales qu’elles entretiennent, deviennent des réalités incontournables pour la communication politique aussi bien que pour les jeux de pouvoir.

Cette réalité étant prise en compte par d’autres auteurs, elle amène à considérer que « l’ethnicité n’est pas le contraire de l’Etat moderne mais fait système avec lui ; elle n’est pas forcément contradictoire avec l’intégration nationale mais est un mode d’accès aux bénéfices matériels ; elle n’équivaut pas à la persistance de la tradition mais au partage des ressources de la modernité» (J.-F. Bayart). Suite à la débâcle des régimes à Parti unique et de l’adoption de la démocratie, le vote devient dans ces espaces multiethniques et multicommunautaires dispensateur du pouvoir. Cette innovation créa donc un contexte propice aux batailles pour la représentativité politique. L’analyse des faits sociaux en termes de réseaux et de déconcentration politique a permis d’éclairer les stratégies des candidats à la représentation politique. Les Partis, mus par la logique de l’Etat comme ressource du pouvoir, voient dans leur structure transethnique un atout de réussite politique.

La coalition entre les membres de noyaux centraux de partis politiques avec des influents dans de multiples espaces sociaux acquiert du sens dans le cadre où l’ethnicité et la démocratie ne s’avèrent point comme des réalités contradictoires. Mise en valeur comme ressource symbolique et de mobilisation, elle explique le rassemblement d’individus et de groupes sociaux appartenant à plusieurs espaces, autour d’idéaux politiques. Dans le contexte entre la tradition et la modernité, moyennant leur ancrage et leur pouvoir symbolique dans les espaces respectifs, l’action des notables participe à la construction du vote ainsi que de sa logique transactionnelle. Ainsi, le fait de réussir à remporter la majorité aux instances délibérantes devient le synonyme de l’accès au pouvoir et de sa capacité à entreprendre l’assemblage des espaces sociaux207. Terminé de la sorte le rituel électoral, il est donc un espace de « consultation populaire », de l’affirmation de rapports de forces et de légitimation du droit du Parti gagnant d’entretenir l’ordre politique, dans la société globale.

Notes
2.

07 Voir le chapitre introductif.

2.

08 Voir MEDARD, J.F, « Le rapport de clientèle », RFSP, février 1976, pp. 97-128, p. 111.

2.

09 BIRNBAUM, Pierre, La logique de l’Etat, Paris, Fayard, 1982, 236, p. 167.

1.

10 MEDARD, J.-F., Ibidem, p111.

2.

07 Voir l’annexe 23 : Districts et circonscriptions où le Frelimo et la RENAMO ont pu obtenir la majorité, à la suite des élections de 1994.