-1.3- La vie instituée…. au différent.

Afin de mieux cerner le concept de narcissisme, nous avons dû l’isoler des éléments qu’il relie, auxquels il donne sens et direction. Ainsi en est-il des pulsions sexuelles qui progressivement vont s’investir d’abord dans une relation à soi, puis dans une relation d’objet, et enfin dans un choix d’objet en la personne aimée. Or, comme le souligne G. ROSOLATO 134 , que les pulsions sexuelles trouvent leur objet «ne distingue pas l’enfant de l’animal » ; les animaux satisfont également leurs pulsions sexuelles avec un autre animal. Ce qui va différencier l’Homme de l’animal est la prohibition de l’inceste et surtout son institutionnalisation, comme interdit, comme «orientation du désir dans le sens d’un pacte » 135 . Le terme «prohibition » renvoie à une «interdiction légale absolue », ce qui ne recouvre pas la totalité de l’interdit. Nous prendrons cependant, par convention, pour équivalents, les termes interdiction et prohibition puisqu’ils sont utilisés de manière un peu indifférenciée. Par contre, nous ferons la distinction entre l’interdiction qui renvoie à une injonction venant de l’extérieur de soi et donc à l’institution (nous pourrions dire ‘’hétéronome’’) et l’interdit qui connote cette injonction comme déjà intériorisée par soi (‘’autonome’’). Cette distinction semble plus appropriée pour rendre compte et comprendre l’absence d’interdiction, codifiée juridiquement, de l’inceste entre personnes majeures dans le droit positif français, qu’il soit civil ou pénal. L’interdit de cet inceste ne peut prendre que des formes instituées. Nous y reviendrons.

Reprenons les différentes approches, analytique, anthropologique et éthologique. Freud expose, dans Totem et Tabou, 136 une sorte de mise en scène de l’interdit de l’inceste. Dans la horde primitive, le père s’arroge l’exclusivité du droit sexuel sur les femmes de la tribu, obligeant les jeunes mâles d’une part à la soumission et d’autre part à l’abstinence ; les fils tuent le totem, ancêtre mythique du clan et le dévorent. Mais, ces fils, culpabilisés, s’interdisent d’avoir des rapports sexuels avec «les femmes qu’ils ont libérées du père ». L’interdiction édictée par le père devient interdit, auto-interdiction. Nous savons que cette mise en scène de la construction de l’interdit a été ramenée à sa dimension imaginaire ; elle permet néanmoins de mettre en lumière la condition du «vivre ensemble » : l’interdit de l’inceste permet aux pulsions sexuelles de se diriger vers des investissements où la violence primitive serait canalisée dans un sens non mortifère ; cet interdit est donc la condition de toute vie organisée socialement.

C. LÉVI-STRAUSS développe une thèse semblable mais qui se dit dans son interface. A l’interdiction de rapports sexuels énoncée par FREUD il oppose l’obligationd’échanges, échanges obligatoires pour satisfaire aux besoins considérés comme premiers, alimentaires et sexuels. L’interdit de l’inceste impose et permet alors l’exogamie comme termes des échanges ; la femme est objet d’échange, mais précisément est échangé ce qui a le plus de valeur 137 . Pour le courant structuraliste, cet interdit conditionne le passage de la nature à la culture 138 , conditionne aussi la survie des «familles biologiques isolées et juxtaposées comme des unités closes, se perpétuant elles-mêmes, submergées par leurs peurs, leurs haines et leurs ignorances » 139 , et structure les relations entre les groupes sociaux qui doivent échanger plutôt que de se faire la guerre.

Dans une perspective également anthropologique, F. HÉRITIER 140 distingue deux formes sociales de conception de l’inceste : « non plus seulement comme rapport sexuel entre consanguins, mais comme rapport entre consanguins proches de même sexe, conçus comme identiques qui partagent un même partenaire sexuel, ou qui ont des partenaires conçus également comme identiques : un homme épouse deux sœurs, deux frères épousent deux sœurs ». Cet exemple dit deux choses : d’une part, la notion de consanguinité est d’abord une notion construite, référée à l’institution et non au biologique 141  ; et d’autre part, le rapport à l’identique et au différent comme catégories organisant la vie sociale est fondamental, au-delà bien sûr de la seule dimension biologique. Ces catégories sont des constructions sociales ouvrant la voie à une représentation du monde.

Dans l’étude des différentes civilisations, vient faire exception le système de filiation et d’alliance des pharaons dans l’Égypte ancienne : les pharaons étaient considérés (se considéraient) comme des dieux et donc ne se soumettaient pas aux lois des humains.

Ainsi, à une forme d’universalisation 142 freudienne de cet interdit comme structurant la vie psychique de chacun, s’ajoute une forme d’universalisation de ce même interdit comme conditionnant et structurant toute vie sociale humaine. Humaine et animale ? Pour répondre à cette question, il nous faut aller voir du côté de l’éthologie qui en étudiant les comportements animaux tente d’en trouver des applications (explications des) aux comportements humains. Ainsi, B. CYRULNIK étudie l’interdit de l’inceste 143 et le situe aux frontières de la nature et de la culture. Certains animaux ont des conduites d’évitement et même de véritables stratégies d’évitement de ce que nous qualifierions dans notre langage «comportements incestueux ». Ces recherches permettent-elles de ramener l’interdit de l’inceste à une donnée naturelle, inscrite dans le capital génétique ou héritée de l’espèce animale et donc donnée de la même manière à l’espèce humaine ? Sans ignorer les travaux de B. CYRULNIK pour qui «il existe chez tout être vivant un ensemble de forces endocriniennes comportementales et éco-sociales conduisant à limiter les rencontres qui dans un monde humain seraient nommées incestueuses » 144 , il nous faut faire la distinction entre l’espèce et le genre humain : le genre humain est l’espèce instituée. Cela nous permet de reprendre la distinction que nous avons faite entre interdiction et interdit. Si l’interdit de l’inceste ne fait pas, en soi, l’objet d’une interdiction par le Code pénal, ce n’est pas, de notre point de vue, parce qu’il serait inscrit de toute évidence dans notre nature ou espèce humaine, mais bien parce qu’il ne peut être que l’interdit intériorisé par chacun, qu’il ne peut être que inter-dit dans le texte et ne devenir interdiction que dans sa forme instituée. La forme instituée de l’interdit de l’inceste est l’impossibilité pour deux personnes interdites de mariage d’être père et mère d’un même enfant ; c’est-à-dire que l’interdiction d’alliance fait barrage à l’établissement de la filiation ; la filiation est un montage institutionnel.

Reprenant l’approche psychanalytique, nous comprenons les processus psychiques permettant l’intégration de l’interdit de l’inceste à partir d’une dialectique qui articule le conflit œdipien, centre de gravité du système psychique. et le complexe de castration. Avec le phénomène œdipien, nous passons d’une relation duelle, immédiate, spéculaire (et donc narcissique) à une relation symbolique.

Notes
134.

G. ROSOLATO. Essai sur le symbolique. Paris, Gallimard, 1969, p. 17.

135.

G. ROSOLATO. Ibidem p. 17.

136.

S. FREUD. Totem et Tabou. Paris, Payot, 1979, p. 164 – 165.

137.

Nous avons vu précédemment que les enfants étaient également de « précieux objets d’échange ».

138.

Nous laissons volontairement de côté le débat « nature-culture » ; nous savons cependant que la nature est, en partie, également historiquement construite, c’est-à-dire culturelle.

139.

C. LEVI-STRAUSS.  Le regard éloigné. Paris, Plon, 1985 , p.47.

140.

F. HERITIER. L’exercice de la parenté . Paris, Seuil, 1981, p.170.

141.

Comme le rappelle F. HERITIER, ce n’est que depuis 1975 qu’un homme peut épouser, selon le droit civil, l’épouse divorcée de son frère, et symétriquement pour une femme.

142.

Il nous faut remarquer que la théorie de FREUD est aujourd’hui de plus en plus contestée. En effet, mis à part l’observation du petit Hans, les travaux de FREUD sur l’enfant ne résultent pas d’observation d’enfants mais de son introspection et de son interprétation des propos tenus par ses patients adultes. Ainsi, M. T. ERIKSON propose l’hypothèse du « lien familial » selon laquelle le fait d’être élevé ensemble conduit à la fois à l’établissement d’un sentiment familial fort et à l’évitement de l’inceste.

143.

Boris CYRULNIK. De l’inceste. Paris, O . Jacob, 1994, p.44.

144.

B. CYRULNIK . Ibidem.