-1.3.1- Du narcissisme au symbolique 145 .

Sans cette séparation d’avec son image, l’enfant resterait au niveau de la vie animale, il serait privé du terrain symbolique qui seul humanise. Ainsi, les mouvements que nous avons décrits comme narcissiques continueront à être en œuvre tout au long de la vie du sujet, mais ils se conjugueront aux identifications elles-mêmes liées à l’Oedipe. Ces identifications inconscientes, creuset du désir humain, seront introduites elles-mêmes dans l’ordre de la différenciation (hors du magma et du chaos narcissique) par la parole «qui institue la vie à travers la normativité juridique » 146 .

Nous avons vu que mère et enfant vivent la période pré-natale et post-natale dans une relation fusionnelle. L’enfant est objet du désir de sa mère, il est «désir du désir de sa mère  et s’identifie à l’objet de ce désir : le phallus ». C’est le narcissisme primaire. Ils seront séparés par un tiers, fonction du père qui intervient comme interdisant cette union duelle, comme auteur de la loi disant cette interdiction. Par sa fonction symbolique, le père 147 prive l’enfant de l’objet de son désir et prive également la mère de son désir d’être encore son enfant. Cela se traduit pour l’enfant par : « Tu ne coucheras pas avec ta mère » et pour la mère par «tu ne ré-introduiras pas ton produit » 148 , c’est-à-dire «tu ne seras plus ton enfant ». De la relation duelle naît une triade. Comme le dit en substance P. LEGENDRE: pour qu’il y ait deux, il faut un troisième.

Cette séparation de la mère et de l’enfant par l’interdiction faite par le père ou par la fonction de père permet une dynamique psychique chez l’enfant. En renonçant à la toute puissance (narcissique) de son désir d’être tout (le phallus) pour sa mère, et en acceptant la loi qui interdit cette union (qui interdit la réalisation de ce désir), l’enfant le repousse (refoule) dans son inconscient qui ainsi se constitue 149 . Il accède par ce renoncement au symbolique. Ce renoncement lui ouvre l’accès au langage par un processus de déplacement de son désir. La symbolisation apparaît alors en lien avec l’interdit. En cela le langage véhicule l’interdit et le structure par exemple en différenciant le masculin du féminin, différence faisant écho ou reflet à la différence des sexes. Mais cette différence du langage est alors, non pas différence des sexes mais différence des genres.

Ainsi, l’approche analytique, que nous avons développée, nous paraît devoir être complétée par une approche anthropologique offrant un décalage de point de vue. La différence fondatrice, nous l’avons vue, est pour F. HÉRITIER non pas celle des sexes, mais celle attachée à la «fécondité » 150  . « Là, dit-elle, est peut être dans cette différence le ressort fondamental de tout le travail symbolique greffé aux origines sur le rapport des sexes » 151 . En effet, si le corps, ce qui fait que nous sommes au monde, est bien la matière première du symbolique dans sa forme donnée, il a aussi à être institué pour être reconnu comme étant masculin ou féminin ; le sexe devient genre. Le genre, sexe institué, ne correspond plus au corps donné, il devient le sexe construit. Nous savons que les interdits, en anthropologie, se construisent sur cette différence des genres.

L’interdit imposé par la loi dont le respect permet l’accès au symbolique ouvre à l’enfant également le champ des identifications à ses parents. Par-là, l’enfant parviendra à faire la distinction entre les deux sexes, reconnaissant ainsi un autre sexe que le sien. Mais pour que cette identification puisse s’opérer, «il faut que deux ordres de différences s’imposent : la différence des sexes, moyennant quoi le sexe propre s’affirme toujours en fonction du sexe opposé, mais aussi la différence des générations, grâce à quoi le parent du même sexe peut servir de modèle » 152 . Ainsi, la prohibition de l’inceste assure aussi la différence des générations. G. ROSOLATO présente la thèse selon laquelle le fantasme de meurtre du père 153 soutient le passage du triangle œdipien, du cercle fermé œdipien à la linéarité indéfinie des générations 154 à partir de la mise en place de trois générations d’hommes où s’insère le sujet » 155 . Ainsi, symboliquement, se trouvent indissolublement liés l’interdit de l’inceste, le complexe œdipien et la construction généalogique. La filiation se construit et s’inscrit dans l’ordre symbolique.

Nous retrouvons l’inscription de la filiation dans l’ordre symbolique dans ce que Jean GUYOTAT nomme la «filiation instituée » 156 . Il distingue la filiation langagière et non langagière.

Notes
145.

Nous ferons la distinction classique entre « la » symbolique qui entre dans le champ des représentations, et « le » symbolique qui est une fonction.

146.

P. LEGENDRE. L’inestimable objet de la transmission  Paris, Fayard, 1985, p.350.

147.

F. IMBERT.  Médiations, Institutions et loi dans la classeParis, ESF, 1994, p.16. « Le père réel coïncide avec le père biologique qui peut se réduire à quelques spermatozoïdes dans une éprouvette... Le père imaginaire apparaît à travers ses narrations, ses principes éducatifs, les jeux auxquels il participe ou pas, la tendresse qu’il donne ou qu’il refuse... Le Père Noël et le Père fouettard en présentifient l’ambivalente fonction.... Le père symbolique n’a, lui, aucune représentation, tout juste une fonction opératoire dans la structuration du sujet, au point que sa présence active peut se traduire dans l’inconscience la plus totale de son existence comme opérateur, comme séparateur... ».

148.

A. LEMAIRE. Op. cité. p. 141.

149.

J. BERGERET.  La violence fondamentale. Paris, Dunod, 1984. L’auteur fait l’hypothèse d’un inconscient primaire constitué de ‘’phantasmes originaires’’ liés aux forces vitales pour la vie.

150.

F. HERITIER.  Masculin / Féminin : la pensée de la différence.Paris, O. Jacob, 1996, p. 230.

151.

F. HERITIER. Ibidem p. 235.

152.

G. ROSOLATO. Op. cité. p. 18.

153.

Meurtre du père: fantasme où se joue l’agressivité de l’enfant à l’endroit de son père pour l’avoir séparé de sa mère, et lui avoir fait subir l’affrontement de la castration (c’est-à-dire ne plus être le phallus de sa mère, condition pour avoir un phallus comme son père). La fille doit aussi abandonner l’espoir, le désir d’avoir comme sa mère un enfant de son père. La castration chez la fille est cet interdit assuré par le père d’avoir de lui un enfant.

154.

La thèse de G. ROSOLATO peut schématiquement être résumée ainsi (pp. 65-66): il y a passage du Père Tué en Père Mort.  «  Le fondement symbolique du dépassement oedipien et du sens de la patrilinéarité » se trouve dans le mouvement qui séparera (et fera passer de l’un à l’autre) le Père Tué (le meurtre du Père Idéal) du Père Mort (celui qui « prend la mort sur lui », c’est-à-dire le grand-père). « Aux souhaits de mort, répond la mort sur la descendance » .

155.

G. ROSOLATO. Ibidem p. 60.

156.

J. GUYOTAT. Etudes cliniques d’anthropologie psychiatrique. Paris, Masso, 1980.