- 2.1.1- La blessure du lien narcissique primaire.

Nous avons vu que mère et enfant vivent la période de grossesse comme élationnelle. L’un est partie de l’autre et réciproquement ; l’un est l’image de l’autre. C’est la complétude narcissique qui porte en elle-même des sentiments de toute-puissance, d’autonomie et d’immortalité. Cette complétude restera ce modèle imaginaire que l’enfant tentera de restaurer et de retrouver. Toute atteinte à ces sentiments est une blessure narcissique, dans l’impossibilité de procréation. L’impossible dit l’absence de pouvoir. La toute-puissance est atteinte par l’impossibilité à avoir un enfant ; l’autonomie est restreinte par la nécessité de demander un enfant à un tiers; enfin l’immortalité trouve sa limite dans la rupture de la généalogie.

Dans l’étude des 194 dossiers 171 des couples ayant un agrément-adoption, nous avons repéré trois motifs de projet d’adoption, à partir des écrits des postulants et des comptes-rendus sociaux et psychologiques. Ainsi, pour 77% de ces dossiers, l’impossibilité ou difficulté pour le couple à avoir «naturellement » un enfant vient fonder son projet d’adoption.

Les 26 entretiens réalisés donnent les proportions suivantes 172   :

  • 6 déclarent une stérilité.
  • 16 une infécondité.
  • 4 disent vouloir adopter pour d’autres raisons.

Pour 77 % des adoptants dont les dossiers ont été étudiés, et pour 80% des demandeurs rencontrés en entretiens, il y a là à opérer un véritable renoncement 173 . A contrario, les autres couples ou personnes, projetant une adoption pour d’autres motifs, ne seraient pas dans cette dynamique.

  • Pour les couples inféconds :

Il apparaît cependant qu’une distinction soit nécessaire à construire dans la catégorie des couples inféconds. Certains semblent avoir accepté assez sereinement cette impossibilité ou interdiction 174 ; d’autres la vivent comme une véritable stérilité.

Monsieur et Madame LAURENT 175 n’ont pas d’explication sur l’infécondité de leur couple «c’est le point d’interrogation ». Ils ont suivi un parcours médicalisé ; plusieurs FIV ont été tentées. Ce suivi médical est qualifié de «assez difficile… très dur à vivre…. Quelque chose d’horrible ».

  • «  Question : comment avez-vous vécu cette impossibilité à concevoir vous-mêmes un enfant ?- Madame : et bien, ce n’est pas évident.
  • Monsieur : ça dépend pour qui, plus mal pour mon épouse que pour moi-même, elle a eu un moment de dépression qui était peut-être lié à ça » Et le couple parle du renoncement que constitue pour eux le fait de parler de l’adoption, renoncement non encore complètement effectué.
  • «  Monsieur : on a remis en route la FIV… c’est l’espoir d’avoir un enfant, le fait de tomber enceinte, de faire une fausse couche, et bien, l’espoir est toujours là… ».
  • «  Madame : on nous avait dit que les couples qui ont un problème de stérilité…. ».

Écoutons Monsieur et Madame GUILLOT 176  ; ils ne savent pas pourquoi ils sont inféconds. « Ils ne donnent pas d’explication et on a tout essayé » explique Madame. Le couple dit sa difficulté à parler de leur projet d’adoption avec leurs familles. « Oui, dit Madame, parce que la famille, ils ont peur de remuer le couteau dans la plaie »

  • Question : et s’ils vous en parlaient, ça remuerait le couteau dans la plaie ?
  • Monsieur : non, je ne pense pas.
  • Madame : quand même si
  • Question : et ça l’a remué jusqu’à quand ?
  • Madame : et bien moi, même quand je vois une femme enceinte maintenant, ça me…
  • Question : ça vous fait quelque chose ?
  • Madame : oh oui !
  • Question : moins chez vous ?
  • Monsieur : moi, ce n’est pas pareil ; elle c’est un manque de maternité ; mais il faut faire avec.

Finalement, le couple prendra en considération l’interdiction médicale d’une quatrième FIV : « Le gynécologue me l’avait vivement déconseillée », dit Madame. « à la première FIV ? j’ai fini avec une pleurésie et quinze jours à l’hôpital… et la troisième ; j’ai refait un début de pleurésie ». Monsieur conclut : « Il ne faut pas tenter le diable ».

Monsieur et Madame CHAPUIS 177 ont également suivi un protocole médical d’aide à la procréation, «ils (les traitements médicaux) étaient assez durs à supporter, physiquement pour moi, dit Madame, et psychologiquement pour les deux ».

  • Monsieur : c’est un problème venant de moi, le sperme n’est pas bon
  • Question : et vous l’avez vécu comment ?
  • Monsieur : pas simple, ça blesse….
  • Madame : je sais que pour lui, le fait qu’on ne puisse pas en avoir, ça l’a profondément blessé, il veut peut-être le cacher un petit peu et on n’ose pas trop montrer ces choses là, mais moi, je le sais… »

Écoutons encore le couple VERNE 178  :

  • Monsieur : on avait découvert des problèmes de stérilité qu’on a d’abord essayé de résoudre à travers des traitements médicaux qui n’ont pas donné les résultats attendus…
  • Question : des problèmes de fertilité qui étaient de quelle nature ?
  • Monsieur : en fait pas complètement expliqués, des problèmes de fertilité, pas de stérilité mais considérables…. Le problème majeur à l’époque, c’est qu’on voit la grossesse avant l’enfant… on s’use en se frappant la tête contre le mur…
  • Question : et ce travail se fait quand ?
  • Monsieur : constamment, je veux dire, d’un côté plus on reçoit de coups face au mur, plus il faut le contourner… et pour toi, c’est une période très stressante ; pour toi : grossesse, féminité, fertilité.
  • Madame : c’est vrai, peut être après des années, pour nous ça prend des années et on réalise que ce que nous voulons c’est un enfant, que ce n’est pas une grossesse mais c’est dur, très dur pour moi, surtout pour le premier… ».
  • Pour les couples stériles :

De la même manière, il apparaît nécessaire de distinguer au regard du contenu des entretiens ceux, parmi les couples stériles, qui ont opéré un renoncement à toute procréation (ou du moins qui aujourd’hui s’y montrent sereins) et ceux pour lesquels ce renoncement ne semble pas encore accepté, laissant la souffrance d’une blessure.

Monsieur et Madame THOMAS 179 parlent de leur première adoption comme d’un pis-aller ; la dénégation est employée quand il s’agit pour eux de dire leurs sentiments ; mais finalement Madame dira toute sa colère et sa révolte devant ce qu’elle n’a pas encore accepté.

  • «  Question : c’est les premiers temps où vous pensiez à l’adoption ?
  • Monsieur : bien sûr, ça nous est tombé dessus assez brutalement…
  • Question : et vous avez eu un parcours médicalisé avant ?
  • Madame : oh oui !
  • Monsieur : c’est-à-dire que mon épouse a eu une opération qui faisait que de toute façon, il était impossible d’avoir des enfants
  • Question : c’était une stérilité qui était irréversible ?
  • Madame : oui, oui, absolument….
  • Question : et pour lequel c’était le plus dur ?
  • Monsieur : pour personne, non, ça nous arrive comme ça.
  • Madame : ce n’est pas un choix
  • Monsieur : on n’a pas le choix donc…
  • Madame : quand on n’a pas le choix, vous savez, quand on vous dit du jour au lendemain que dans votre cas, il n’y a que l’adoption
  • Monsieur : oui, il n’y a que ça, il n’y a que ça. »

C’est un peu la même problématique qui semble en action pour le couple VINCENT 180 rencontré.

  • «  Monsieur : en fait mon épouse avait des problèmes de santé qui ont duré huit ans.
  • Madame : et puis, au bout du compte, on s’est dit que si on voulait un enfant, on n’avait plus le choix.
  • Question : et vous l’avez vécu comment ?
  • Monsieur et Madame : et bien…. (Silence)…
  • Madame : quand j’ai été opérée, l’infirmière m’a dit « pourquoi vous n’adopteriez pas un enfant ? ». Je lui ai dit : «  moi, pas question ». J’étais en colère, pas question, je n’en veux pas, pas question et ça s’est arrêté là… ».

Inversement, Monsieur et Madame PERRET 181 apparaissent comme sereins devant la stérilité de Madame qui parle du «choix » qui a été le leur :

  • «  Madame : moi, je ne peux pas avoir d’enfant naturellement donc, pour nous, le choix de l’adoption s’est vite imposé après un échec de procréation médicalement assistée, on s’est tourné vers l’adoption…. et puis on ne regrette pas du tout notre choix et on poursuit dans cette voie…
  • Question : … qu’est-ce qui a fait qu’à un moment donné, vous vous êtes dit : «  on fait une demande d’agrément ? »
  • Monsieur : le fait qu’au départ, on voulait le faire en même temps que la procréation. On nous avait dit que les deux ensemble, c’était très délicat, qu’il fallait d’abord faire l’un puis l’autre… Mais on avait d’ores et déjà, même au départ…. l’adoption au même moment que la procréation ».

Ainsi, il nous semble cette blessure narcissique aurait une intensité différente selon le degré d’impossibilité à avoir naturellement un enfant. La notion de stérilité  induit l’impossibilité ‘’absolue’’; l’infécondité renvoyant à une impossibilité relative. Au regard de cette distinction, il convient également de prendre en considération le rapport personnel et individuel de chacun des adoptants et de chaque couple quant à cette réalité. Les sentiments éprouvés par les adoptants, c’est-à-dire leur rapport à leur réalité, disent, au-delà de la situation médicale, la dynamique du projet d’adoption, les représentations en action.

Notes
171.

Annexe n° 4. p. 22. « Etude sur agrément adoption ».

172.

Annexe n° 11. p. 394 : « Entretiens : lecture des données ».

173.

Nous parlerons d’infécondité primaire ou secondaire d’un couple quand médicalement aucun diagnostic de stérilité n’a été posé pour l’un ou l’autre des conjoints. La stérilité, diagnostiquée médicalement depuis au moins cinq ans, rend impossible toute procréation ; elle a pu motiver des procréations médicalement assistées avec donneur ; enfin les motifs autres regroupent les situations de grossesse à risque, les motifs de projet énoncés comme en lien avec l’âge des postulants, les motivations humanitaires et la volonté affirmée d’adopter un enfant de sexe déterminé.

174.

Si l’impossibilité renvoie au narcissisme ; l’interdiction renvoie à l’institution et donc au symbolique, au tiers. Nous reprendrons cela ultérieurement.

175.

E. 9, p. 163.

176.

E 10, p. 176.

177.

E 13, p.218.

178.

E 24, p.347.

179.

E 22, p.328.

180.

E 25, p.361.

181.

E 1, p.56.