J. GUYOTAT est encore plus clair quand il écrit « Pour exposer ce que j’appelle la structure du lien de filiation, je partirai de l’étude des psychotiques.... chez la plupart d’entre eux, il y a distorsion du lien de filiation.... nous retrouvons cette distorsion dans tous les états psychopathologiques en rapport avec la puerpéralité et la pathologie de la reproduction. Ces mécanismes existent chez tout un chacun; l’intérêt des recherches chez les psychotiques, c’est d’en apercevoir les soubassements archaïques.». Ainsi, ce renforcement du lien narcissique viendrait renforcer le mythe de la reproduction du même, du double, qui « privilégie au maximum les caractéristiques visuelles (notamment la couleur de la peau) aux dépens d’autres caractéristiques biologiques plus précises mais cachées » 189 .
Ce concept de « filiation de corps à corps » nous semble pouvoir être mis en relation avec la relation d’objet et plus particulièrement avec le choix d’objet tel que nous l’avons rappelé. Dans les deux possibilités construites par FREUD ce choix d’objet a comme référence fantasmatique soit la personne elle-même (ce qu’elle est, ce qu’elle a été, ce qu’elle voudrait être), soit l’imago maternel. Le choix d’objet narcissique se construit aussi selon « la personne qui a été une partie de la personne propre » c’est-à-dire que l’amour des parents à leur enfant se construit aussi sur la relation que ces parents ont imaginairement avec leur propre mère, sur la relation objectale. Nous savons qu’entre narcissisme et relation objectale 190 s’opère une véritable dialectique que nous voyons en œuvre dans le concept de J. GUYOTAT.
Que nous dit l’analyse quantitative de nos entretiens quant à la ressemblance et à la discrimination ? Au regard des vingt-six entretiens 191 , le souhait de ressemblance est explicitement évoqué dans onze situations. Dans quatre situations de couples sans enfants, c’est la ressemblance parent-enfant qui est recherchée. Dans six situations de couples avec enfant(s), c’est la ressemblance entre enfants qui est souhaitée par les parents. Dans onze situations sur quatorze faisant une discrimination, la question de la ressemblance est centrale, soit entre parents et enfants, soit dans la fratrie. Dans les autres situations, c’est le contexte social qui est avancé pour justifier cette discrimination.
Comme pour la blessure narcissique, nous pensons que cette blessure du lien de filiation de corps à corps, comme blessure de la relation objectale, prend chez les adoptantes une intensité particulière en fonction de la stérilité ou de l’infécondité du couple. C’est alors que nous pouvons comprendre les différences de représentations de l’enfant chez les adoptants, selon ce que nous avons qualifié comme étant le « motif » de leur demande.
L’étude des dossiers des 194 détenteurs d’agrément donne les résultats suivants quant à la discrimination relative à l’origine des enfants attendus 192 : 74% des couples stériles, 58% des couples inféconds et 45% des couples adoptants pour un autre motif opèrent cette discrimination. Nous retrouvons les mêmes proportions dans les entretiens réalisés.
Parmi les vingt six futurs adoptants rencontrés quatorze font une discrimination quant à l’origine de l’enfant ; ces quatorze couples se répartissent ainsi : cinq sont stériles ; cinq sont inféconds ; quatre sont inféconds mais disent avoir vécu leur infécondité comme stérilité ; un seul candidat stérile ne fait aucune discrimination. Cette discrimination est comprise en deux sous-catégories : celle d’une préférence exclusive pour un enfant européen et celle d’une discrimination pour un enfant né en Afrique (Afrique subsaharienne et Maghreb) : cinq des neufs couples stériles (stérilités réelles ou ressenties) disent vouloir adopter un enfant européen ; trois des cinq candidats inféconds faisant une discrimination veulent également adopter un enfant de type européen.
Mettons ces données en relation avec l’ensemble de notre population : cinq des neufs couples stériles, (soit 55%), et trois des douze couples inféconds (25%) attendent un enfant européen. Ces enfants européens sont ceux qui leur ressembleront. C’est ce que nous disent Monsieur et Madame LAURENT 193 : « Monsieur : on voulait quelque chose qui se rapproche de nous / Madame : qui nous ressemble. / Monsieur : physiquement et de culture quand même plus ou moins proche de nous, qu’il n’y ait pas une trop grande différence ».
Privilégiant une entrée analytique pour comprendre le besoin de ressemblance, et la mettant ainsi en exergue, nous n’en oublions pas pour autant la complexité dans les différents facteurs. Ainsi, au regard d’une approche plus sociologique, rappelons que majoritairement, les couples dont l’un au moins a un diplôme de l’enseignement supérieur ne font aucune discrimination : sept sur douze. Inversement, un seul sur sept, ayant ce niveau de diplôme, dit vouloir adopter un enfant d’origine européenne. Par contre, les couples projetant d’accueillir exclusivement un enfant blanc se retrouvent (six sur sept) parmi ceux ayant un diplôme du 2° et 3° niveau. (CAP et bac général). Ce faisant, nous n’oublions pas non plus que nous avons là des représentations qui ne disent rien, en soi, des intentions et des actions qui seront mises en œuvre effectivement dans l’apparentement.
Cette ressemblance, cette recherche du même quant au corps et à la couleur de la peau, peut également être repérée quant au souhait de la reproduction du même quant à une filiation naturelle : celle d’avoir un bébé, un nourrisson le plus jeune possible. Ce besoin se conjugue avec celui de materner.
Ces exemples viennent illustrer les résultats de l’étude des dossiers 199 : le motif ‘’stérilité’’ semble déterminant quant à l’âge de l’enfant attendu : 83% des couples stériles attendent un enfant de moins de trois ans. Nous retrouvons cette même proportion pour les infécondités primaires (81%) 200 . Cette même proportion se retrouve dans l’analyse de nos entretiens 201 : sept candidats stériles sur neuf attendent un nourrisson de moins de un an ; ils sont deux sur douze parmi les couples inféconds et aucun parmi les autres.
Ce souhait de ressemblance sur l’axe vertical de la filiation semble avoir des effets également sur l’axe horizontal : celui de la fratrie. Sans méconnaître les forces attractives de la normalité familiale, nous voulons mettre l’accent sur cette dimension où d’une part la ressemblance physique des enfants serait nécessaire pour ‘’faire famille’’ et d’autre part où peut-être ce besoin de ressemblance glisserait de l’axe vertical à l’axe horizontal quand le premier est impossible, pour des raisons d’efficacité, à réaliser. C’est ce que nous disent Monsieur et Madame THOMAS 202 :
« Monsieur : on ne voulait pas prendre un autre chemin, on ne souhaitait pas de différence entre nos enfants.
Monsieur et Madame PASQUAL 203 ont une posture similaire :
Écoutons aussi Monsieur et Madame PONCET 205 :
Enfin, le couple TISSERAND 206 s’est tourné vers l’Asie pour les deux premières adoptions, il y retournera pour le troisième accueil :
Rappelons la relation entre l’identité et l’identique : pour ce couple, l’identité de leur famille passe par l’identique de leurs enfants. Le « pilier » dont ils parlent, celui qui fonde et sur lequel est construit leur filiation, est bien sur le registre du même.
Ce besoin de ressemblance dans la fratrie s’articule dans l’entretien avec Monsieur et Madame VERNE 207 , avec le besoin de dissemblance entre enfants et parents.
Nous pouvons d’abord remarquer que cette dissemblance reste référée à l’enfant biologique qui ne leur est pas arrivé ; la volonté du couple d’éviter cette ressemblance qui lui aurait donné l’impression de chercher un ‘’remplaçant’’, peut être comprise comme un souhait de ressemblance présenté dans son ‘’négatif’’ pour prendre une comparaison photographique.
Si la majoration du même semble un des effets de la blessure du lien de filiation de corps à corps en tant que blessure du narcissisme primaire, un autre effet peut également être compris comme atteinte à l’autonomie et à la toute puissance narcissique.
J. GUYOTAT. Ibidem. p.124.
Mettant l’accent sur ce type de relation objectale, nous n’oublions pas qu’il peut y avoir blessure dans la structure même de cette relation, c’est-à-dire dans la relation oedipienne. En effet, pour l’homme et la femme formant le couple adoptant, l’identification au parent du même sexe est mise à l’épreuve par leur infécondité ou stérilité. Il y aurait pour chacun, sachant cette interdiction , ré-aménagement nécessaire de la triangulation oedipienne avec peut-être donc majoration narcissique. Nous verrons cela dans l’approche de la dimension instituée de la filiation avec le concept de « permutation symbolique des places ». Ce concept en éclaire les effets relatifs à la construction généalogique.
Annexe n° 11-3. p. 395 . « Entretiens : lecture des données. Discrimination et origine de l’enfant ».
Annexe n° 5. p.36. « Lecture des résultats».
E 9, p. 163.
E 13, p. 218.
E 9, p.163.
E 10, p.176.
Nous comprenons cela non seulement comme souhait de faire « comme si », l’adoptant est dans l’imaginaire du même, mais il reste conscient de ce ‘’jeu’’, mais comme souhait de faire « comme si c’était vrai », c’est-à-dire que cette illusion devient pour lui la réalité, et ce n’est plus le jeu du ‘’comme si ‘’.
E 24, p.347.
Annexe n° 5. p.36. « Lecture des résultats».
Ce déterminant, rappelons le, conjugue avec celui de l’âge des adoptants, l’âge du couple et bien évidemment la composition familiale.
Annexe n° 11-2. p.394. « Entretiens : lecture des données. Motif de la demande et âge de l’enfant ».
E 22, p. 328.
E 18, p.281.
Cette interprétation semble devoir être relativisée par le souhait de normalité des enfants ; la question est alors de savoir en quoi ce besoin fait écho à celui des parents.
E 20, p.305.
E 23, p.338.
E 24, p. 347.