-2.1.5- Du don au dû : le choix de l’adoption et le choix de l’enfant.

Nous avons vu précédemment le rapport que les postulants peuvent entretenir à leur infécondité et stérilité : ce rapport, au-delà de la dimension médicale, peut être vécu comme limite absolue ou relative à leur fécondité. Pour les couples n’ayant pas d’enfant, il s’agit d’un renoncement à opérer.

Le renoncement, vécu comme blessure narcissique venant altérer le sentiment d’estime de soi 213 , peut provoquer la réaction suivante : le préjudice subi donne des droits particuliers au sujet. P. BOURDIER cite FREUD 214 : « Certaines personnes ont suffisamment souffert et éprouvé de privations pour avoir le droit d’être dispensées de nouvelles exigences. Elles ne veulent plus se soumettre à aucune nécessité déplaisante, car elles sont des exceptions et comptent bien le demeurer... La nature m’a fait une grande injustice, la vie me doit en échange une compensation que je vais m’octroyer. » Ainsi, le besoin de réparation du «préjudice subi » serait le fondement des «demandes » présentées sous forme de «dû » ou de revendications. Ce serait, si l’on peut dire, le rapport ‘’en relief ‘’ à ce renoncement (revendiquer un dû en retrouvant ainsi la toute-puissance). Monsieur et Madame THOMAS 215 illustrent cette posture ; Madame, répondant à une question relative à l’âge souhaité de l’enfant attendu, répond : « oui, il ne me semble pas me tromper, à partir d’un certain âge, on a droit à un enfant de tel âge ».

Donnons un autre exemple : Madame CHAPUIS explique les sentiments de son mari au regard de son hypofertilité : « Madame : ça l’a profondément blessé…. C’est pour ça qu’un petit garçon….

Relativement au sexe de l’enfant attendu, Monsieur VINCENT précise : « moi, je voulais une fille, donc on avait refusé…. ».

Cet élément nous aide à comprendre mieux les ‘’exigences ‘’ des adoptants : exigences relatives à l’enfant lui-même (j’ai droit à un enfant), exigences aussi dans le contexte général de l’adoption qui parfois doit se réaliser sur le mode du ‘’tout, tout de suite’’ . Ainsi, nous pensons que cette blessure subie par les adoptants dans leur désir narcissique d’enfant peut venir activer une demande de réparation sous forme d’exigence ou/et sous forme de dépendance. L’intensité de cette demande peut être en rapport avec l’intensité éprouvée de la blessure, selon son caractère absolu ou relatif. Plus la blessure narcissique serait ressentie douloureusement, plus la demande de réparation serait forte. Inversement, les exigences des adoptants seraient moindres.

Semble alors se dessiner la perspective suivante, en lien avec l’étymologie même du verbe ‘’adopter’’, que nous avons déjà rencontrée: ad-optare signifie «porter son choix vers… ». Il y aurait une relation entre le choix d’adopter (et donc de ne pas adopter) et le choix de l’enfant. Les couples pour lesquels l’adoption reste un choix, n’auraient pas d’impératifs tels qu’ils soient amenés à choisir un enfant. Cela semble particulièrement repérable chez les couples dont les motivations à l’adoption sont autres que l’infécondité et la stérilité ; ces couples qui ont déjà des enfants et qui pourraient ne pas adopter ne présentent pas de demande sous une forme de revendication ni de dû. A l’inverse, les couples qui n’ont d’autre possibilité pour avoir un enfant que celle de l’adopter, présentent, avec une intensité différente dans le rapport subjectif qu’ils entretiennent à leur infécondité/stérilité, des demandes qui peuvent aller jusqu’au dû. Nous trouvons cela explicitement dans l’entretien avec Monsieur et Madame THOMAS 216 qui condensent cette problématique : « ça nous est tombé dessus assez brutalement, je dirais, on n’avait pas le choix, pour avoir un enfant, on avait que cette solution là, donc…. ce n’est pas un choix… on n’a pas le choix ». Nous trouvons la même dynamique dans l’entretien suivant 217  :

Dans une moindre mesure, mais cependant dans la même dynamique, nous pouvons percevoir ce mouvement de ‘’dû ‘’ quand les postulants ont le sentiment de ‘’mériter’’ l’enfant qui leur sera confié. Le mérite fait référence, narcissiquement à ce qui est dû. Pour Monsieur MASSON 218 «tout se mérite » ; il en est de même pour Monsieur GUILLOT 219 «on nous donne un enfant mais il faut presque le mériter ».

Nous avons développé dans ce paragraphe la blessure narcissique et ses effets sur les représentations et sentiments ; nous étions là dans l’  impossible, dans ce qui vient mettre une limite au pouvoir ; nous allons nous tourner vers ce qui est, non plus impossible, mais interdit. Il est question alors de l’institution et plus précisément du lien de filiation instituée. Quels effets pouvons-nous comprendre d’une blessure vécue par les adoptants de cette dimension du lien de filiation ?

Notes
213.

Estime de soi: nous retrouverons cette expression chez P. RICOEUR. quand nous étudierons l’adoption dans le champ philosophique. P. RICOEUR. établit une relation entre « estime de soi et respect de soi »; les deux instances étant elles-mêmes non séparées du « respect de l’autre ».

214.

P. BOURDIER. Blessure narcissique et castration. In Le narcissisme. Paris, Sand, 1985, p. 133.

215.

E 22, 13,9 25.

216.

E 22, p. 328.

217.

E 25, p. 338.

218.

E 1, p. 190.

219.

E 10, p. 176.