Nous avons rappelé précédemment la thèse de G. ROSOLATO selon laquelle «s’articulent la triangulation œdipienne et la linéarisation généalogique » 221 .
Cette thèse est reprise par P. LEGENDRE dans son concept de «permutation symbolique des places » 222 . Pour lui, l’opération qui assure la relève des générations n’est ni une simple succession temporelle (on est fils/fille, puis père/mère, puis grand-père/grand-mère), ni un simple état cumulatif (on est à la fois fils/fille de ses parents et père/mère de ses enfants) mais cette opération est «une permutation symbolique des places au fil des générations ». Tout sujet qui accède au stade de parent permute (troque) sa place de fils ou de fille contre la place de son père ou de sa mère. Cette permutation n’advient qu’au prix d’un double renoncement : mort symbolique du parent par le sujet et mort concomitante à sa propre qualité d’enfant afin de céder cette qualité à son propre enfant. Mais ce renoncement n’est jamais total. Il reste toujours, plus ou moins en chacun une part d’enfant. Par cela, le fils devient plus ou moins père de son père en ce que le père ne peut pas lâcher totalement cette part d’enfant-fils qui permettrait à son enfant de devenir son fils. Le fils est un peu père de son père, c’est-à-dire grand-père. « Pour un père, écrit P. LEGENDRE 223 , rester enfant signifie à l’égard de son propre enfant adresser à celui-ci une demande d’enfant, autrement dit le mettre en place de père » 224 . P. LEGENDRE illustre cela en rappelant le principe de la papponymie 225 : « Selon cette coutume, le fait pour un homme de prénommer son fils aîné du prénom de son propre père confirme à la fois et transcende que tout parent retrouve ses propres parents à travers ses enfants. La permutation symbolique implique au minimum la succession de trois générations pour fabriquer de l’humain institué » 226 . Dit autrement, pour que le sujet, fils de son père, accède à la place de père et quitte sa place d’enfant, il lui faut un fils qui le fera père et fera grand-père son propre père. Le parent fait don à son fils du nom de son propre père. Est-ce trop dire qu’en donnant ce nom, il fait don de son fils à son père ?
Nous retrouvons de manière paradigmatique cette permutation symbolique traduite dans la papponymie au cours de l’entretien avec Monsieur et Madame GIROUD 227 :
Notons que cette notion de don peut être également comprise ainsi dans les sociétés traditionnelles océaniennes 228 , non pas comme un don mais comme un dû : « l’enfant est dû à la parenté… à la parenté ascendante, surtout les grands-parents ayant un véritable droit de préemption ». Du don (de celui qui donne) au dû (de celui qui reçoit), nous sommes sur deux versants, deux versions de la dette de vie instituée, cet «inestimable objet de la transmission ». Et précisément, la stérilité peut être comprise comme «le symptôme d’une infraction à la norme » 229 qui régit la construction généalogique. En plus de sa dimension narcissique, la stérilité a une dimension sociale dans les significations qui lui sont attribuées.
Cette question de la ressemblance et de la papponymie est au cœur de la contribution de B. VERNIER 230 . L’auteur y développe l’idée selon laquelle «la théorie des ressemblances associée à l’idéologie de ‘’la résurrection à travers les prénoms’’ organise la complémentarité des conjoints en faisant de chaque aîné le produit d’une rencontre entre un corps donné par un parent et une ‘’ âme’’ transmise par son conjoint… L’un a le nom, l’autre lui ressemble, comme ça il peut les aimer tous les deux» 231 . Cette construction particulière de la généalogie à travers la ressemblance et le prénom dans une approche ethnologique élargit la thèse de P. LEGENDRE centrée sur la généalogie en Occident et fait de la ressemblance, non plus seulement une dimension de la filiation narcissique, mais de la filiation instituée. La ressemblance trouve en effet sa force dans le fait «qu’on l’attribue non à une cause physique mais sociologique ». Au-delà du physique, la ressemblance est instituée dans ce qui est obligatoirement ressemblant (le père et ses enfants, même si le père n’est pas le géniteur) et ce qui est interdit de ressemblance (les frères entre eux).
Reprenant cette dimension de la filiation, il apparaît qu’une rupture dans cette construction généalogique peut être une blessure dans la filiation instituée. Cette rupture est vécue comme blessure par les couples, n’ayant pas d’enfant, que nous avons rencontrés. Elle apparaît dans les désirs formulés de «faire suite... continuer la vie, avoir un descendant... ».
Retenons pour exemple ce que disent Monsieur et Madame CHAPUIS 232 .
Nous comprenons la part active, que prennent parfois les futures grands-mères 233 , comme participation à la réduction de cette fracture générationnelle. Cela nous fait penser à une forme d’identification mère-fille : la future grand-mère en faisant un pas vers l’adoption signifie à sa fille qu’elle aussi peut le faire et cela toujours en identification à elle. Le méta-communication serait : « Tu vois, en participant activement à ton projet d’adoption, je te dis que moi aussi, comme toi, je peux adopter ; et toi, comme moi, tu peux aussi le faire. Je t’imagine mère de cet enfant puisque tu es ma fille et puisque je m’imagine être déjà sa grand-mère. » Reprenant les termes de P. LEGENDRE cela devient : « Je suis prête à prendre ma place de grand-mère adoptante, tu peux prendre la tienne de mère adoptante ».
Cette place particulière des mères des futures mères, dans l’adoption, est à remarquer : huit candidates sur les vingt six rencontrées font explicitement référence à leur mère. En soi, cette référence n’est pas significative et peut en dehors du contexte adoptif, être comprise comme processus partagé par chacune lors d’une naissance. Ce qui apparaît néanmoins comme significatif est le fait que sur ces huit personnes, six n’ont pas d’enfant. Madame PERRET 234 nous dit : « quand on a eu l’agrément, j’ai appelé ma maman, la belle-maman et c’est vrai qu’il fallait que je leur dise, c’était plus fort que moi. Maintenant, on a plus tendance à faire le chemin tous les deux ».
Cette construction généalogique est, dit P. LEGENDRE, «la science du comptage et de la division », de la séparation. La filiation instituée assure la division hors de la fusion narcissique.
G. ROSOLATO. Op. cité. p. 63.
P. LEGENDRE. Filiation. Leçon IV. Paris, Fayard, 1990, pp. 56-65.
P.LEGENDRE. Le crime du caporal Lortie. Paris, Fayard, 1989, p. 67.
Le paroxysme de cette situation serait la parentification totale d’un enfant par ses parents, venant signer par-là leur impossibilité à lâcher leur place d’enfant par rapport à leur propres parents. C’est la thèse que défend P. LEGENDRE dans Le crime du caporal Lortie: Lortie n’a pas tué l’image du père, mais dans cette image du père, la place d’enfant que son père ne pouvait quitter.
papponymie: « attribution du prénom du grand-père au petit-fils, au fils aîné du fils aîné » P. LEGENDRE. Filiation. Leçon IV Paris, Fayard, 1990, p. 105.
P. LEGENDRE. Ibidem p. 62.
E 15, p.243.
A. FINE. Op. cité. p.3.
F. HERITIER. Masculin, Féminin. La pensée de la différence. Paris, O. Jacob, 1996, p. 108.
B. VERNIER Prénom et ressemblance. Appropriation symbolique des enfants, économie affective et systèmes de parenté. In Adoptions. Ethnologie des parentés choisies. S/D A. FINE. pp. 97-119.
B.VERNIER : Ibidem p. 101
E 13, p.218.
. Ce sont les situations que J. GUYOTAT appelle « syndrome de l’entonnoir …où celui qui se tient au fond de l’entonnoir tient toute la lignée à sa merci… est seul à trop devoir recevoir et trop devoir transmettre » in Mort, Naissance et filiation Paris, Masson, 1980, p. 85.
E 1, p.56.