-2.2.2- Le principe de division et de séparation.

Deux éléments nous semblent particulièrement intéressants d’approfondir à la lumière de ce principe : le concept de représentation et l’acte d’accouchement.

« Privées de grossesse », les mères adoptantes qui n’ont pas d’enfant sont également privées d’accouchement . L’accouchement étant relatif aux moments où ‘naît l’enfant, c’est-à-dire où il n’est plus ce qu’il était, l’enfant narcissique tout puissant, autonome et immortel. Et cet enfant devient ce qu’il est, moment aussi où la mère se sépare de son enfant. Elle n’ est plus son enfant, elle a un enfant. L’enfant imaginé (imaginaire), comme image de soi-même, prend corps dans la réalité. En cela, il vient mettre des limites au narcissisme de ses parents. Pour P. LEGENDRE 235 , le travail de l’accouchement participe également au principe de division qu’il nomme la Référence absolue (comme tiers séparant). Il écrit :  « La mère n’est pas un «objet partiel absolu » (une matrice). La fonction maternelle est liée au montage de fiction de la reproduction : symboliquement, le travail de l’accouchement institue un écart ». (Entre l’avant et l’après ; entre dedans et dehors ; entre l’enfant imaginé et l’enfant qui naît). Cet écart symbolique permet la sortie de la fusion narcissique, permet la différenciation subjective (l’avènement du sujet). La construction de cet écart vient également prendre étayage, selon P.LEGENDRE, sur l’accouchement vécu. L’absence d’accouchement dans la filiation adoptive a-t-elle une incidence sur la ‘’mise en écart’’ de l’enfant et de sa mère, c’est-à-dire l’absence d’accouchement majore-t-elle la dimension narcissique ? La question sous-jacente étant : est-ce que et comment cet accouchement, non vécu par la mère adoptante dans la réalité, est-il ‘’rejoué’’ autrement, fantasmatiquement, et cela en référence (identification) à sa propre mère. Cet autrement est peut-être à rechercher dans la rencontre entre parents et enfant, c’est-à-dire le moment où ils se rencontrent dans la réalité, comme dans l’accouchement. Cette différence éventuelle entre filiation naturelle et adoptive ne vient cependant rien dire d’une majoration narcissique dans la construction de la représentation de l’enfant et dans la stratégie d’adoption, puisque son absence n’intervient qu’au terme du processus. Nous pouvons cependant penser que l’absence de grossesse, vécue comme blessure du lien de filiation de corps à corps, inclut en soi cette absence d’accouchement.

Nous avons défini le concept de représentation comme composé d’un sujet qui se représente, d’une image figurative (de l’enfant) et de référents. Il nous faut en reprendre le contenu pour en saisir toute la valeur symbolique. Le sujet est le futur couple adoptant qui a un désir d’enfant. Chaque conjoint a grandi, s’est développé et est devenu adulte à travers les différentes phases de relations objectales que nous avons décrites. C’est lui qui construit sa représentation et cela en conjuguant à sa manière son désir et la réalité. Il aura un rapport tout à fait singulier à cette réalité, rapport plus ou moins conforme aux modèles des relations objectales intériorisées. Autrement dit, chacun va pouvoir faire advenir son désir d’enfant au réel, à la réalité, en l’humanisant, en l’inscrivant dans la réalité avec ses contraintes et ses possibilités. Ainsi, le sujet est la personne ‘’totale’’, avec ses expériences, ses relations, ses idées, son rapport au monde. L’adoptant étant un couple, c’est une deuxième dialectique qui opère simultanément. Les deux conjoints ont à opérer une construction de représentation qui prenne en compte le désir de chacun bien sûr, mais aussi la manière dont chacun négocie son désir dans la réalité, c’est-à-dire le propre rapport de chacun à la réalité. Il y a dans cette relation conjugale, deux désirs qui se disent et se reconnaissent comme tels, et élaboration d’une même représentation. Nous pourrions dire ‘’conception’’d’une même représentation, comme ‘’autre’’ conception possible, une conception qui se fait ‘’autrement’’ que par l’acte sexuel. En se construisant une représentation de l’enfant qu’il veut adopter, le demandeur se construit lui-même, c’est-à-dire qu’il se construit parent de cet enfant. Il y a construction simultanée et réciproque ; l’interaction se fait dans l’élaboration de la représentation de l’enfant désiré et dans la possibilité pour le sujet d’en devenir parent, selon le principe de la permutation symbolique des places.

Cette conception à deux, dans l’élaboration de la représentation de l’enfant, dans la construction de l’apparentement, prend la forme du mûrissement, de la réflexion… qui se font «au sein du couple » 236 . Pour Madame GUERIN cette conception fécondante est affaire non plus d’elle-même qui serait enceinte, grosse de cette attente, mais du couple : « du coup, le projet, on le porte à deux. Je n’ai pas l’impression, quand on vit une grossesse que le mari soit autant impliqué dans le projet. Pierre m’en a parlé au début, je l’ai constamment senti à mes côtés et on le porte à deux ».

Ainsi, l’élaboration de la représentation, par chacun des conjoints et en couple, dans une symbolisation verbale, permet d’inscrire l’absolu du désir et le rapport au manque dans une signification par définition instituée. Comme nous l’avons vu précédemment, cette mise en signification équivaut à une perte narcissique. La question est alors de savoir quelle serait la valeur symbolique de la construction d’une image figurative de l’enfant dans et par la représentation. Monsieur et Madame MATIN explicitent leurs réactions quant à cette représentation forcée :

  • «  Monsieur : moi, depuis le début, je m’en fous complètement, un garçon, une fille, noir… j’étais choqué au début des conversations, ils nous disaient ‘’il y a des bébés blancs et des bébés noirs, vous choisissez lequel ?’’… et ça m’a choqué. Maintenant, j’ai passé le stade et je comprends pourquoi ils posent la question…
  • Madame : c’est là qu’on s’est senti forcé de faire une certaine description de notre futur enfant. ».

Cette construction de l’image figurative constitue l’objectivation dans le processus de construction de la représentation.

Notes
235.

P. LEGENDRE. L’inestimable objet de la transmission  Paris, Fayard, 1985, p. 327.

236.

E 2, 4,6.