-2.3.2- Les phases d’objectivation et d’ancrage.

Rappelons les deux phases d’objectivation et d’ancrage ; nous nous référerons aux travaux de D. JODELET 244 qui distingue ces deux grands processus.

L’objectivation est l’inscription du social dans la représentation, c’est-à-dire la façon dont le social vient co-construire la représentation en s’y inscrivant, et cela à travers le sujet. Elle sélectionne les éléments d’information à disposition pour retenir ceux qui lui semblent acceptables ; elle construit une image figurative et donne à cette image le statut d’évidence. Opération imageante et structurante, l’objectivation fait correspondre des choses aux mots ; « elle donne texture matérielle aux idées » (percept-concept). « Objectiver : c’est faire une construction sélective, c’est choisir un sens en le matérialisant » 245 . Cette phase est construite théoriquement 246 selon trois processus : la sélection des caractéristiques (enfant blanc de 1 an…), la formation d’une image figurative qui donne corps mentalement à l’enfant et enfin la naturalisation qui peut être comprise comme processus de biologisation de la représentation et comme évidence et légitimation non questionnées de cette représentation. (L’adoption pour moi, c’est naturel).

L’ancrage de l’objet ainsi construit se fait dans le système de pensée pré-existant du sujet (nouvelle connaissance, intégration de la nouveauté) et se fait également dans la réalité sociale en orientant les conduites et en leur donnant un guide de lecture. Cet ancrage nous semble pouvoir être rapproché de la construction de l’apparentement.

Ainsi, les résultats de notre étude de dossiers et l’analyse des 26 entretiens réalisés, nous permettent de reprendre la distinction construite entre les couples où apparaît une majoration de la dimension narcissique, et ceux chez lesquels cette majoration serait absente ou moindre. Une majoration de la dimension narcissique conduirait certains adoptants à construire une représentation dont les pôles resteraient dans une structure fusionnelle : il n’y a que peu d’écart entre eux. Ce trop peu d’écart ne laisserait que peu de place à la réalité et à l’insertion de cette réalité dans la construction de cette représentation. La phase d’objectivation tendrait à sélectionner fortement les éléments ‘’gênants’’ de la réalité. Le noyau de l’image figurative serait fortement structuré autour de caractéristiques (âge, sexe, origine) peu susceptibles de modifications. Enfin, cette image figurative serait légitimée par le sujet dans un processus de naturalisation et de biologisation qui n’est pas sans rappeler la filiation ‘’naturelle’’.

Dans la phase d’ancrage, cette représentation n’offrirait que peu d’adaptation, peu de compromis avec la réalité pour sa réalisation. Le sujet mettrait alors en place différentes stratégies pour maîtriser un environnement qui devrait se plier aux exigences de ses désirs. L’ancrage ne change rien à l’image figurative : la réalité doit s’y adapter. Cette stratégie prendrait deux formes apparemment opposées mais ayant les mêmes soubassements narcissiques.

Inversement, dans les situations où la majoration de la dimension narcissique serait moindre ou absente, les pôles de la représentation ne seraient plus collés les uns aux autres ; un plus grand écart a été élaboré, espace permettant la négociation et l’inscription plus large d’un enfant. Le sujet est moins enlacé à son référent, l’enfant accueilli peut être différent de son image figurative. Les phases d’objectivation et d’ancrage, en interaction plus forte, intègrent la réalité. Il semblerait que dans cette configuration, la représentation joue plus complètement sa fonction de représentation. En effet, la représentation n’a pas pour fonction de trouver l’enfant imaginaire dans l’image figurative et/ou dans l’enfant effectivement accueilli, mais plutôt a pour fonction de se persuader que cette image figurative et/ou cet enfant accueilli correspond à l’enfant imaginaire. La représentation, « c’est la conviction que ce que la représentation représente, c’est un objet absent et non point manquant… l’objet absent, c’est celui qui n’est pas là dans la perception mais qui est là dans la représentation » 251 . Alors la phase d’ancrage semble opérer une moindre sélection, intégrant alors plus facilement la réalité. L’enracinement de l’image figurative dans la réalité, lors de la phase d’ancrage, a un effet sur l’image elle-même qui peut être modifiée. Objectivation et ancrage sont en interaction dynamique. La stratégie de réalisation se fait par tâtonnement, intégrant l’aléatoire, avec des avancées, des replis, si besoin en changeant de direction.

Nous avons défini ces deux phases d’objectivation et d’ancrage comme en liaison avec la réalité. Nous voudrions porter plus précisément notre attention sur cette réalité au sens ‘’social’’ du terme et mettre en lien la situation des futurs adoptants au regard de leurs motivations à adopter, avec leur capacité à parler leur projet. Nous appellerons ‘’socialisation’’ le processus par lequel les adoptants inscrivent leur projet d’adoption dans le ‘’social’’, sous la forme langagière et non-langagière de la filiation instituée pour reprendre la terminologie de J. GUYOTAT. Cette inscription par la parole est celle qui permet au couple d’échanger, de discuter de l’adoption et donc d’élaborer son projet et sa représentation de l’enfant. Cette inscription par la parole peut s’élargir en dehors du couple et aller vers d’autres cercles familiaux, amicaux, professionnels, associatifs... Cette inscription est également tout ce qui dans la vie sociale vient permettre cette reconnaissance de filiation : le regard de l’autre qui fait parent, regard échangé entre père et mère, regard des futurs grands-parents, des voisins, amis... et des professionnels de l’adoption. L’inscription non-langagière est aussi le regard  institué de l’État Civil et du Droit, la reconnaissance de la capacité à être parents donnée par l’agrément.

L’analyse des entretiens 252 nous amène à la constatation suivante : plus un couple ressent douloureusement et difficilement son infécondité/stérilité, plus l’échange est difficile, à l’intérieur du couple d’abord, à l’intérieur des familles et enfin pour dépasser le cercle familial élargi. Cette faible élaboration du projet en dehors de la famille élargie peut être mise, elle-même, en relation avec la discrimination faite quant à l’origine de l’enfant : plus la ‘’socialité’’ du projet est large, moins la discrimination semble forte. Une plus forte socialisation correspond à une plus grande élaboration conjointe du projet et également, quand il y en a une, à une modification de la représentation de l’enfant. La socialisation participe à la division, à la mise en écart et à la perte. Inversement, une faible socialisation participerait d’un collage des adoptants au référent de leur représentation et à l’image même de leur représentation. Cette socialisation est pour nous une composante de la filiation instituée et tout ce qui viendrait dans l’ entourage des adoptants mettre une ombre, un doute (ou une non-reconnaissance complète) sur le lien de filiation peut être considéré aussi comme blessure de filiation instituée.

Ainsi, la difficulté de certains couples à parler, à mettre une parole sur leur projet d’adoption et leur représentation de l’enfant induit la construction d’une image figurative de l’enfant collée au désir, à l’extrême sans écart avec lui. Ce déficit de la dimension symbolique les conduit à souhaiter adopter un enfant qui ne peut être que celui de leur désir total et absolu et qu’ils imaginent comblé par lui. Cet élément se retrouve principalement chez les couples recherchant une ressemblance entre eux et leur enfant. Nous pensons qu’il est également présent chez ceux voulant un enfant ressemblant à l’image figurative de leur représentation. Il y a chez les uns et les autres trop de collage pour les premiers au référent, pour les seconds à l’image figurative de leur représentation elle-même.

Inversement, d’autres adoptants semblent présenter leur désir sur la scène de la réalité ; ils peuvent le présenter autrement, le re-présenter. Par une élaboration plus forte et plus conjointe de leur représentation de l’enfant, les adoptants créent un écart entre eux et leur désir. En habillant leur désir de paroles, en le faisant advenir à l’humain parlant, les adoptants le font émerger à la surface de la conscience 253 . Cet écart est également synonyme de perte : arrivé sur le champ de la conscience et de la réalité, le désir n’est plus ce qu’il était, il n’est plus tout puissant, absolu et éternel. Le besoin pour eux de ressemblance entre eux-mêmes et l’enfant en est diminué ; la nécessité de faire correspondre l’enfant adopté à son image figurative s’en trouve amoindrie.

Mais quand nous parlons de ressemblance, de quoi parlons-nous ? Cette question semble de première importance dans l’adoption qui, par définition, est la ‘’greffe’’ qui donnera à chacun des parents le sentiment de se reconnaître dans leur enfant et réciproquement. Nous proposons donc de ré-interroger cette notion de ‘’ressemblance’’ à partir des travaux de P.A. TAGUIEFF*.

*Note : P.A. TAGUIEFF. La force du préjugé. Paris, La Découverte, 1987. Nous pouvons résumer sa thèse ainsi :

  racisme anti-racisme
Individualisme je suis différent et tu ne pourras jamais me ressembler. Je suis le même homme que toi.
Universalisme je suis l’homme universel et tu dois me ressembler ; mais ce n’est pas possible. Je suis comme toi un homme singulier.
Notes
244.

D. JODELET. Les représentations sociales: phénomène et théorie. S/D de S. MOSCOVICI. Psychologie Sociale. Paris, PUF, 1984, pp. 357-378.

245.

D. JODELET. Ibidem.

246.

D. JODELET. Ibidem.

247.

E 1, p. 190.

248.

E 8, p.153.

249.

E 5, p. 113.

250.

E 24, p. 347.

251.

L. MARIN.  Détruire la peinture. Paris, Flammarion, 1997, p. 186.

252.

Annexe n° 11-16. p. 407. « Entretiens : lecture des données. Elaboration dans le couple et socialisation ».

253.

La prise de conscience est ici rapprochée de la verbalisation de la représentation.