Ce qui est écrit et dit par les adoptants de ce qu’ils entendent par race soutient l’idée selon laquelle les races sont définies en même temps par des critères géographiques (Amérique Latine), des critères culturels (arabes, asiatiques), des critères religieux (enfant musulman), physiques (couleur de la peau). Nous trouvons également des confusions entre statut et nationalité ( pupilles de l’État et français ) et entre statut, nationalité et caractères physiques (un pupille de l’État est un enfant de peau blanche ). Nous avons tenu compte de cette diversité de représentations dans la classification construite sur les origines de l’enfant, en reprenant le sens transmis par les adoptants. Cette catégorisation donne à voir le rapport que les adoptants ont à l’origine de l’enfant dans ce qu’il a lui-même de ressemblant ou/et de différent d’eux, mettant l’accent, pour certains sur des traits corporels, pour d’autres sur des différences culturelles, pour d’autres enfin sur chacune et toutes les différences imaginées qui diraient alors l’impossibilité d’une filiation.
Prenant les rapports les plus extrêmes, nous pouvons dire :
Nous aurions alors une graduation allant d’une affirmation absolue de la différence et du refus de cette différence à un universalisme reconnaissant cette différence fondatrice. En d’autres termes, nous pourrions trouver, sur un extrême des adoptants conjuguant les deux formes de racisme de P.A. TAGUIEFF et sur un autre extrême des adoptants conjuguant les deux formes d’anti-racisme.
Nous abordons alors ce qui est au cœur de la problématique du racisme/antiracisme et de la filiation, le rapport au même et au semblable. Cette distinction est pour F. HÉRITIER« ce qu’il y a de plus fondamental dans les sociétés humaines, la façon dont elles construisent leurs catégories de l’identique et du différent ». Cette opposition identique/différent est le prototype sur lequel se « moulent tant les autres oppositions conceptuelles... que les classements hiérarchiques que la pensée opère et qui, eux, sont de valeur » 254 . Elle est au centre de la filiation dans sa dimension narcissique et instituée.
P. A. TAGUIEFF fait l’hypothèse « d’une mixophobie enracinée dans un noyau inconscient ... et qui se trouve confortée et précisée par son point d’application préférentiel : la filiation et la descendance » 255 . Reprenant les travaux de R. PAGES, deux hypothèses sont construites, l’une sur l’ «homofiliation physique » qui tend à la reproduction du même dans ses aspects corporels, physiques, dont le principal qui est la couleur de la peau. La ressemblance de l’enfant aux ascendants est nécessaire à la reconnaissance de cet enfant comme pouvant être le sien et à son inscription dans la lignée familiale. La deuxième hypothèse est celle d’une « homofiliation culturelle » selon laquelle « la perpétuation des similitudes de divers ordres, en particulier socio-culturels, a également une valeur positive dans certaines limites ». C’est dire qu’une ressemblance ou compatibilité culturelle permet également de penser l’identique en terme de filiation.
Dans l’adoption, nous sommes effectivement au cœur de ces deux hypothèses. La question de l’ identité personnelle, conjugale, familiale et sociale des adoptants rencontre la question de l’ ‘’identique’’, puisque tous deux ont la même étymologie. Nous pouvons le traduire ainsi : comment faire du même avec du différent ? Transférant cette question dans le champ analytique, nous pourrions la poser en ces termes : ‘’comment faire du narcissique avec du symbolique ? Comment faire du narcissique avec de l’institué ?’’
Ainsi, l’hypothèse d’une homofiliation physique se trouve confirmée par certains adoptants dans leur souhait d’adopter un enfant qui leur ressemblerait physiquement. Cet impératif absolu de reproduction du même, comme condition de création des liens de filiation, a été compris comme effet inconscient de la blessure d’infécondité et surtout de stérilité, blessure pouvant entraîner une majoration de la dimension narcissique de la filiation. Ce « noyau inconscient » de la mixophobie se retrouve alors particulièrement actif dans les situations où serait plus forte la crainte d’une rupture de filiation. Nous avons également dégagé les grands axes de la dimension instituée de la filiation et avons mis en évidence sa fonction symbolique. Cette dimension instituée se trouve questionnée par l’hypothèse de l’homofiliation culturelle. Dans quelle mesure, la culture d’origine de l’enfant, dans ce qu’elle représente comme identique possible, réelle ou imaginée, par les futurs adoptants, peut-elle assurer la continuation et perpétuation de l’identité personnelle et familiale, ‘’recoller’’ les morceaux de la rupture de filiation et, ajoutons, diminuer ou amoindrir les impératifs inconscients dictant de reproduire le même physiquement ? Pour P. A.TAGUIEFF« les différences culturelles tendant à s’annuler en se croisant, par les seuls échanges, le ‘’préjugé racial’’ serait dès lors atténuable voire réductible ». Dans l’adoption, cette possibilité de ‘’mélange’’ semble beaucoup plus un effet qu’une cause d’une diminution de la prégnance de l’homofiliation physique. Nous avons là vraisemblablement une limite à la dialectique des dimensions narcissique et instituée de la filiation. En outre, cette culture d’origine de l’enfant est choisie dans ce qu’elle offre, du point de vue des adoptants, comme capacité plastique d’assimilation dans la culture d’accueil, c’est-à-dire finalement comme du « même possible » culturellement. Les adoptants qui se tournent vers l’adoption internationale sont bien dans cette posture où n’est pas posé « le postulat d’une hérédité biopsychique ou bioculturelle différentielle » et où la culture d’origine n’est pas naturalisée, c’est à dire immuable. Mais cependant, cette différence doit pouvoir être reçue, pour faire filiation, comme en lien, en continuation, avec de l’identique possible. La famille, quand sont en jeux les constructions généalogiques, semble bien le creuset de cette nécessaire reproduction du même, condition du vivre ensemble intime. Mais pour certains, cette continuation ne peut se faire qu’avec du même, pour d’autres avec du semblable. Le semblable étant ici défini comme du différent reconnu subjectivement comme pouvant être de l’identique. Ce qui nous conduit à penser que l’important dans la filiation, dans la construction de l’identité, est la capacité des parents à reconnaître comme identique à eux ce qui peut être différent ; le différent devient le semblable. Pour simplifier, nous pourrions dire que dans l’adoption, les différents niveaux de racisme seraient liés à la plus ou moins grande capacité des futurs adoptants à reconnaître du différent comme étant néanmoins de l’ identique, comme pouvant néanmoins faire identité. Cela reviendrait à dire la plus ou moins grande capacité à entrer dans un échange symbolique, et à se dégager d’un échange spéculaire.
Nous devons néanmoins relativiser les effets de cette homofiliation culturelle comme indice d’un dégagement de la nécessité de reproduction du même. En effet, se conjugue avec cette dimension la question de l’âge de l’enfant. L’adoption internationale permettant alors d’adopter rapidement (plus rapidement en tout cas que l’adoption nationale) un bébé, l’identique serait alors recherché du côté de ‘’comme celui qu’on aurait fait’’. Il y aurait chez certains adoptants une construction hiérarchique des valences relatives aux caractéristiques de l’enfant, permettant aux adoptants de retrouver chez leur enfant ce qu’ils considèrent être premier pour fonder l’identique nécessaire.
F. HERITIER. Masculin/Féminin. La pensée de la différence. Paris, O. Jacob, 1996, p. 26.
P. A TAGUIEFF. Op. cité. pp. 348-354.