-1.2.1- L’agrément comme représentation de la disponibilité à l’enfant.

Rappelons que l’agrément délivré peut être «assorti d’une notice mentionnant le nombre, l’âge ou les caractéristiques de l’enfant » (article 6 du décret de 98-771 du 1° septembre 1998). Cette notice, facultative, nous semble de première importance, c’est elle, en réalité, qui devrait donner les contours de la représentation de l’enfant des adoptants et l’évaluation faite de leur disponibilité. Il s’agira alors pour les professionnels chargés de cette évaluation, pour la commission d’agrément et le décideur, de préciser combien d’enfant(s) peuvent être accueillis et leur âge au moment de leur accueil. Il nous semble alors que cet agrément a lui aussi à se «décoller » de la demande des postulants, pour en saisir les éléments encore en mouvement qui permettraient l’inscription dans la réalité.

Nous ne nous attarderons pas plus sur cette question de l’évaluation dans ses méthodes, et outils qui ont fait l’objet de nombreuses publications tant en psychologie sociale qu’en clinique 266 et qui, en soi, ne font pas l’objet de notre recherche. Nous souhaitons néanmoins aborder la question des origines de l’enfant. Nous nous proposons de reprendre cette question des origines du point de vue de l’évaluation et de voir en quoi cette possibilité/impossibilité pour les postulants d’accueillir un enfant ‘’différent’’ d’eux viendrait dire une capacité/incapacité à devenir parent adoptant. La question des ‘’races’’ et du racisme est une question récurrente dans le monde de l’adoption. Pour les futurs adoptants, il s’agit, dans la représentation qu’ils ont de l’enfant attendu, de préciser aux intervenants quel ‘’type’’ d’enfant ils se sentent prêts à adopter. Si ces caractéristiques de l’enfant ne sont pas mentionnées dans la décision du Président de Conseil Général sous peine d’anticonstitutionnalité, elles peuvent l’être dans les rapports sociaux et psychologiques. Ces écrits sont toujours utilisés par ceux qui ont le pouvoir de confier des enfants et servent donc de «guide » d’apparentement pour les Conseils de Famille et autres autorités.

Nous appuyant sur les travaux scientifiques reconnus 267 nous dirons d’abord que si les races n’existent pas, le racisme, lui, existe bien. Ce racisme prend source dans les différences biologiques et culturelles et peut prendre des formes opposées qui toutes auront leur ‘’antidote antiraciste’’, c’est là la thèse de P.A. TAGUIEFF que nous avons vue précédemment. Ainsi, chacune des affirmations contient son antidote qui prise séparément contient tout le paradoxe. Nous comprenons déjà que, au regard de l’agrément adoption, cette manière de poser la question du racisme/non-racisme, la complexifie un peu. Ne pas pouvoir, vouloir adopter un enfant physiquement différent de soi est-il toujours un comportement raciste ? P. A. TAGUIEFF distingue trois formes de racisme :

  • Le racisme-idéologie qui inscrit sa logique sur des réalités physiologiques naturelles, sur ce qui «ne change pas », par exemple la couleur de la peau. Le déterminisme biologique y conditionne les conduites humaines.
  • Le racisme-prèjugé définissant des attitudes (ce que nous sommes disposés à faire) et des opinions (ce que nous croyons ou estimons vrai). Le préjugé étant défini comme « un schéma cognitif et affectif anticipé, pré-existant dans l’opinion publique avant que tel individu ne le fasse sien ».
  • Le racisme-discrimination qui est un comportement, une pratique, un préjugé mis en acte.

Nous pouvons trouver dans l’adoption, des formes de discrimination sans idéologie ni préjugé raciste. Notons à ce propos que le Conseil d’État dans sa jurisprudence n’a pas retenu comme fondé un refus d’agrément motivé par «les exigences que les intéressés avaient exprimées en ce qui concerne l’origine de l’enfant... » 268 .

Nous prendrons pour exemple l’entretien avec Monsieur et Madame LECLERC 269 . Madame a vécu en Afrique pendant plusieurs années, elle y a conservé des amis et les souvenirs qu’elle garde de cette période lui sont plutôt agréables. De formation médicale, elle a travaillé dans un service de pédiatrie et y a soigné des enfants de toutes origines. Il ne semble y avoir chez elle aucun racisme idéologique ni de préjugés raciaux, elle dit cependant ne pouvoir adopter un enfant noir :

‘« Monsieur : non, après c’était sur la race ; on ne souhaitait pas un enfant noir, autrement le reste… - Madame : oui, c’est plutôt dans l’autre sens qu’il faut le dire, c’est qu’on était prêt à adopter pas qu’un enfant à la peau blanche, on se tournait vers l’adoption d’un enfant étranger… Mais un enfant noir… c’est la peau… moi, je trouve qu’elle n’a pas le même grain, c’est pas la même peau. Je ne peux pas vous expliquer, mais c’est une question de toucher… ». ’

Au-delà d’une compréhension qui en donnerait, dans ses motivations, une interprétation analytique, nous proposons d’en approcher le processus et les effets à partir des travaux de D. ANZIEU. L’auteur construit le concept de Moi-peau comme «réalité d’ordre fantasmatique dont le Moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps » 270 . Ainsi, toute activité psychique s’étayant sur une fonction biologique, le Moi-peau trouve son étayage sur les diverses fonctions de la peau : « fonction de contenant qui contient, de barrière qui protège.... et de communications permettant d’établir des relations signifiantes ». Cette instauration du Moi-peau chez l’enfant répond au besoin d’une enveloppe narcissique. « L’enfant est satisfait dans ses besoins et il est surtout rassuré quant à son besoin qu’on comprenne ses besoins. D’où la construction d’une enveloppe de bien-être narcissiquement investie, support de l’illusion, nécessaire à fonder le Moi-peau, qu’un être accolé de l’autre côté de cette enveloppe, réagit immédiatement en symétrie complémentaire à ses signaux... » 271 . Ainsi, cette constitution du Moi-peau chez l’enfant passe, pourrait-on dire, par différentes phases qui vont progressivement de la dyade mère-enfant dans une même enveloppe physique et psychique à la constitution progressive pour l’enfant d’une enveloppe assurant son individuation : il y a progressivement effacement de cette peau commune et reconnaissance que chacun a sa propre peau et son propre moi. Dans cette genèse interactionnelle, l’enfant est créateur de mère.

Ainsi, ce que D. ANZIEU dit du Moi-peau de l’enfant peut être compris également au regard des processus qui feront mère celle qui a accouché ou/et qui adopte cet enfant. Nécessité d’abord d’une peau commune possible entre l’enfant adopté et sa mère adoptante. Cette peau commune est comprise au sens d’enveloppe psychique rassemblant la mère et l’enfant et s’étayant sur le corps. Nécessité aussi pour la constitution du Moi-peau de l’enfant de pouvoir trouver un étayage suffisamment bon et fort sur le Moi-peau de sa mère.

Ce concept est donc également pertinent pour comprendre le processus et les interactions qui feront mère la mère adoptante et plus globalement la famille adoptante. C’est dans l’interaction mère-enfant que la femme devient mère et l’enfant fils/fille ; cette interaction est totale dans le sens où l’ensemble des canaux sensoriels est mis en action : signaux sonores, olfactifs, visuels, cutanés... Cette enveloppe, soutenante, contenante, protectrice et support des communications, est celle également que constitue la famille et donc la famille adoptante. La mère et les autres membres de la famille doivent pouvoir faire ‘’peau commune’’ avec l’enfant né ou adopté ; l’enfant nouvellement arrivé se moulant dans les enveloppes (maternelle, parentale, fraternelle...) pour en former de nouvelles, lui parmi et comme les autres.

Nous avons donc là un des aspects d’une discrimination qui ne semble pas pouvoir être qualifiée de raciste. Ainsi, il convient, au regard des discriminations faites par les postulants, de distinguer dans leurs motivations, ce qui serait de l’ordre du préjugé, ce qui serait de l’ordre de l’idéologie et ce qui serait de l’ordre de l’impossibilité à faire peau commune avec l’enfant. Ce rapport est donc, nous l’avons vu, au centre de la filiation, et tout particulièrement au centre de la filiation adoptive dans ce que le corps de l’enfant entretient subjectivement chez les adoptants comme pouvant être, quand même, l’identique. Ainsi, il nous semble que fondamentalement, la problématique de la filiation adoptive et de l’agrément se situe non pas tellement sur la question de la différence ni sur celle de l’identique, mais dans leur rapport. Quel que soit le contenu des représentations des deux pôles, l’enjeu pour les futurs adoptants devient celui de leur capacité à se reconnaître dans leur enfant, c’est-à-dire à trouver en lui, aujourd’hui et demain, en tant que différent, de ‘’l’identique’’, assurant l’identité. S’agissant de l’adoption internationale, la différence culturelle ne saurait être naturaliséee au point de penser qu’un enfant ne puisse pas être enveloppé par une nouvelle enveloppe culturelle dont l’étayage serait affectif. Finalement, la racisme serait ce préjugé qui naturaliserait, rendrait immuable les caractéristiques personnelles d’un enfant, racisme fondé sur les données physiques qui, elles effectivement, offrent cette possibilité de généralisation à l’ensemble de la personnalité. Le racisme est le préjugé, construit en idéologie, selon lequel la personne ne peut que rester la même, fossilisée.

Notes
266.

M. ROUYER . Adoption : le premier entretien avec le psychiatre. In Journal de pédiatrie et de puériculture n° 4, Editions scientifiques et médicales, 2001. Nous nous référons également aux travaux de C. PLENCHETTE-BRISONNET. Construire et utliser des outils en action sociale. Paris, ESF, 1985

267.

M. DUYME.  Familles adoptives internationales comme creuset de la société mondiale. In Accueil de février 1995, pp. 13-15.

268.

Conseil d’Etat, Section du Contentieux. Décision du 4 novembre 1991 n° 102-611, 17 février 1993, n° 129-436.

269.

E 8, p.153.

270.

D. ANZIEU. Le Moi-peau Paris, Dunod, 1985, p.38.

271.

D. ANZIEU. Op. cité. p. 43.