-2.2.1- La posture d’entre-deux du professionnel qui évalue.

Nous avons vu que ce professionnel est interprété comme accompagnant. Nous pourrions dire : dans l’agrément, chaque partie (professionnels et adoptants) observe l’autre et par là le modifie. L’observation et le dispositif d’observation, en même temps qu’ils informent sur le réel, lui donnent forme et donc le trans-forment. Pour étayer cela, nous nous référerons à la théorie quantique 302 . Toute intervention ‘’sur’’  est une intervention ‘’en ‘’ et a pour effet de provoquer des modifications dont les formes sont déterminées et aléatoires. Pour faire comprendre l’expérience d’Aspect 303 , les physiciens comparent les photons (particules de lumière) à des poissons, et se demandent : « Est-ce la conscience du pêcheur qui aurait provoqué la ‘’ réduction du paquet d’onde’’ du poisson, lui donnant forme ? Ou est-ce le dispositif d’analyse, de mesure, d’observation qui a provoqué cette transformation ? ». Entre ces deux interprétations (celle de la conscience et celle du dispositif), une autre conception se fait jour : « La physique quantique ne porte pas sur la réalité, mais sur la connaissance que nous en avons » 304 . Cela viendrait dire que nous n’avons pas accès au réel mais que nous construisons des outils pour nous le représenter et ces outils, transformant le réel par leur présence même, en modifient évidemment notre représentation et donc notre connaissance 305 . Nous voulons insister sur cette dimension du dispositif d’évaluation qui, en soi, serait producteur de sens. Nous retiendrons que le dispositif et la conscience de l’observateur sont en interaction, que l’un ne saurait se passer de l’autre pour la production de sens.

Nous savons donc, dans la filiation de la pensée phénoménologique, que le réel, objectif, qui existerait en soi, prend réalité à partir de l’observation, de la conscience et de l’intention de l’autre. Et cette observation du sujet, en elle-même, construit pour ce sujet sa réalité. Ainsi, non seulement, le professionnel est changé par l’adoptant, mais il y a, sans doute aussi, changement de l’adoptant par le professionnel. La perception que chacun a de l’autre le modifie en même temps qu’il le construit. C’est dans cette interaction que se situent les échanges lors des entretiens. Dans une vision analytique, il serait question de transfert et de contre-transfert ; réceptacle des projections des adoptants, le professionnel devient ‘’quelqu’un d’autre’’ ; et insistons sur ce point, il ne peut devenir quelqu’un d’autre qu’ à deux conditions :

  • D’une part à la condition de rester celui qui garantit le processus d’évaluation et donc la procédure d’agrément, en donne le cadre.
  • D’autre part à la condition de rester assez souple pour recevoir ce que les adoptants y mettront.

Nous sommes là dans ce que nous pourrions appeler une position paradoxale. Nous comprenons d’abord le paradoxe comme l’articulation de deux termes « antagonistes, contradictoires et complémentaires » 306 . Il s’agit alors de dépasser la mécanique du clivage et de l’alternative ; penser la complexité revient, nous dit E. MORIN.à remplacer le « ou bien/ou bien » par le « ni/ni et le et/et » 307 . Relativement à l’agrément et à la posture professionnelle des intervenants, la question n’est pas de savoir, si l’agrément est une phase d’évaluation ou une phase d’accompagnement, si le professionnel est un évaluateur ou un accompagnant, il s’agit simplement d’en accepter la complexité, et de remplacer le « ou » par le « et ». DW. WINNICOTT 308 nous donne alors une indication précieuse sur cette acceptation nécessaire : « Je demande qu’un paradoxe soit accepté, toléré et qu’on admette qu’il ne soit pas résolu. On peut résoudre un paradoxe, si l’on fuit dans un raisonnement intellectuel qui clive les choses, mais le prix payé est alors la perte de la valeur du paradoxe ». Cela nous semble capital : finalement, pour que l’agrément puisse faire son travail d’évaluation, il est nécessaire que la dimension accompagnement puisse également exister 309  ; et de la même manière, pour que ce sentiment d’accompagnement puisse être créé, il est nécessaire que l’évaluation soit trouvée. Enlever un terme de la proposition pour la simplifier revient alors à annuler les deux termes.

Le professionnel et l’espace potentiel qu’est l’agrément sont alors dans cet entre-deux paradoxal 310 qui permet la relation et le sentiment d’accompagnement et garantit aussi l’évaluation. Se laissant porter par la relation construite, le professionnel naviguera entre deux eaux, ni tout à fait au fond où il y serait noyé, sans distance et donc sans possibilité d’évaluation, ni tout à fait au-dessus où il ne pourrait qu’observer sans comprendre. Le verbe comprendre invite à ‘’cum prendere’’ prendre ensemble, l’autre et soi dans la complexité de la relation. Vraisemblablement, cette posture de l’entre-deux se retrouve dans les écrits des professionnels qui ‘’naviguent’’, eux aussi, entre évaluation et accompagnement. Ces écrits se trouvent eux-mêmes avoir un double objectif : donner les éléments d’évaluation nécessaires à la commission pour proposer un avis et d’autre part donner aux autorités qui confieront un enfant aux détenteurs d’agrément, des informations suffisamment positives pour qu’ils puissent le faire en confiance. Ce paradoxe de l’écrit est mis en évidence par Monsieur CHAPUIS 311 qui explique : « et bien, soit disant que dans notre rapport social, il y avait des choses pas bonnes pour notre dossier ; s’ils avaient présenté ça en Colombie, notre dossier n’aurait pas été accepté, donc ils voulaient un dossier… ».

Entre évaluation et accompagnement dans cette phase d’agrément, dans l’entre-deux des postures, le professionnel prépare également les conditions qui permettront la poursuite du travail  avec les futurs adoptants.

Notes
302.

S. ORTOLI et JP. PHARABOD. Le cantique des quantiques. Le monde existe t il ?. Paris, La Découverte, 1998.

303.

S. ORTOLI et JP. PHARABOD. Op. cité. p. 4.

304.

S. ORTOLI et JP. PHARABOD. Ibidem p. 83.

305.

Nous avons alors, au niveau épistémologique, une nouvelle approche du concept de représentation.

306.

E. MORIN.  Introduction à la pensée complexe. Paris, ESF, 1990, p. 73.

307.

E. MORIN. Ibidem, p. 72.

308.

DW. WINNICOTT. Op. cité p. 4.

309.

C’est, par exemple, ce que nous trouvons dans les entretiens quand les postulants parlent de leur sentiment de confiance.

310.

P. FUSTIER écrit à propos du paradoxe : « Le paradoxe est toujours paradoxe, qu’il soit ‘’pathogène’’ ou ‘’maturationnel’’ ; la différence entre les deux me paraît plus à rechercher dans la manière dont le psychisme s’en accommode. » in Les corridors du quotidien : la relation d’accompagnement dans les établissements spécialisés pour enfant. Lyon, PUL, 1993, p. 72.

311.

E 13, p. 218.