Le première de ces phases est celle qui correspond à la demande d’agrément elle-même. Cette demande se fait en deux temps. Les postulants envoient un courrier au département, aucune demande ne peut être reçue oralement. Après avoir reçu les informations nécessaires, et envoyé divers documents (état civil, justificatifs de ressources, certificats confirmant l’absence de contre-indication) ils ont à confirmer, toujours par lettre, leur demande. Un dossier est ouvert à leur nom à la date de cette confirmation. Au-delà de la dimension qui peut apparaître comme très administrative, nous pouvons cependant y voir une action, passant par l’écriture, qui symboliquement est forte. Madame RODET 322 nous l’exprime de manière très explicite : « Question : … un agrément, c’est une évaluation ? – Madame : pour moi, ça a été de poser un acte, c’était le premier acte en fait, parce qu’on en rêve pendant longtemps avant de dire ‘’on va écrire’’ et je pense que quand on fait la lettre on pose déjà le premier acte, on enclenche la première, à partir de là, on peut toujours faire marche arrière, mais on a l’impression que ça y est, on est entré dans l’adoption et pour moi, autant j’ai eu de doute avant, autant quand j’ai fait ma lettre, je n’ai plus jamais eu ce doute ». Avec l’importance donnée à cet acte d’écriture, Madame nous dit aussi quelque chose de capital : « on est entré dans l’adoption ».
Cette décision de demander un agrément est d’ailleurs, dans chaque entretien, rapportée comme « longuement mûrie » ; les personnes ont le sentiment de s’engager, elles prennent le temps de cela et généralement, cette décision intervient après plusieurs années de réflexion . Parmi les 26 postulants que nous avons rencontrés, 18 disent avoir attendu plus de cinq ans entre leur première idée d’adoption et leur demande effective d’agrément ; 1 seul couple évalue cet écart à moins de 1 an. Écoutons Monsieur et Madame PONCET 323 : « … on a mûrement réfléchi notre désir d’avoir un enfant. – Question : et il s’est passé combien de temps entre… ? – Madame : en fait, on s’y est pris à deux fois ; on a fait une première demande deux ans avant de rencontrer l’assistant social la première fois ; on avait fait les premières démarches, un courrier et on avait dit ‘’on va attendre, on va réfléchir encore un peu’’ ; je crois qu’on a vraiment démarré deux ans après. – Monsieur : oui, c’est ça, on a mûri ça pendant deux ans et on a fait notre demande au bout de deux ans… ».
Nous voudrions alors mettre l’accent sur trois éléments de ce passage qui séparerait : de notre point de vue, ce passage sépare le monde des adultes et celui des adultes qui deviennent parents ; il sépare également le monde de l’adoption du monde qui n’a pas adopté ; enfin ce passage marque l’acceptation de la nécessité d’une demande à l’autre pour avoir un enfant.
Les futurs adoptants peuvent ainsi être compris comme étant au cœur de ce passage « d’une vie à une autre » dont nous parle A. VAN GENNEP ; pour chacun, le passage de l’état d’adulte à celui de parent est probablement l’un des passages majeurs de la vie ; il signe l’inscription, dans la lignée généalogique, des fils et filles devenant père et mère. Nous retrouvons là toute la question de la permutation symbolique des places que nous avons vue comme composante de la filiation instituée. En demandant un agrément pour adopter un enfant, les postulants s’engagent, de manière consciente et réfléchie, dans leur souhait mis en acte de devenir parent. Nous pouvons imaginer une demande moins chargée émotionnellement et symboliquement pour les couples ayant déjà des enfants, cela n’est pas certain. Écoutons, Monsieur TISSERAND père de trois enfants nés de son couple: « En fait, quand on fait une demande d’adoption, c’est comme si on faisait un bébé, l’attente est plus longue. De toute façon, quand on décide de faire un enfant, il ne vient pas le lendemain ». Ainsi, pour les couples qui n’ont pas d’enfant, pour ceux qui n’ont pas d’enfant né de leur couple, la séparation d’un avant et d’un après est plus fortement marquée. Mais, il nous semble également, que ce soit pour un second enfant attendu naturellement, que ce soit pour un troisième espéré par l’adoption, que la parentalité est chaque fois une nouvelle aventure, autre, différente, et cela malgré l’expérience acquise. Devenir parents, pour paraphraser ARAGON, « c’est toujours la première fois ».
La deuxième dimension de ce passage qui sépare est celle d’entrer dans le monde de l’adoption. Nous verrons ultérieurement la valeur communautaire des liens qui unissent les adoptants, mais nous voulons simplement souligner le sentiment des postulants d’avoir l’impression d’entrer dans un autre monde, en formulant leur demande d’agrément. Monsieur et Madame PONCET 324 ont présenté en 1997 une demande d’agrément, ils n’avaient alors pas d’enfant ; en 2000, Madame est enceinte et ils accueillent un petit garçon la même année ; ils nous disent être restés en contact avec des adoptants : « et puis c’est vrai qu’on se sent, pas solidaires, mais partie prenante du monde, de ce monde ». Inversement, refusant d’imaginer même une quelconque différence entre la filiation naturelle et adoptive, Monsieur et Madame THOMAS 325 parlent du monde de l’adoption comme d’» un club » dont ils ne veulent pas faire partie. Nous trouvons la même réaction chez Monsieur PROST 326 qui affirme : « je n’ai pas envie d’être dans un espèce de sous-groupe social de parents adoptants…je ne souhaite pas entrer dans un statut, une catégorisation… on ne veut pas avoir l’impression de se renfermer dans un sous-groupe… ». Demander un agrément fait entrer dans un autre monde, pourrait-on dire, comme s’il y avait, dans les représentations, deux mondes, celui de l’adoption et l’autre où sont précisément ceux qui n’ont pas adopté, ou pas encore adopté.
Enfin, la troisième dimension de cette séparation nous semble liée à la question de la ‘’demande’’ . Quelles que soient leurs motivations, les postulants adressent une demande, et ce faisant acceptent et intègrent l’idée qu’ils ne peuvent seuls satisfaire leurs souhaits et désir d’être parents. Cet élément nous semble majeur dans la dynamique des postulants, il signe pour certains le renversement vers l’acceptation d’une autre forme de parentalité ; il dit pour d’autres un renoncement définitif aux procréations médicalement assistées ; pour d’autres enfin cet écrit qui sera lu par d’autres, et dont ils garderont la trace, est le commencement de ce cheminement. Faire une demande d’agrément équivaut alors à s’en remettre à l’autre, c’est-à-dire opérer une forme de deuil ou du moins l’initiation du processus.
La deuxième étape est désignée comme étant celle de la marge. Elle nous semble également bien caractériser cette période qui s’étend de la demande à l’obtention d’agrément.
E 21, p.317.
E 20, p. 305.
E 20, p. 305.
E 22, p. 328.
E 19, p. 274.