-3.1.2- Le temps d’agrément comme lieu de la « marge ».

Définissons tout d’abord ce que nous entendons par ‘’marge’’. Nous reprendrons toujours la construction de A. VAN GENNEP qui la décrit comme « une zone (séparant) deux territoires ». Le sujet alors « flotte entre deux mondes : c’est cette situation que je désigne sous le nom de marge… idéale ou matérielle (qui) se retrouve, plus ou moins prononcée, dans toutes les cérémonies qui accompagnent le passage d’une situation magico-religieuse ou sociale à un autre » 327 . N’appartenant plus à l’ « ancien monde », les postulants ne sont pas encore admis dans celui des adoptants. Dans cet entre-deux, ils auront à passer différentes étapes souvent présentées comme ‘’le parcours du combattant’’ par les médias. Nous savons que ce parcours est relativisé par ceux qui l’ont franchi et qu’il est en revanche dramatisé par ceux qui ne l’ont pas vécu. Écoutons encore les couples que nous avons rencontrés 328  : « Madame : non, moi, je l’ai fait dans ma tête. C’est dans ma tête que ça s’est passé. On va te passer au crible, mais non en fin de compte, ce n’était pas aussi inquisitoire que je pensais. Je pense que j’avais une fausse idée. Je me suis dit ‘’ils vont t’éplucher, ils vont demander à nos familles’’. Je m’étais fait une fausse idée ». Monsieur et Madame GUERIN disent un peu la même impression : «  Question : vous n’avez pas été surpris des contraintes (de l’agrément) ? – Madame : on a été plutôt même agréablement surpris, on s’attendait à ce que ce soit plus…- Monsieur : on partait sur quelque chose de très difficile. – Question : plus inquisitorial peut-être ? – Madame : voilà oui, c’est-à-dire qu’on avait lu des tas de bouquins romancés ; franchement on a vécu assez sereinement ». Cette absence de « regard inquisiteur » est également rappelée par Madame MARECHAL. Nous pourrions presque dire que ce temps de marge, avant qu’il ne soit vécu, est imaginé comme difficile, nécessairement par ceux qui, extérieurs au monde de l’adoption, ne le connaissent pas, mais également par ceux qui s’apprêtent à le vivre comme épreuve 329  qui sera la preuve de leur capacité. C’est que ce temps de marge peut être compris comme temps de purification. A. VAN GENNEP intègre cette fonction purificatrice dans le rite de séparation 330  ; dans l’adoption, il semble que nous puissions la repérer dans ce deuxième temps de l’initiation.

En effet, nous avons vu précédemment que le sentiment d’accompagnement est très présent chez les couples qui ont un enfant biologique, plus présent chez les couples inféconds que chez les couples stériles ou vivant difficilement leur infécondité. Nous voudrions alors reprendre cela au regard de la fonction de cette période de marge comprise comme temps et rites de purification. Qui dit purification dit souillure, faute et péché au niveau du sacré et » infraction à la norme » comme le souligne F. HERITIER 331  en parlant de la stérilité : «… il s’agit de la perception intuitive des conséquences, non contradictoires en leur principe si elles le sont en leurs effets (assèchement, flux hémorragique ou flux dysentérique) , d’infraction à une règle fondamentale, celle de l’ordre qui régit la suite des générations et les fonctions qui sont attribuées à chacune ». La stérilité par aménorrhées ou hémorragies est le symptôme, dans les sociétés traditionnelles, d’une infraction à la norme qui assure l’ordre générationnel.  Reprenons également le mythe d’Œdipe. Laös, géniteur d’Œdipe, lui-même enfant adopté, abusa de Chrysippe un jeune adolescent. L’oracle énonce son interdit :  la naissance d’un fils équivaut à un danger de mort planant sur le père. Transgressant l’interdit de concevoir un enfant, il fait violence à Jocaste alors qu’il est en état d’imprégnation alcoolique. Œdipe né, Laïos le maltraite, comme un mauvais père, il lui transperce le talon et le marque ainsi de son sceau. La faute, nous la rencontrons également chez le couple royal de Corinthe : Polybe et Mérobe recueillent Œdipe, le protègent, l’adoptent, mais ces parents adoptants ont gardé le secret de leur stérilité ; ils n’ont pu dire à Œdipe qu’ils l’avaient adopté et qu’ils n’étaient pas ses géniteurs. Œdipe alors, apprenant l’oracle selon lequel il tuera son père et épousera sa mère, fuit, craignant que ne se réalisent ses sentiments incestueux à l’égard de Mérope et ses désirs parricides à l’égard de Polybe. Nous savons que, à trop vouloir fuir l’oracle, Œdipe le réalisera. Ce qui est en jeu alors est d’une part l’interdit (comme déjà punition d’une faute), d’autre part sa transgression et enfin l’ultime sanction vécue par Œdipe. Que nous dit M. SOULE ? « Les mythes ont reproduit de tout temps les fantasmes de l’homme dans ce domaine (la stérilité)… L’oracle répète le même avertissement : ‘’Le mâle est voué à la stérilité, s’il la transgresse, le fils né le tuera’’…. Dès lors, seul le désir d’adoption permet de dramatiser l’angoisse de castration et d’illustrer la transgression de la stérilité ». Il convient vraisemblablement alors de faire une distinction entre les couples qui ne peuvent pas avoir d’enfant (ou qui n’en ont pas) et ceux qui ont déjà conçu un ou plusieurs enfants . En effet, pour les couples stériles, pour ceux qui vivent cette impossibilité à concevoir comme interdite ou impossible, interdiction et impossibilité relative ou absolue, sur le mode du ‘’pas du tout’’ ou ‘’plus jamais’’, avoir un enfant équivaut à transgresser l’interdit qui leur est fait. Transgresser, c’est aussi s’exposer aux représailles, comme pour payer et expier la faute commise. Ainsi, sans faire d’interprétation psychanalytique, sur les motivations inconscientes des postulants à l’adoption, il nous semble que cette période de marge qu’est le temps d’agrément fonctionne également comme temps de purification, de dépliement des problématiques de chacun et du couple. Le rite prend alors une fonction cathartique.

Il n’est pas dans notre propos de mener une recherche sur les entretiens d’évaluation, sur leurs contenus, leur dynamique. Soulignons seulement la difficulté à distinguer le normal du pathologique, distinguer ceux qui offriraient certainement à l’enfant adopté un cadre familial adéquat, de ceux qui certainement ne lui offriraient pas. Cette difficulté d’évaluation tient au grand inconnu qu’est l’enfant lui-même, en fonction de son âge à son accueil, de son sexe, de son vécu antérieur avec l’abandon, des situations carentielles etc.… Ainsi, cette évaluation semble à comprendre non pas comme une photographie statique d’une capacité ou incapacité à adopter, mais bien comme une capacité et disponibilité de chacun et du couple à opérer, si besoin est, les réaménagements nécessaires : réaménagements des représentations, des attentes réciproques, « réorganisation toujours possible de la dynamique psychique que nous pouvons peut-être aider » 332 .

Il ne s’agit pas alors de comprendre chacune des évaluations comme temps et processus où cette question de la faute, de la transgression et de la culpabilité serait en œuvre dans l’inconscient des adoptants. Nous souhaitons cependant mettre l’accent sur le point suivant : nous savons que les mythes sont fondateurs en ce qu’ils nous parlent de l’origine, de la fondation de chacun et du vivre ensemble. Le mythe œdipien a quelque chose de si fondamental dans l’adoption (tant pour les parents d’origine, pour l’enfant abandonné et adopté, pour les parents adoptifs et adoptants et pour les intermédiaires que sont les professionnels) et pour tout un chacun, qu’il ne nous est pas possible, par déduction plus que par induction, de ne pas faire une hypothèse selon laquelle dans chaque projet d’adoption se jouerait peut être, à des niveaux et des intensités diverses, cette problématique de la transgression de l’interdit, de la faute et du sentiment de culpabilité qui les accompagne. Et cela se jouerait finalement quel que soit le motif conscient qui est présenté pour justifier et légitimer la demande devant les évaluateurs.Nous avons là encore un effet possible, non recherché de l’évaluation : chacun et le couple profitent, tirent profit de ce qui est imposé pour en faire autre chose.

Au terme de ce temps, arrive la décision d’agrément : mettant fin à la marge, elle ouvre les portes de l’adoption et permet le passage du seuil.

Notes
327.

A. VAN GENNEP. Op. cité. p. 24.

328.

E 1, 4 et 12.

329.

Notons que, étymologiquement, une expérience est une sortie de l’épreuve.

330.

A. VAN GENNEP. Ibidem. p. 74.

331.

F. HERITIER.  Masculin/féminin. La pensée de la différence. Paris, O. Jacob, 1996, pp. 108-109.

332.

M. SOULE. Op ; cité. p. 452.