-1.2.1- L’accompagnement par les pairs : le compagnonnage et les familles accompagnantes.

Le premier exemple que nous prendrons est bien sûr celui du compagnonnage, association ouvrière dont « l’origine exacte se perd dans la nuit des temps » 379 . En effet selon la tradition, « le compagnonnage, avec les symboles qu’il a toujours conservés depuis, fut institué sous le règne de Salomon » 380 pour la construction du Temple. Traditionnellement en France, sous l’ancien régime, les membres de la classe ouvrière, organisés en corporations ou fraternités, se distinguaient en trois catégories : les apprentis, les compagnons et les maîtres. Ces corporations visent une solidarité de métier. Dans le compagnonnage, il en va autrement, le compagnonnage, lui, n’admet pas de maître : il ne s’agit pas d’abord d’apprendre et préserver un métier ou d’acquérir une simple technique, mais de viser «le but du chef-d’œuvre qu’est l’Homme » 381 . La réalisation du chef-d’œuvre ne vise pas à l’efficacité mais au perfectionnement ; dans la culture du compagnonnage, «l’homme ne s’invente pas, il se découvre, l’homme ne se crée pas, il s’accomplit ». Cet accomplissement passe par trois états : l’état d’aspirant, l’état de compagnon et l’état de compagnon fini ; « un compagnon n’étant jamais fini » 382 .

Les apprentis ne pouvaient y être admis mais seulement des ouvriers qualifiés appelés «aspirants » . En entrant dans la communauté, « prolongement naturel de sa famille », en étant accueilli dans une hôtellerie, maison-relais appelée « mère » (le terme mère désigne autant la maison que la maîtresse de maison), le jeune aspirant « est amené à découvrir que les liens de l’esprit sont dorénavant plus forts que ceux de la chair…. Au cours de la cérémonie d’adoption » 383 , il reçoit le blason de son métier où sont représentées deux figures symboliques de sa démarche spirituelle : le labyrinthe et la Tour de Babel.  » Le labyrinthe symbolise le lent cheminement intérieur.... qui conduit à cet état de maturité spirituelle nécessaire pour être initié ; la Tour de Babel signifie quelle humilité doivent garder les ouvriers... Le nom de Babel est en effet une forme réduite de Babylone, qui signifie ‘’porte du ciel’’ ; l’ouvrir de sa propre initiative serait profaner les mystères divins» 384 .

  • Le compagnon est « celui qui est appelé à transmettre… la tradition, où la transmission et le perfectionnement personnel sont une seule et même chose. Ici, enseigner consiste moins à apprendre à autrui ce qu’on sait, qu’à le faire entrer dans la recherche qu’on a déjà commencé d’entreprendre.... Il s’agit d’un partage fraternel qui, dans certains cas, prend la forme d’une transmission de maître à disciple ».
  • Le compagnon fini est celui qui « parvenu à la pleine maturité du métier, peut donner toute sa mesure, qui est de fécondité dans la Cité » 385 .

Ce rappel du compagnonnage nous est précieux dans ses enseignements. Nous y trouvons trois états (étapes) que nous pouvons mettre en relation avec les trois temps repérés dans les rites d’initiation et dans celui de l’adoption : l’ « adoption » de l’aspirant, la réception du compagnon et la reconnaissance du compagnon fini. Traduisons l’ « adoption » du postulant dans la phase pré-agrément, postulant qui avant d’adopter aurait à être adopté, la réception de la capacité des futurs adoptants avec l’obtention d’agrément, la reconnaissance de la parentalité adoptive des parents. Ces passages font l’objet de rites fortement marqués symboliquement. Ils aboutissent à un état « non fini » : cette perspective aristotélicienne entre en résonance avec la fonction parentale, elle-même ‘’in (dé) finie’’. Les relations entre les compagnons sont qualifiées de « fraternelles » avec cependant l’idée d’une transmission visant non seulement la technique opérationnelle mais surtout la personne tout entière dans sa dimension ontologique. La fraternité semble alors la condition de la transmission de maître à disciple, dans une forme de paternité, la paternité permettant donc d’accéder à la fraternité universelle. Nous retiendrons également le point suivant : l’accompagnement et l’accomplissement forment un binôme inséparable ou plutôt, comme le note A. LHOTELIER 386 , « l’accompagnement est la voie de l’accomplissement de soi ». Les deux termes sont formés des mêmes préfixes : a-cum. L’accompagnement serait alors le chemin suivi permettant à l’autre de suivre (et peut-être construire) les méandres (labyrinthe) du soi, sans ligne de rupture, avec ses lumières et ses ombres pour parvenir à une forme d’unité. Enfin, nous retrouvons dans le compagnonnage la présence d’une transcendance qui est celle de la Cité et d’une forme d’universalité 387 . Le compagnonnage prend alors une dimension d’accompagnement spirituel impliquant nécessairement un troisième que A. GODIN nomme la Parole 388 .

Le deuxième exemple que nous souhaitons donner est celui des ‘’familles accompagnantes’’.

Dans un entretien 389 , K. LACHARITE explicite la méthodologie d’intervention sociale auprès des familles en difficultés : « Notre approche, dit-il, est autant centrée sur le milieu que sur la ‘’clientèle’’... et donne une place réelle à l’intervention, complémentaire à celle des professionnels, de familles relais, indemnisées… venant dialoguer avec les familles en difficultés, ou partager des activités. De même, nos travailleurs sociaux favorisent les rencontres entre les familles vivant des situations similaires, et ce en lien avec les organismes communautaires... Nous formons les intervenants sociaux à ne pas établir une distance trop grande avec leurs usagers, en leur demandant de repérer cinq points communs entre ces personnes et eux-mêmes ». Ainsi, K. LACHARITE met l’accent sur le lien communautaire qui permet à des familles d’être accompagnantes d’autres familles ayant des difficultés, et également qui permet à des familles en difficulté d’être en lien avec d’autres familles, elles-mêmes en difficulté. Est donc faite l’hypothèse selon laquelle cet accompagnement est complémentaire à celui des travailleurs sociaux. Les familles relais apportent quelque chose d’autre que n’apportent pas les professionnels. Leur structuration en famille peut être un modèle. Vraisemblablement, les processus d’identification peuvent être plus forts. C’est sur la même dynamique que s’enclenche le souhait qu’il n’y ait pas trop de différence (d’écart) entre professionnels et usagers. Pour les familles, reconnaître les autres familles et les professionnels comme pouvant leur ressembler est une condition ou une plus grande facilité pour s’identifier à elles. De la même manière, pour que ces familles puissent reconnaître les professionnels, il est nécessaire qu’ils trouvent en eux ‘’du même qu’eux-mêmes’’, et cela est possible si les professionnels eux-mêmes se reconnaissent comme des semblables, reconnaissent en eux ‘’du semblable’’ à leurs usagers. C’est d’une reconnaissance réciproque dont il s’agit, de l’idem fondant la relation.

Nous retrouvons cette dynamique des pairs dans le cadre d’une recherche-action des groupes de parents. F. PEILLErelate le travail de X. JACQUET qui anime un groupe. Ce groupe rassemble des parents d’enfants accueillis dans un établissement à caractère social et des salariés de l’établissement. F. PEILLE souligne 390  : « Ces différentes expériences ont été riches d’enseignements...... Riches pour nous tous, acteurs sociaux ; elles permettent une meilleure identification aux parents. Riches pour eux, qui se sentent épaulés les uns les autres, moins exclus d’une communauté ». Deux dimensions peuvent être pointées : d’une part une distance moindre entre professionnels et parents d’enfants par un processus d’identification. Les professionnels se mettent en position de pouvoir ‘’ressembler’’ à ces parents en difficultés ; d’autre part l’écoute plus grande des parents quand ce sont d’autres parents qui parlent. Écoutons les participants 391  : «Il n’y a qu’un dialogue avec un parent maltraitant qui peut nous apprendre ce qu’est la maltraitance… je crois que c’est le fait des parents entre eux… alors que si c’était la parole d’un travailleur social… je pense que la parole d’un parent porte plus, qu’elle aura plus de poids qu’un éducateur ». X. JACQUET souligne alors : « C’est étonnant le poids des rapports catégoriels. Avec les mêmes ! c’est étonnant le poids de ce qui se dit entre pairs… (entre psy, entre éducateurs, entre directeurs), ça prend plus de poids ». 

Nous sommes avec ces exemples d’ accompagnement au cœur de notre problématique. Il se passe quelque chose entre anciens et futurs adoptants, qui ne se passe pas entre adoptants et professionnels et ce quelque chose est de l’ordre d’un changement générationnel.

Notes
379.

B. DE CASTERA. Le compagnonnage. Paris, PUF, 1996, p. 5.

380.

V. HENNEQUIN. Le compagnonnage. Encyclopédie du dix-neuvième siècle. Tome huitième 1858. pp. 275-281.

381.

B. DE CASTERA. Ibidem. p. 53.

382.

B. DE CASTERA. Ibidem. p. 89.

383.

B. DE CASTERA. Ibidem. p.90.

384.

B. DE CASTERA. Op. cité. p. 92 et suiv.

385.

B. DE CASTERA. Ibidem p. 103.

386.

A. LOTHELLIER. Accompagnement en éducation et formation. Marseille, CNDP/CRDP, 1998, pp : 185-200.

387.

Le compagnonnage se définit comme la conscience d’une fraternité universelle.

388.

A. GODIN. La relation d’aide en psychologie et en pastorale. In L’accompagnement spirituel. Op. cité. pp. 157-170.

389.

K. LACHARITE.  Débat à propos d’une autre vision du contenu et de l’organisation de la protection de l’enfance. In  Le journal de l’Action sociale,  n° 54, 2001, pp. 26 et 27.

390.

F. PEILLE. Appartenances et filiations. Paris, ESF, 1997, p. 84.

391.

F. PEILLE : Ibidem. p. 88 et suiv.