-1.2.2 : Rite de passage et changement générationnel : la place particulière des pairs.

Revenons d’abord à l’écoute des personnes rencontrées. Madame GUERIN 392 parle de ce passage qui, avec l’obtention d’agrément, lui permet d’accéder à une relation égalitaire : « avant l’agrément les professionnels évaluent. Après c’est différent, c’est une autre relation. Avant l’agrément, c’est comme une relation professeur - élève. C’est rien que quand on sort diplômé qu’on peut dire ‘’tu’’ à son professeur. Et d’autres relations s’engagent sur un terrain plus égalitaire. – Question : égalité entre qui et qui ? – Madame : sur le fait que les deux ont la capacité à être parents ; c’est là aussi qu’on rejoint le camp des… et oui, c’est vrai, on a changé de camp ». Monsieur VINCENT 393 s’exprime différemment et parle de « promotion ». Pour comprendre mieux cela, nous nous aiderons de l’analyse que nous propose P. FUSTIER 394 . Analysant l’échange par le don, l’auteur repère deux axes : un axe horizontal où don et contre-don provoquent un renforcement narcissique, aimer et être aimé et un axe vertical avec la permutation symbolique des places généalogiques 395 , dans une transmission générationnelle où la dette de la vie est payée par un don de vie : contre-don différé, diachronique. P. FUSTIER rejoint ici les théories de G. BATESON 396 sur les alcooliques : l’échange entre pairs se double d’un échange entre anciens et encore alcooliques. En disant à un buveur, tu peux comme moi devenir ancien buveur, c’est un changement de place qui est mis en œuvre : le donataire devient donateur ; il passe dans la génération des anciens. Et nous dit P. FUSTIER : « Il n’y a pas de différence de nature mais de générations ». Nous avons alorslà une articulation de l’imaginaire et du symbolique. L’imaginaire est, nous le savons, sur le registre du même. Le même dans l’adoption, c’est le fait que les anciens et futurs adoptants aient suivi la même procédure d’agrément, que les uns et les autres aient suivi ou devraient suivre pareillement les différents chemins qui mènent à l’enfant ; le même est aussi, nous l’avons vu, cette majoration de l’impression du ‘’même que l’autre’’ et parfois de la recherche de ce même. Le même est d’abord le sentiment, l’impression du même ; au-delà du réel, le même est affaire de représentation et donc d’ imaginaire. La similitude de situations vécues ou à vivre, similitude du ‘’tout comme si’’, peut conduire certains adoptants à voir chez les autres adoptants les ‘’mêmes’’ qu’eux-mêmes. Et cet ‘’autre le même’’, par sa présence et son témoignage, semble dire « tu passeras dans la génération des adoptants, tu seras à ton tour parent et à ton tour tu pourras témoigner devant les autres, à ton tour, tu seras père ; puisque nous sommes des pairs, toi aussi tu seras père, parent ». Ce ne sont pas les personnes en tant que telles qui importent, ni les relations construites entre anciens et futurs adoptants (certaines deviendront amicales, d’autres n’auront pas de suite), c’est la place d’où parle l’ancien qui le légitime dans sa présence qui est, en soi, témoignage. Nous passons alors sur un autre niveau, le niveau symbolique qui est sur le registre de l’écart, qui sépare et articule, et fait passer d’une place à une autre, d’une génération à une autre. La parité serait cette étape, ce passage du même au différent, comme si, paradoxalement, le temps du même était nécessaire pour accéder au différent. Le futur adoptant semble dire : « je serai comme toi, je serai le même que toi qui es devenu différent et moi aussi comme toi je deviendrai différent, avec cette autre place que tu occupes aujourd’hui et qui est celle de parent ». Traduisons cela autrement : « Pour devenir le même que toi, il faut, comme toi, que je devienne différent ; et je le deviendrai ». Il nous semble alors que nous pouvons élargir la proposition de P. FUSTIER qui voit dans cette permutation symbolique des places les effets de la « militance sociale » 397 . Cette idée de militance se trouve effectivement chez certains adoptants regroupés en associations, qui donnent aux futurs adoptants ce qu’ils ont eux-mêmes reçu. Nous avons pu mettre en évidence que cette possibilité de passage générationnel peut être également portée par n’importe quel adoptant du seul fait de sa présence et de son témoignage.

Il se passe donc un phénomène d’identification. Ce processus, majeur en psychanalyse, est décrit comme 398 « processus psychologique par lequel un sujet assimile un aspect, une propriété, un attribut de l’autre et se transforme, totalement ou partiellement, sur le modèle de celui-ci. La personnalité se constitue et se différencie par une série d’identification ». Ses formes projective et introjective, nous dit 399 WINNICOTT« proviennent de ce lieu où chacun est le même que l’autre ». G. AVANZINI 400 définit ce processus comme «processus majeur qui nivelle les différences et hypertrophie les ressemblances ». Nous retiendrons, quant à nous, la distinction faite entre l’identification hétéropathique ou centripète où « le sujet identifie sa personne propre à une autre » 401 et l’identification idiopathique ou centrifuge où « le sujet identifie l’autre à sa personne propre ». La ressemblance imaginée va, pour le sujet, soit dans un mouvement de soi à l’autre, soit dans un mouvement de l’autre à soi. Nous pouvons penser que ces deux types d’identification sont en œuvre dans une forme d’interaction. Il nous semble cependant que nous sommes avec le mouvement d’identification entre anciens et nouveaux adoptants sur un niveau légèrement en décalage : le futur adoptant ne s’identifie pas seulement à l’autre adoptant tel qu’il est aujourd’hui, mais à l’autre dans ce qu’il est devenu. L’identification se fait alors à celui qui a vécu le passage, à celui qui est devenu autre qu’il n’était, c’est-à-dire parent adoptant. Cette identification ne se pas fait sur un état de la personne à un moment donné ; le processus ne semble pas se construire sur ‘’ je suis comme toi ‘’ ou ‘’ tu es comme moi ‘’, mais sur le mouvement qui a permis à l’autre de devenir cet autre que le postulant aspire à devenir, comme l’aspirant du compagnonnage. Pouvons-nous parler d’un processus pro-spectif d’identification ?

Nous pouvons alors faire le lien avec ce que nous avons dit précédemment du compagnonnage et des familles accompagnantes. La situation de pair induit une fraternité, condition de la transmission, condition du passage générationnel et donc d’une fonction symbolique de père. Cet accompagnement par les pairs se veut accomplissement de l’autre qui deviendra ce qu’ontologiquement il est ; cet accompagnement n’est possible que s’il n’y a pas trop d’écart, que s’il y a quelque chose entre les différents acteurs, qui puisse être imaginé comme étant de l’identique ; ce sentiment de similitude, du ‘’comme si’’ semble plus facile précisément entre pairs. A contrario, cette relation est plus difficile entre personnes ayant des statuts différents : le crédit apporté à la parole de l’autre dépend d’abord de sa place. Seuls ceux qui ont déjà adopté sont reconnus par les postulants comme pouvant leur donner l’espoir d’être un jour comme eux. Cette reconnaissance est autre chose que l’ autorisation donnée par l’agrément. Nous avons vu que l’autorité se décline sur trois registres : l’extériorité, l’antériorité et la supériorité, ces trois places qui disent l’autorité sont, topologiquement pourrions-nous dire, soit à côté de… , soit devant le… , soit au-dessus du sujet autorisé, en tout cas ailleurs qu’en lui-même. Avec cette reconnaissance par soi-même d’être, comme l’autre un jour, parent adoptant, le futur adoptant intériorise cet état futur comme possible ; par le truchement de l’autre il se donne une forme d’autorisation ; par l’autre adoptant, il s’autorise. Nous avons là une articulation nécessaire de l’accompagnement par les pairs et de l’autorisation donnée par l’autorité. Vraisemblablement leur dialectique permet aux futurs adoptants d’intérioriser cette autorisation ‘’extérieure’’ . Même si l’autorisation redonne capacité et volonté au sujet, il devra encore la faire sienne et s’autoriser lui-même à se mettre en chemin, et dans cette mise en route, les pairs ont semble-t-il une place particulière qui ne peut être tenue par les professionnels.

Nous avons vu que les pairs, parents ayant déjà adopté, ont une place et une fonction particulières pour les futurs adoptants. Faisons un peu plus leur connaissance : si certains ne sont pas organisés et sont en eux-mêmes des témoignages vivants, d’autres se sont organisés en deux types d’associations.

Notes
392.

E 4, p. 103.

393.

E 25, p. 361.

394.

P. FUSTIER. Le lien d’accompagnement . Entre don et contrat social. Paris, Dunod, 2000, p.139 et suiv.

395.

2° partie. Chapitre 2 : « La blessure du lien de filiation instituée : la permutation symbolique »

396.

G. BATESON. Vers une écologie de l’esprit. Tome 1, Paris, Seuil, 1977, p. 290 et suiv.

397.

P. FUSTIER. Op. cité. p. 149.

398.

J. LAPLANCHE et JB. PONTALIS. Op. cité. p. 187.

399.

D. W. WINNICOTT. Op. cité. p. 112.

400.

G. AVANZINI.  L’éducation des adultes. Paris, Anthropos, 1996, p. 126.

401.

J. LAPLANCHE et JB. PONTALIS. Op. cité. p. 188.