-2.1.1- Le projet d’adoption et l’accompagnement : une praxis des adoptants et des accompagnants.

Le terme de projet a bien évidemment une place centrale dans chacun des entretiens. Nous aurions pu procéder à une analyse sémantique repérant les occurrences du terme employé. Là n’est pas l’objet de notre travail. Insistons seulement sur quelques traits donnés par les futurs parents eux-mêmes, et qui nous semblent caractériser ce qu’il y a d’essentiel à retenir. Disons tout d’abord l’évidence : c’est le projet de devenir parents qui est motivation et finalité de l’adoption. Et comme nous le rappelle M. CIFALI 409 , « dans l’accompagnement, l’un est dans le projet, l’autre le rejoint sur ce projet pour le rendre possible ». L’accompagnement est directement en lien avec le projet.

Le projet est une forme de projection : « projection de soi et construction d’un objet » synthétise JP. BOUTINET 410 . Le projet est projection du ‘’je’’ et objet du sujet, le sujet étant compris comme un « nous ». Ce « nous » n’est pas une « catégorie collective d’identité » 411 , mais un « je » se construisant et disant ainsi le couple dans son élaboration commune. Faisant lien entre les motivations et les finalités, dans les articulations des différents niveaux d’objectifs, le projet d’adopter est celui de devenir parents en accueillant un enfant. Monsieur et Madame MOREL 412 sont on ne peut plus explicites : « Des personnes importantes ? mais c’est nous. Enfin, c’est nous qui décidons d’adopter un enfant, c’est quand même à nous que revient… mais c’est quand même nous les auteurs de notre projet, c’est quand même nous qui allons le mener à terme… ». C’est là une ‘’revendication’’ d’une place d’auteur qui nous dit celui qui écrit et signe son histoire. Nous avons alors une première dimension du projet d’adoption dans « une exigence de globalité qui ouvre sur le sens dont tout projet est porteur ». Et poursuit JP. BOUTINET, nous avons dans le projet «unicité de la conception et de l’exécution…. qui retrouvent leur unité à travers l’auteur » 413 . Le sens du projet est son unité recherchée. La conception-élaboration du projet doit alors être reliée à la disponibilité des futurs adoptants au regard de leur représentation de l’enfant et de la filiation adoptive.

  Monsieur et Madame CHANEL 414 insistent, eux, sur une place d'acteur « il faut nous laisser un petit rôle d’acteur, quand même ». Ne voulant pas adopter par un OAA, Monsieur et Madame VERNE redisent leur volonté de ne pas être mis « dans un rôle passif, on voulait être actifs ». Monsieur et Madame MERLE se veulent « responsables pour savoir si on bloque, si on a besoin d’une aide, mais c’est à nous de faire la démarche, dans le sens où c’est un projet d’adultes pour qu’on ait une attitude d’adultes ».

Être auteur et acteur de son projet. Nous avons les deux axes définissant une praxis des adoptants. Qu’est ce que la praxis ? Nous irons chercher à trois sources pour l’approcher. P. RICOEUR 415 la définit comme « une activité qui ne produit aucune œuvre distincte de l’agent et qui n’a d’autre fin que l’action elle-même ». C’est l’action de nager qui permet de devenir nageur ; l’apprentissage et la connaissance des lois de la physique ne sont pas d’un grand secours pour apprendre à nager ! Le ‘’faire’’ est indissociable du ‘’se faire’’. Dans la conception et la mise en œuvre de leur projet d’adoption, les adoptants se font eux-mêmes parents et parents adoptants comme ils le font dans la conception commune de leurs représentations de l’enfant. Les différentes étapes de réalisation, où ils sont acteurs, auront, en retour, un effet sur l’élaboration dont ils sont les auteurs. Acteur et auteur sont en dialectique permanente. Ainsi, le contenu de cette  praxis nous dit quelque chose de la relation ‘’savoir être’’ et ‘’savoir faire’’. P. RICOEUR 416 introduit alors la distinction entre la pratique (le métier d’agriculteur), l’action (de labourer) et le geste, l’acte ( de démarrer le tracteur). Plutôt que de comprendre une relation « linéaire » entre eux, il y voit une relation d’ « enchâssement », de subordination plus que de coordination. Pour lui, le métier d’agriculteur « inclut des actions subordonnées, telles que labourer, semer, moissonner ; à son tour labourer implique conduire un tracteur, ainsi de suite jusqu’à des actions de base, du genre tirer ou pousser ». Cet « enchâssement » de la chaîne des moyens et des fins, et donc pour nous l’emboîtement des finalités et des objectifs déclinés jusqu’à l’action d’écrire et de téléphoner, « ne s’articule sur la liaison de coordination entre segments systémiques et segments téléologiques que dans la mesure où l’une et l’autre sorte sont unifiées sous les lois du sens qui font du métier d’agriculteur une pratique ». Nous avons donc là, constitutif de la praxis, la dimension téléologique et le sens. La praxis ne saurait donc être réduite à une logique de l’action, avec analyse des mécanismes d’apprentissage et transmission d’un savoir ou d’une compétence. La praxis dit, pour l’auteur-acteur, le sens.

La praxis dit aussi l’autonomie. « Élucidation et transformation du réel dans un conditionnement réciproque » 417 , la praxis pose l’autonomie de l’autre comme fin et comme moyen, la fin restant « indéterminée, commencement ». Cette approche est également celle de C. GARDOU 418 pour qui l’autonomie « n’est que de l’ordre d’une quête où chacun a besoin des autres… On n’a jamais fini de devenir autonome, car l’autonomie n’est que la virtualité, toujours à susciter et à stimuler, de se prendre en main et de tendre vers un devenir singulier». Dans cette perspective, F. IMBERT écrit 419  : «A la conception métaphysique d’une nature humaine une fois pour toute déterminée se substitue alors la conception d’une humanité qui ne cesse son auto-transformation à travers ses activités de transformation ». Ainsi, nous plaçant dans une perspective d’autonomie de la personne, nous ne pouvons viser cette autonomie que par une pratique d’autonomie, c’est-à-dire par une pratique (praxis elle-même) offrant à l’autre des moyens d’action qui, en eux-mêmes, portent (sont ?) cette visée d’autonomie. La praxis de l’adoptant rejoint celle de l’accompagnant, et pouvons-nous ajouter, la praxis de l’accompagnant ne serait véritablement praxis qu’à la condition d’offrir à l’autre les conditions lui permettant d’exercer lui-même sa praxis.

Liant projet et praxis dans la dialectique de l’auteur et de l’acteur, nous pouvons en déduire quelques pistes au regard de l’accompagnement des adoptants.

  • Les adoptants sont les concepteurs (dans les nombreuses acceptions du terme) et les réalisateurs de leur ‘’devenir parent’’ : il convient alors d’être attentifs à ne pas les déposséder de leur projet et en définitive à ne pas les déposséder d’eux-mêmes. J.P. BOUTINET nous le rappelle 420  : « Je ne puis donc ni concevoir…ni réaliser le projet d’autrui sauf par un abus de langage ou alors une perversion de l’esprit ».
  • L’accompagnement de l’autre à cette conception et réalisation de son projet pose comme condition à cette praxis la foi 421 , la confiance et l’espérance en cet autre. G. WIEL 422 dans une perspective lévinassienne dit en substance de l’accompagnement qu’il est « acceptation inconditionnelle de l’autre… dans l’espérance ». Cette foi en l’autre est bien sûr à la base de l’accompagnement spirituel.
  • L’autonomie de l’autre comme visée d’une praxis accompagnante confère, pourrions-nous dire, deux teintes à cette praxis : elle doit concrètement donner ou redonner à l’autre le ‘’droit de’’ et amorcer en permanence le «désétayage» 423 dont parle Ph. MEIRIEU. Il nous semble en effet que les ‘’droits à’’ que nous avons rencontrés dans les exigences plus ou moins affirmées des adoptants pourraient se transformer en ‘’droit de’’. Le ‘’droit à ‘’ renvoie au pouvoir d’exiger, mais aussi à la créance et à la dette. Ce ‘’droit à ‘’ ne met pas le sujet en position d’agir, de se mettre en action pour obtenir, il renvoie ce pouvoir à un tiers chargé de lui octroyer son dû ; dans le ‘’doit à ‘’,  il y a transfert sur l’autre du pouvoir de l’action. Mettre les adoptants en position de ‘’droit de’’, c’est aussi leur permettre d’exercer leur autonomie. Mais autonomie ne signifie pas toute puissance. Au regard de l’accompagnement, cette visée d’autonomie de l’autre semble dire à l’accompagnant : « pour que l’autre croisse, il faut que tu diminues » 424 . Cette humilité de l’accompagnant dans la relation dit aussi son humanité 425 . Pouvons-nous dire encore cette humilité de l’accompagnant comme connaissant et acceptant ses limites sans faire référence à l’accompagnement des mourants ? Pour M. DE HENNEZEL 426 , cet accompagnement est « une affaire d’engagement et d’amour, une affaire humaine ». Accompagner, c’est « se tenir humblement à côté de… ». Dans l’accompagnement, ne pas être en situation de toute puissance 427 , c’est lâcher l’autre pour lui permettre de lâcher 428 . Ce lâcher-prise de l’accompagnant est pour Ph. MEIRIEU le seul pouvoir qu’il puisse avoir : « dans l’ordre du développement du sujet – l’ordre de l’accompagnement – nous n’avons aucun pouvoir direct autre que celui de nous retirer, de nous dégager, de ‘’désétayer’’ » 429 .
  • La praxis, nous dit C. CASTORIADIS, s’appuie «sur un savoir fragmentaire et provisoire » 430 , elle n’est pas programmation mais indétermination. Tant pour les adoptants que pour les accompagnants, le projet d’adoption rencontre l’aléatoire, l’incertitude, autrement dit la complexité pour reprendre la pensée de E. MORIN 431 . C’est également ce que souligne JP. BOUTINET 432  : « Une action à gérer dont les résultats sont ou évidents ou attendus n’implique pas le recours au projet qui est destiné à gérer l’indétermination ». Cette indétermination semble relative selon la stratégie de réalisation mise en œuvre par le couple. Si elle reste intacte dans la rencontre avec l’enfant quelque soit le chemin choisi, cette incertitude reste majeure jusqu’au moment où un couple est retenu par un OAA ; elle restera massive jusqu’au terme de l’apparentement dans les adoptions internationales en direct ; elle est pratiquement nulle dans l’attente d’un enfant pupille de l’État. Cette incertitude est alors seule celle du temps, dans la certitude des postulants de se voir un jour retenus par le Conseil de Famille. Madame GUILLOT 433 le résume ainsi : « On s’est toujours limité à l’attente d’un pupille de l’État et on attend que le Conseil de Famille nous désigne ». Le temps seul importe alors : « C’est une question de temps… mon intime conviction depuis l’origine, ce serait un pupille de l’État et attendre le temps qu’il faut » dit Monsieur MASSON. La question est bien alors de savoir dans quelles conditions l’accompagnement peut s’adapter à la complexité de la situation de chacun : incertitude du temps pour les uns, incertitude de l’espace pour d’autres, incertitude des deux pour la plupart. C’est qu’il s’agit pour l’adoptant, rappelons-le, d’accueillir un enfant. C’est l’efficacité qui semble d’abord attendue dans l’accompagnement.

Notes
409.

M. CIFALI . Une altérité en acte. S/D G. CHAPPAZ.  Accompagnement et formation. Op. cité. pp. 121-154.

410.

J. P. BOUTINET. Anthropologie du projet. Paris, PUF, 1990, p.137.

411.

J. AFCHAIN.  Développer une professionnalisé militante au service de l’acteur . S/D Jean-Jacques SCHALLER Accompagner la personne en difficulté. Paris, Dunod, 1999, pp. 28-42.

412.

E 2, p. 71.

413.

J.P. BOUTINET. Ibidem. p. 226.

414.

E 14, 24, 17.

415.

P. RICOEUR.  Soi-même comme un autre.Paris, Seuil, 1990, p. 203.

416.

P. RICOEUR. Ibidem. p. 181 et suiv.

417.

C. CATORIADIS. L’institution imaginaire de la société. Paris, Seuil, 1975, pp. 112-113.

418.

C. GARDOU. Connaître le handicap, reconnaître la personne.Erès, Toulouse, 2002, p. 18.

419.

F. IMBERT.  L’impossible métier de pédagogue. Paris, ESF, 2000, p. 29.

420.

J. P. BOUTINET. Op ; Cité. p. 227.

421.

G. LE BOUEDEC. Une posture spécifique vers une définition opératoire ». In Accompagnement en éducation et formation. Paris, L’Harmattan, 2001, pp.129-200.

422.

G. WIEL. La démarche d’accompagnement. S/D de G. CHAPPAZ. Accompagnement et formation. Op. cité. pp. 22-44.

423.

Ph. MEIRIEU. La pédagogie entre le faire et le dire. Paris, ESF, 1996, p.116.

424.

A. GODIN. La relation d’aide en psychologie et en pastorale . In L’accompagnement spirituel. Op. cité. pp. 157-170.

425.

Rappelons, des termes suivants, la même racine qui semble alors les réunir, les unifier dans le même sens : humilité, humidité, humour, humus, humeur, humanité.

426.

M. DE HENNEZEL.  La mort intime. Paris, R. Laffont, 1995, p. 141.

427.

Notons que cette déprise de l’accompagnant trouve un écho dans la déprise peut être nécessaire des adoptants : l’autonomie des adoptants ne signifie pas qu’ils puissent tout faire. Nous reprendrons cela dans notre cinquième partie quand nous étudierons l’adoption dans l’éthique de sa réalisation.

428.

JY. BAZIOU. Apprendre des jeunes ». In L’accompagnement spirituel. Op. cité.  pp. 231-242.

429.

P. MEIRIEU. Op. cité. p.116.

430.

C. CASTORIADIS. Op. cité. p. 290.

431.

E. MORIN. Introduction à la pensée complexe. Paris, ESF, 1990.

432.

J. P. BOUTINET. Op. cité. p. 227-228.

433.

E 10 et 11.