Comme les postulants à l’agrément attendaient des professionnels en charge d’évaluation qu’ils ‘’ les aident à obtenir l’agrément ‘’, les futurs adoptants attendent qu’on les aide à ‘’avoir un enfant’’. Après l’agrément, voilà massivement ce qui est attendu. Nous pourrions traduire cela ainsi : «accompagner, c’est aider à accueillir un enfant ». L’analyse quantitative des entretiens permet de repérer les éléments suivants 434 . Les professionnels départementaux semblent porter majoritairement les attentes opérationnelles des couples qui attendent un enfant pupille de l’État (8 situations sur 10), et parmi eux 4 disent attendre simplement «un enfant » comme Madame PONCET 435 qui «attend qu’on (lui) en confie un tout de suite ». Les anciens portent, eux, les attentes des couples qui pensent se diriger vers l’adoption internationale (6 couples sur 7). Enfin remarquons que logiquement, les attentes se concentrent sur un seul intermédiaire dans 8 situations, ces intermédiaires sont soit les professionnels départementaux (qui confieront un pupille de l’État), soit un OAA qui a retenu une candidature. Sur ces 8 situations, 5 vivent comme une stérilité l’infécondité de leur couple. Nous retiendrons deux éléments de ces résultats quantitatifs : les futurs adoptants s’en remettent aux anciens pour l’adoption internationale et aux professionnels départementaux pour l’adoption nationale ; d’autre part ceux qui sont interprétés comme pouvant donner l’enfant reçoivent la totalité des attentes.
Illustrons tout d’abord ce clivage des attentes. Monsieur CHAPUIS écarte complètement les professionnels départementaux de la période de marge : » oui, il y a la DIPAS pour l’agrément, les familles adoptives pour l’adoption, de nouveau la DIPAS quand l’enfant est arrivé ». Dans l’entretien suivant Monsieur VERNE pose radicalement la distinction : « je n’ai jamais vu que le Département pouvait nous amener à faire quelque chose. Je crois que l’aide venait si on cherchait un pupille de l’État, il fallait garder un contact. Donc pour nous c’était cela : si on voulait un enfant français, il fallait se tenir plus proches des services départementaux ».Pareillement, Madame RODET qui dit sa disponibilité pour adopter un pupille de l’État aurait «demandé de l’aide si (elle) avait adopté dans ce pays, là (elle serait allée) voir des gens qui auraient adopté dans ce pays ». Cette compétence et cette responsabilité sont données aux anciens par Monsieur et Madame GIROUD : « Question : et donc accompagner quelqu’un ça voudrait dire quoi pour vous ? – Madame : je ne sais pas à quoi ça pourrait bien servir, à part si on va à l’étranger mais…. – Monsieur : oui, parce que si on va à l’étranger, on se débrouille plus ou moins tout seul, à moins qu’on rencontre des couples adoptants, c’est pas des personnes comme l’assistant social qui allez nous dire ‘’allez voir cette adresse’’… ». Ces représentations sont un guide pour l’action : majoritairement les adoptants ne voient pas les professionnels départementaux comme ayant un ‘’rôle’’ quelconque dans l’adoption internationale. Ces représentations sont pour nous un précieux indicateur quant à la place d’accompagnant des professionnels.
Le deuxième élément que nous avons repéré est celui relatif aux attentes massives reçues par ceux dont les postulants attendent un enfant, ceux-là sont les professionnels départementaux et les OAA. Les OAA, pour Madame FOURNIER 436 , « c’est pas pareil, ils s’occupent de tout ». Pour Madame GIROUD 437 le Conseil de Famille des Pupilles de l’État devient « des chevaliers de la Table Ronde autour d’une table… très sévères…. Et on voudrait être des mouches, assister au Conseil de famille en tant que petite bête ». Mais finalement, pour elle « l’adoption c’est l’assistant social ». Nous pensons alors que ces intermédiaires vont être investis d’une toute puissance, celle de pouvoir confier un enfant. Il s’agirait alors d’une forme de transfert par les adoptants de leur toute puissance narcissique. Nous rejoignons ici O. OZOUX TEFFAINE qui relate un entretien avec des adoptants : « Par le jeu des identifications, le praticien…. se trouve confronté aux projections des adoptants…. L’adoptant se présente comme dépendant de cette matrice administrative dont il attend qu’elle comble son attente » 438 . Nous sommes dans cette dynamique au cœur du processus d’adoption et d’abandon. Il y a, de notre point de vue, dans ce transfert de la toute puissance en direction des intermédiaires, une forme d’abandon de soi. Les adoptants, osons la formule, s’abandonnent et ils s’abandonnent à une transcendance. « Apprendre l’abandon, laisser faire les choses, apprendre la patience, l’acceptation » dit Madame CHANEL 439 et de poursuivre en parlant de leur première adoption : « Quand on voit Marie, on se dit de toute façon, c’était forcé qu’elle tombe chez nous, elle nous était quand même destinée ». Monsieur VINCENT 440 parle aussi de la première adoption réalisée : « on ne peut pas dire que c’est Dieu qui nous l’a donnée, mais… ». Cette transcendance qui avait autorité pour donner l’agrément a alors la puissance de donner un enfant. Cette manière de s’abandonner se dit aussi dans le mouvement de ceux qui recueillent celui/celle qui s’abandonne. Écoutons Madame PERRET 441 , elle nous parle d’ « une jeune femme qui est en cours d’adoption avec une association » vers laquelle le couple s’est tourné ; et explique-t-elle « quand ils ont fait les démarches, ils ont été adoptés… heu… ils ont été acceptés au niveau de l’association ». Sans interpréter ‘’sauvagement’’ son lapsus, nous pouvons cependant le comprendre ainsi : pour que l’association me donne un enfant, il faut que je me donne à elle, que je me fasse adopter.
Il nous faut alors revenir à ce point important qu’est la question de la dette et du don. Il nous semble que la blessure narcissique ressentie par les adoptants privés d’enfant peut prendre des teintes qui seraient apparemment opposées mais qui finalement diraient le même mouvement d’absolu : recevoir un enfant serait soit un simple dédommagement (le dû) soit le contre-don d’un don (abandon) total de soi-même. Nous aurions là, par un retournement complet et presque symétrique, des postures montrant des dynamiques similaires. La forme exacerbée du sentiment de dette et celle exacerbée du sentiment de devoir se donner (dans une forme de potlatch où soi-même serait mis dans l’enjeu de l’escalade de l’échange don/contre-don) auraient les mêmes soubassements narcissiques comme seul mode de relation possible pour enfin adopter un enfant. Il s’agirait alors de permettre aux adoptants d’être dans l’entre-deux de ces postures, dans l’entre-deux de ce mode de relation. Nous rejoignons en cela P. FUSTIER qui note, à propos des personnes dans le manque et à qui tout est dû, qu’elles « peuvent brutalement opérer un brutal retournement et se proposer comme un enfant en quête de donateur absolu dans une forme de demande d’adoption » 442 . C’est autour de cette question du don et de la dette que P. FUSTIER construit sa théorie de l’accompagnement dont il attend qu’il « recrée du lien social, en mobilisant la question du don et de la dette, ce qui autorisera le changement générationnel ». Nous avons, avec cette perspective du lien social comme conditions offertes au remaniement du rapport du don et de la dette entretenu par chacun 443 , un point d’articulation qui rejoint la dialectique des dimensions narcissique et instituée de la filiation. Faisons l’hypothèse selon laquelle toute majoration de la dimension instituée, majorant le travail symbolique de l’écart, de la perte, de la séparation, diminuerait les effets d’un narcissisme dont les effets se mesureraient dans des postures en absolu. Nous en avons aperçu quelques unes : toute-puissance/impuissance ; dépendance totale/maîtrise totale des processus ; don/dette ; actif/passif … . Le lien social, c’est-à-dire la possibilité de vivre des expériences de relations, de vivre des confrontations, des débats, serait une des modalités possibles de la dimension instituée, modalité d’une autre relation et pouvons-nous ajouter d’une autre relation d’objet. Nous retiendrons cet élément comme majeur dans l’adoption.
Nous avons donc vu que l’accompagnement attendu par les adoptants sera jugé à l’aune de l’efficacité. Les postulants peuvent attendre cet enfant soit comme un don, soit comme un dû ; ils peuvent également être dans un entre-deux relativisant l’absolu des dispositions. Ces dispositions peuvent être mises en lien avec les sentiments éprouvés au regard de la plus ou moins grande impossibilité/interdiction à concevoir un enfant. Ainsi, les intermédiaires qui donneront un enfant pourront recevoir en contre-don les adoptants eux-mêmes ; cette adoption des adoptants par les intermédiaires sera pour les futurs parents la certitude qu’ils recevront de cet intermédiaire l’enfant tant attendu. Nous avons centré cette place d’intermédiaire sur les professionnels départementaux pour les pupilles et sur les OAA pour les adoptions internationales ; mais finalement les adoptants auront à rencontrer un intermédiaire, y compris en adoption directe. Ainsi, par extension, nous pouvons penser que chaque intermédiaire qui sera interprété par les futurs adoptants comme pouvant lui confier un enfant sera investi des mêmes attentes. Cela nous conduit à nous interroger sur cette place d’intermédiaire, sur le contenu de son intervention.
Annexe n° 11-22. p. 412. «Entretiens : lecture des données. Les attentes».
E 20, 13, 24, 21, 15.
E 5, p. 113.
E 15, p. 243.
O. OZOUX TEFFAINE. Adoption tardive : d’une naissance à une autre. Paris, Stock, 1987, p.30.
E 14, p. 232.
E 25, p. 361.
E 1, p. 56.
P. FUSTIER. Op. cité. pp.216 et 217.
Notons à ce propos que P. FUSTIER ne parle pas seulement des « personnes carencées » mais aussi de « chez chacun d’entre nous la part carencée de la personnalité».