Consacrant plusieurs ouvrages au langage, ARISTOTE cherche à en dégager les lois et à dégager aussi l’essence proprement humaine. Seul l’Homme parle; son langage ne comporte pas seulement des termes, mais il les relie ; et par-là même donne du sens. C’est la liaison qui est signifiante ; et cette manière d’énoncer (en grec ‘’katégoreïn) a une logique. Ainsi, le discours, la parole, la délibération sont pour ARISTOTE les premiers principes de l’Homme, être vivant.
Le second principe est l’action. En effet, le philosophe grec distingue trois sortes de savoir :
Redisons que ces deux savoirs sont distingués comme catégories pour être analysés ; ils doivent tous deux toujours être compris et étudiés dans une perspective dialogique, transversale. Ils ne sont pas dissociés dans la réalité.
Nous pouvons déjà retenir un premier élément de l’éthique aristotélicienne. L’éthique n’est pas référée à la pure connaissance ou à la raison, mais au savoir pratique et donc à l’action de l’homme.En effet, ARISTOTE établit quatre principes premiers étant «causes » de la nature et de la vie :
Ne considérant que les lois de la nature en général, la distinction est alors faite entre ce qui est finalisé et ce qui est contingent. Le soleil ne brille pas pour faire pousser le blé ; il peut tout autant l’assécher. Seule l’action du paysan utilise et met en relation des contingences en vue d’une fin. De la même manière, c’est son action qui le fait devenir ce qu’il est en puissance. C’est l’action humaine qui fait advenir le sujet à son humanité. L’enfant devient adulte en faisant, en s’exerçant guidé par son maître.
La philosophie et l’éthique d’Aristote sont centrées sur ce qui se vit, ici et maintenant ; et non sur ce qui devrait se vivre dans un futur lointain ou idéalisé. Cette philosophie permet de sortir des apories de la pure logique sophiste telle que celle de Zénon de Elée. Pour lui, l’espace et le temps étant infiniment divisibles, le lièvre ne peut rattraper la tortue, ni la flèche atteindre son but. Et pourtant dans la réalité, le lièvre double la tortue et la flèche atteint bien son but. C’est que, nous dit V. JANKÉLÉVITCH 498 , «le retour à l’immédiateté du faire conjure l’immobilité. Aristote eut l’intuition de cet acte par lequel l’homme se délie lui-même et brise le cercle enchanté dans lequel l’enferme l’immobilisme..... on devient cithariste en jouant de la cithare, comme c’est en forgeant qu’on devient forgeron. Dans la décision aventureuse de se jeter à l’eau, l’apprenti rompt le cercle et, miraculeusement, irrationnellement commence à nager ». C’est cette contingence, cet inachèvement et cette incomplétude qui donnent sens et place à l’action humaine, à la praxis. Ainsi, Aristote relie l’action de chacun à sa finalité ; et ce qui précisément distingue l’homme de l’animal et du végétal, est sa vie pratique et le sens qu’il lui donne.
Nous voyons alors apparaître un deuxième élément relatif à l’éthique : elle est référéeau singulier et non à l’universel.En effet dans la tradition de la pensée grecque, Aristote est, écrit P. HENRIOT,«le seul penseur qui a osé poser la finalité comme un principe de la chose elle-même au lieu de ne l’admettre qu’à titre subjectif » 499 . Chaque être vivant tend donc vers sa finalité comme un état d’achèvement et de perfection. Pour l’homme, la finalité est le bien vivre sa vie : voilà son entéléchie. Chacun aspire au bonheur dont il est seul à dire ce qu’il est pour lui. Il n’y a là rien d’une aspiration à atteindre l’absolu ou l’idéal, mais simplement à être heureux. ARISTOTE écrit 500 : « L’agrément, la beauté, le plaisir dépendent des dispositions de chacun. Et ce qui fait peut-être la plus grande originalité de l’homme de bon sens, c’est qu’il discerne en toutes circonstances, le vrai bien, comme s’il en était lui-même le canon et la mesure ». Le sujet est référé à lui-même, sans normes extérieures qui s’imposeraient à lui et/ou qu’il devrait intégrer.
Le désir ne peut être que désir de l’autre, il est aussi force créatrice qui donne vie à l’autre. Séparer les deux visées et les deux finalités revient à les nier l’une et l’autre, l’une par l ’autre. Le bonheur de l’adoptant est inséparable de celui de l’adopté. Nous retenons donc le bonheur comme édifiant une éthique de l’adoption.
Mais nous dit Aristote, chacun est lui-même «le canon et la mesure » de ce qu’il considère comme le vrai bien, la vie bonne ou le bonheur. Cela signifie que chaque adoptant a à définir ce qui est le mieux pour lui, et le plus apte à lui assurer le bonheur. Producteur de ses propres normes, chaque adoptant pourrait légitimement se déterminer non seulement une finalité (adopter) mais aussi les moyens d’y parvenir. Nous avons vu précédemment, dans la filiation adoptive, les impératifs auxquels peuvent être soumis certains adoptants dans leur besoin de ressemblance et de reproduction du même. Ces impératifs peuvent être intégrés par les adoptants comme condition à réaliser pour accéder au bonheur. De ce point de vue, accueillir un enfant tel que désiré serait une finalité éthique puisque conforme à l’idée du bonheur que se font les adoptants. Pour ARISTOTE, lebonheur n’est pas assujettissement aux désirs et à leur satisfaction, même s’»il se définit aussi par le plaisir 501 », mais il ouvre la voie, à un « subjectivisme axiologique » 502 , comme le nomme C. PEYRON-BONJAN, chacun définissant, certes avec juste mesure, ce qui est le meilleur pour lui.
Nous retiendrons donc que l’éthique passe par le filtre du singulier et qu’elle s’actualise hic et nunc. L’affirmation des valeurs et des finalités est posée non point à partir d’une référence à un absolu, à un idéal, à un autre monde, à un au-delà (dont nous savons qu’ils ne sont plus des références fondatrices), mais ces valeurs et finalités sont tournées vers ce qui se vit, ici et maintenant, sur terre : ce que J. RUSSappelle «les éthiques de l’immanence » 503 . Pour les adoptants, le bonheur est sur terre, quand ils auront leur enfant. Cette éthique de l’immanence les conduit à rechercher dans la réalité ce qui est utile pour eux et qui doit être opportunément saisi : voilà la vertu de la sagesse aristotélicienne retrouvée. « L’éthique requiert une connaissance vraie des choses » 504 . Cette immersion du sujet singulier dans le réel est nécessaire, et nous la garderons comme principe fondateur. Peut-elle cependant suffire à fonder une éthique de l’adoption ?
Nous pensons cependant que deux écueils se mettent au travers du chemin conduisant à cette éthique immanente :
Ainsi, pour ARISTOTE, la question de la finalité se pose ainsi : « Nous ne délibérons pas sur les fins à atteindre, mais sur les moyens d’atteindre ces fins. une fois la fin établie, on examine comment et par quels moyens on l’atteindra » 506 . Mais comment parvenir au bonheur ?
P. HENRIOT. Aristote. Paris, Hatier, 1997, p. 25.
P. RICOEUR. Soi-même comme un autre. Paris, Seuil, 1990, p. 353.
P. RICOEUR. Ibidem p. 357.
P. HENRIOT. Op. Cité. p. 31.
P. HENRIOT. Ibidem. p. 31.
V. JANKELEVITCH. Avec l’âme tout entière. Hommage à BERGSON. Extrait du Bulletin de la société française de philosophie. 1960. pp. 55-62.
P. HENRIOT. Op. Cité. p. 48.
ARISTOTE. Éthique à Nicomaque. Paris, Flammarion, 1975, p. 85.
J. VOILEQUIN. Préface. Éthique à Nicomaque. Op. Cité. p. 10
C. PEYRON-BONJAN. Pour l’art d’inventer en éducation. Paris, L’Harmattan, 1994, .p. 64.
J. RUSS. Op. Cité. p. 41.
C. LE BIHAN. Les grands problèmes éthiques. Paris, Seuil, 1997, p. 6.
J. RUSS. Op. Cité. p. 51.
ARISTOTE. Op. Cité. p. 81.