L’activité de l’homme peut conduire au bonheur, si cette activité est conforme à la vertu ; et cette vertu n’est pas la norme, mais principe de la sagesse, c’est-à-dire art de la juste mesure. Ni trop, ni trop peu, elle n’est pas moyenne arithmétique, ni médiane entre deux extrêmes, elle est ‘’le juste’’ dans la mesure que chacun se donne, à sa propre dimension. Se nourrir nécessite ainsi la juste mesure : trop peu c’est la faim, trop c’est l’indigestion qui viendrait créer du déplaisir. La notion d’équilibre est ici essentielle : équilibre entre passions et raisons ; entre l’amour de soi et l’amour de l’autre, équilibre entre narcissisme primaire et secondaire. Savoir ce qui est bon et bien pour soi, c’est être sage, «c’est savoir ce qu’il convient de désirer et ne pas perdre sa vie dans la quête illusoire de faux biens qui nous aliènent, c’est la connaissance de ce qui est vraiment utile pour être heureux, en nous défaisant des mirages produits par l’imagination » 507 . L’éthique d’Aristote nécessite une vraie connaissance du réel, du singulier ; elle nécessite son acceptation dans ce que l’homme ne peut changer et son utilisation pour que les choix faits le rendent heureux. La sagesse pratique (phronésis) permet donc de choisir le meilleur moyen, dans un temps et un lieu déterminés, pour atteindre une finalité. Elle adapte le général au cas singulier qui se présente, dans un contexte et des circonstances particuliers. Il en va ainsi de la justice. L’homme sage est non seulement respectueux des lois, « sans lesquelles l’homme serait une bête brute ou un dieu » 508 mais également équitable dans l’application circonstanciée qu’il en fait. L’équité est donc l’adaptation de la loi à la singularité. L’homme sage dirige donc son action de manière opportune et pour faire ses choix, délibère : ce qui est le propre de son jugement. Enfin, cette délibération est bonne si elle inclut la prudence.
Reprenons les définitions que donne ARISTOTE de la prudence : « Les gens prudents ont le pouvoir de décider convenablement ce qui est bon et utile pour eux-mêmes... en ce qui concerne le bonheur... (la prudence) ne porte pas seulement sur le général... car elle vise l’action et l’action porte sur les cas individuels. Nul ne délibère sur ce qui a un caractère de nécessité » 509 . La sagesse pratique, la délibération, la prudence sont donc de l’ordre des moyens à mettre en œuvre en vue de parvenir à une fin ; et c’est dans la juste mesure de toute chose que chacun trouvera les vertus qui mènent au bonheur.
Pour ARISTOTE donc,«nous ne délibérons pas sur les fins à atteindre, mais sur les moyens d’atteindre ces fins » 510 . La délibération précède le choix qui permettra l’action. Et le philosophe de préciser : « Si on se heurte à l’impossible, on renonce au moyen… si la chose paraît possible, on se met à l’exécuter. Or, on dit qu’est possible tout ce que nous pouvons exécuter nous-mêmes » 511 . Nous ne pouvons, quant à nous, pas suivre le maître jusque-là, pourquoi ? La délibération ne portant que sur les moyens et cherchant le meilleur pour arriver aux fins poursuivies, d’une part ’’fait l’impasse’’ sur ces finalités et d’autre part peut justifier tout moyen qui serait le plus adéquat. Alors trois questions fondamentales pourraient s’énoncer ainsi relativement à l’adoption :
Enfin, nous retiendrons également dans l’éthique aristotélicienne l’idée selon laquelle la délibération est bonne si elle inclut la prudence. Qu’est la prudence dans l’apparentement ? Dans l’apparentement, cette vertu voudrait que les adoptants s’informent sur l’état de santé de l’enfant dont ils deviendront parents ; leur prise de responsabilité suppose une information aussi complète que possible. La prudence est donc la condition de la responsabilité. Cette prudence pourrait également les conduire à s’informer sur les conditions dans lesquelles l’enfant est devenu ou deviendra adoptable.
Mais si la prudence grecque et son corollaire, la responsabilité, portent quasi exclusivement sur la délibération, le choix et donc l’action bonne et utile au bonheur individuel, nous aurons à reprendre ces principes pour voir s’ils peuvent (ou doivent) être étendus, généralisés et pourquoi pas universalisés.
Ainsi, dans la filiation adoptive, toute tentative de compréhension et/ou d’élaboration d’une éthique de l’apparentement doit intégrer le désir d’enfant des adoptants qui disent ainsi leur bonheur à devenir parents. Les chemins et actions choisis pour une telle visée s’élaborent dans la délibération, avec la prudence nécessaire à leur décision pour leur responsabilité future pleine et entière. Cette éthique du désir et du bonheur ne peut faire l’économie du sujet singulier, de l’ici et maintenant. Cette finalité et les moyens pris pour l’atteindre trouvent cependant leurs limites dans le relativisme axiologique, «subjectivisme axiologique », effet d’une démarche exclusivement subjective de chacun.
La question est alors de savoir si ces principes aristotéliciens peuvent avoir valeur plus générale et fonder à eux seuls une éthique de l’adoption ? Nous allons nous tourner du côté d’une autre fondation, celle de E. KANT. Dans un premier temps, nous redonnerons les grandes lignes de sa théorie et chercherons comment et en quoi elles peuvent éclairer notre problématique.
C. LE BIHAN. Op. Cité. p. 6.
P. HENRIOT. Op. Cité. p. 59.
ARISTOTE. Op. Cité. p. 178-179.
ARISTOTE. Ibidem. p. 81.
ARISTOTE. Ibidem. p. 82.
Ce que nous avons décrit comme équité se trouve donc être dans l’adoption une bonne application de la loi à des situations particulières. Si l’équité est supérieure à la légalité, il n’en reste pas moins qu’elle est encore une application de la juste mesure, et, en adoption, ouvre subjectivement la voie à toute justification. Cette démarche garde néanmoins sa valeur dans la recherche du meilleur pour le singulier.
P. RICOEUR. Op. Cité. p. 229.
D.W.WINNICOTT. Op. Cité. p. 4.
P. RICOEUR. Ibidem p. 182.