Il nous faut tout d’abord faire, ici encore, un détour pour appréhender (un petit peu) l’œuvre de E. KANT à partir de l’ouvrage de G. PASCAL 516 . Reprenons la pensée du philosophe. Tout d’abord, nul objet ne nous serait donné sans la sensibilité. Les formes à priori de la sensibilité ou intuitions pures sont l’espace et le temps ; les intuitions empiriques sont celles des sens et des sentiments (odeurs, couleurs, saveurs, formes, affects, émotions...). La réalité d’un objet ne peut donc être recherchée dans l’objet lui-même, mais dans le rapport de l’objet au sujet. KANT se distingue en cela de l’idéalisme pur qui réduit l’objet à une pure apparence et le conçoit comme pure représentation du sujet 517 . Il se distingue aussi du réalisme matérialiste pour qui l’objet s’impose de lui-même au sujet. Voulant dépasser ce clivage, le courant phénoménologique substitue au concept de représentation celui de présentification ou d’intentionnalité 518 : c’est la disponibilité et le regard du sujet qui permet à l’objet d’apparaître et d’être bien réel cependant. Mais cette sensibilité ne suffit pas à la connaissance, il y faut aussi l’entendement qui est la faculté de penser, c’est-à-dire de classer, de catégoriser. Ces catégories, sans lesquelles, «il n’y aurait ni pensé, ni pensant, ni objet, ni sujet 519 » sont construites avec et selon des concepts. Ainsi, sensibilité et entendement sont nécessaires et inséparables. Signalons que cela rejoint ce que nous avons décrit comme étant l’échange symbolique. Le langage qui est une représentation symbolique, construit la réalité en même temps qu’il la nomme. Ainsi, la connaissance que nous avons de la nature, définie par KANT 520 comme «l’ensemble des objets de connaissance et de leurs liaisons », est la «connaissance des lois ou liaisons que l’entendement prescrit à tout objet de connaissance ». Dit autrement, la connaissance de la nature ne peut se faire que par les lois que l’entendement construit pour l’expliquer. Cependant, ces catégories qui permettent d’ordonner, de lier, ne sont finalement que des formes dont le contenu nous est donné par les intuitions sensibles. Elles ne permettent pas d’accéder à l’absolu, à l’inconditionnalité qui achèverait la série des conditions, quand nous tentons de répondre au pourquoi de tout, au dernier pourquoi. Les concepts donc ne permettent pas d’accéder au Tout, à l’Idéal, à la cause des causes, à l’alpha et l’oméga. Et pourtant dit KANT, l’homme aspire à cela. Sans pouvoir prétendre atteindre cet absolu, il peut néanmoins y tendre par la raison avec des idées.KANT distingue les phénomènes qui sont les choses telles que nous les connaissons empiriquement et les noumènes qui sont les choses en soi telles qu’elles sont indépendantes de la connaissance que nous en avons. Cela rejoint la distinction que nous faisons entre le réel et la réalité.
Ainsi, l’entendement par ses concepts, pour lier et catégoriser la diversité de l’intuition, opère selon des règles (enchaînement des faits, causalité...) qui lui permettront de définir des lois. « La raison est donc la faculté de ramener à l’unité les règles de l’entendement sous des principes » 521 . Si l’entendement unifie les intuitions sensibles sous l’égide des concepts, la raison unifie ces concepts au-delà de l’expérience en des Idées. Et l’Unité visée doit être totale et définitive. Et ce que E. KANT nomme la «raison pure » est cette «recherche de l’inconditionné comme la condition dernière de toutes les conditions » 522 . L’inconditionné est compris comme exigence de totalité, d’absolu, de parfait.Mais à quoi aboutit cet effort de la raison ? In fine, cette recherche aboutit à trois Idées. La première est l’’Idée de l’unité absolue du sujet pensant, c’est-à-dire l’âme et l’immortalité de l’âme. La seconde est définie comme l’Idée de l’unité absolue de la série des conditions des phénomènes, c’est-à-dire l’Idée de Monde. Enfin, la dernière fait référence au concept suprême qui contient tout et est tout : l’Idée de Dieu.
L’âme, le Monde et Dieu sont les trois idées de la raison pure.
Ces distinctions opérées par E. KANT sont d’une grande importance pour comprendre et juger les actions des hommes. En effet dit KANT, nos actes en tant qu’ils se manifestent dans le monde des phénomènes sont déterminés par les lois de ce monde. C’est la conception de l’entendement pour qui, dans la nature, toute cause est effet. Nos actes sont donc soumis au déterminisme universel de la nature : c’est le caractère empirique de l’homme. Mais par la raison, nos actes sont libres dans la mesure où ils émanent d’un moi qui est au-delà du monde des phénomènes. La raison exige que l’homme soit libre et responsable de ses actes : c’est son caractère intelligible. Ainsi, un acte doit être jugé, non par rapport au déterminisme, à la nécessité empirique (un mensonge peut alors être expliqué et compris comme nécessaire eu égard aux antécédents du menteur, au contexte, aux circonstances...), cet acte donc est jugé à la mesure de la liberté du sujet raisonnable. Donc, chez E. KANT, pas de circonstances atténuantes, pourrait-on dire, pas de contexte. Les actes sont jugés à l’aune de l’absolu dicté par les lois de la raison. Il n’y a pas de compromis possible entre la raison et l’expérience, il n’y a pas de négociation. Cet élément est à rapprocher de ce que nous avons dit de la relation d’objet.
La raison n’a donc pas seulement une fonction spéculative, elle a également une fonction pratique ou morale. En effet, l’immortalité (ou mortalité) de l’âme, la liberté (ou déterminisme) de l’homme, l’existence (ou non-existence) de Dieu ne peuvent être affirmées avec certitude. Toute affirmation, vérification ou preuve passerait par la connaissance, c’est-à-dire par l’intuition et l’entendement. Or au-delà de l’expérience, nous ne pouvons rien connaître, donc ces trois Idées sont proprement inconnaissables. Il s’ensuit qu’il n’est pas possible de fonder sur elles une moralité. Et pourtant, si leur réalité n’est pas prouvée (ce qui laisse la voie ouverte à la foi, car l’absence de preuve n’est pas preuve de l’absence), elle n’en est pas moins bien réelle du seul fait qu’elles sont nos Idées. Cette réalité subjective suffit à donner sens à nos actions. Nos Idées nous montrent la direction vers laquelle nous devons tendre. Notre raison a aussi une fonction pratique qui nous conduit à atteindre cette idée de Dieu, d’absolu.
La morale kantienne est donc l’obéissance au devoir que dicte la loi de la raison.L’homme libre peut se détacher de son déterminisme (les penchants de sa sensibilité) par la volonté. Compte tenu du fait que la finalité d’une action ne peut être que subjective, c’est-à-dire conforme à mon inclination et donc favorable à mon intérêt propre, la finalité ne peut être référence pour mesurer le caractère moral d’une action. Seule l’intention et la bonne volonté, référées à la raison dans le devoir qu’elle dicte, sont de nature à permettre un jugement moral sur nos actes. Quelle est donc la loi que dicte la raison et à laquelle nous devons obéir, simplement par devoir ?
Distinguons d’abord ce respect de la loi de la légalité : il ne s’agit pas de se donner comme but de respecter le contenu de la loi (de ce point de vue la légalité n’est pas morale), mais d’en respecter l’Universalité du commandement : « Je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime 523 devienne loi universelle » 524 ou«Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » 525 .
En effet, il faut dans toute loi considérer la forme, c’est-à-dire l’universalité du commandement et le contenu, c’est-à-dire l’objet qu’il nous est demandé de poursuivre.La loi n’est pas ici le droit positif. Il convient de rechercher ce qui dans le droit positif a valeur universelle. L’action morale ne tirant pas sa valeur du but qu’elle se propose, l’obéissance à la loi doit donc être indépendante du contenu.
Les questions, à partir de la morale kantienne, sont alors pour nous les suivantes :
Pour tenter une réponse à ces mêmes questions, nous ‘’décortiquerons’’ le principe premier énoncé et le déclinerons sous les trois formes que peut prendre l’impératif catégorique :
‘- « Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature » 526 .’L’exemple donné par E. KANT est celui du suicide qui est contraire aux lois universelles de la nature car la nature ne peut avoir comme loi de se détruire elle-même.
En adoption, nous dirons : ne peut être conforme à la nature la loi selon laquelle toute personne qui veut un enfant puisse le prendre à quelqu’un d’autre. Cette évidence dit simplement qu’un enfant sans appartenir à ses parents au sens de propriété, fait partie de l’ensemble ‘’filiation parents-enfant’’. Cela signifie aussi que nous ne pouvons universaliser le droit à l’enfant et les moyens pour le satisfaire. Le faire équivaudrait in fine à considérer cet enfant comme objet et enfant de personne. Cette universalisation nierait la dimension biologique de la filiation qui est une loi de la nature.
Peut-on universaliser la loi suivante ? ‘’Tout enfant qui juridiquement n’a pas de parent a le droit d’être adopté ?’’. Au regard des adoptants, cela devient : ‘’Les adoptants doivent adopter les enfants qui juridiquement sont abandonnés’’. Il semble que nous pouvons retenir cette proposition qui idéalement offrirait à tous les enfants abandonnés des parents. Et pourtant, nous en savons déjà les limites qui, ipso facto, mettent en question son universalité. Certains enfants sont juridiquement adoptables mais ne veulent pas être adoptés. C’est le cas des enfants qui ne veulent pas quitter leur famille d’accueil devenue affectivement leur famille d’adoption. L’universalisation conduirait à faire adopter des enfants contre leur volonté. D’autres enfants ne sont juridiquement pas adoptables alors qu’affectivement ils n’ont plus de parents. Paradoxalement, la loi universelle devient trop restrictive et il faudrait alors la transformer en une autre loi : ‘’Tout enfant qui affectivement n’a plus de parents a le droit d’être adopté’’. Cette loi ne peut elle-même être universalisée car la raison ne peut être fondée par ce qui, par définition ici, est de l’ordre de l’empirique, c’est-à-dire de l’ordre des liens affectifs.
La deuxième limite nous est imposée par la nature du lien adoptif. Ce lien soit rompt avec la filiation d’origine dans l’adoption plénière soit s’y ajoute dans l’adoption simple. L’adoption juridique occidentale a donc deux formes. Universaliser l’une a pour conséquence de réduire l’autre à néant, ce qui pratiquement n’est ni possible, ni souhaitable selon le principe que nous verrons ci-dessous («l’homme est la fin en soi »). Certains enfants sont juridiquement et affectivement abandonnés par leurs parents d’origine : il s’agit pour eux d’avoir des parents avec un jugement d’adoption plénière ; d’autres enfants ont des parents qui, sans les avoir affectivement abandonnés, sont dans l’impossibilité de s’en occuper (parents malades mentaux), ces enfants pourraient bénéficier d’une adoption simple. La double nature du lien adoptif se retrouve également dans les contenus des lois : les pays arabes de droit coranique ne connaissent juridiquement pas l’abandon et donc pas l’adoption. Historiquement et contextuellement, l’adoption ne peut être érigée en loi universelle dans sa dimension juridique. Le droit pour un enfant à avoir des parents peut être garanti par un autre moyen. L’adoption serait donc un instrument, un outil : cela relèverait dans la morale kantienne, non de l’impératif catégorique mais de l’impératif hypothétique qui lui est toujours conditionnel, concerne les moyens pour arriver à une finalité et ne peut donc pas fonder une morale.
Cet argument de la contextualisation est-il recevable ? Nous savons que le contenu de la loi ne peut imposer obéissance à cette loi et donc que l’absence de droit positif ne saurait prouver la non-universalité d’une loi. KANT refuse cette contextualisation qui selon lui est par nature empirique donc non susceptible de guider la raison. Alors la question de la contextualisation est celle-là : le principe ‘’droit d’avoir des parents’’ qui peut être promu en loi universelle équivaut-il au ‘’droit d’être adopté’’ ? Notre réponse est négative sur le strict terrain juridique. Simplement parce qu’affectivement, narcissiquement, tout ‘’enfant de’’, biologique ou pas, est un enfant qui doit être adopté et qui, jour après jour, est adopté 527 par ses parents. L’adoption juridique n’est donc pas le seul moyen de garantir des parents à un enfant. De même, la filiation juridique (adoptive ou légitime) ne vient pas, ipso facto, créer de liens affectifs.
De plus, même en faisant abstraction de la réalité qui, elle aussi, impose des limites et dicte des pratiques, il nous faut noter la contradiction interne à cette loi qui ferait de l’adoption une loi universelle. Agir selon le principe ‘’les enfants juridiquement abandonnés doivent être adoptés’’ exclut les enfants effectivement (affectivement) privés de parents. Agir selon le principe ‘’les enfants effectivement abandonnés doivent être adoptés’’ fait prendre le risque d’universaliser au nom de l’intérêt de l’enfant le droit à l’enfant. En effet, la mise en œuvre de ce principe nécessiterait d’universaliser les critères objectifs définissant l’abandon : ce qui est humainement irréalisable, et pouvons-nous ajouter heureusement.
L’adoption ne peut donc pas être universalisée en une loi qui s’imposerait à la raison
de chacun. L’universalité d’une loi est de nature à s’appliquer à chacun, c’est-à-dire également aux adoptants. L’adoption plénière dans notre culture, a comme postulat l’abandon et la rupture des liens avec la famille d’origine. Donc universaliser cette forme d’adoption supposerait l’universalisation de l’abandon : ce qui nous paraît être une loi contraire aux lois de la nature.
Nous retenons par contre, de ce premier principe kantien comme loi universelle, celle du droit de tout enfant à avoir des parents et comme principe politique découlant de cette loi, le devoir des États et Collectivités de garantir et mettre en œuvre ce droit.
G. PASCAL. Pour connaître KANT. Paris, PUF, 1995.
1° partie. Chapitre 4 : Le concept opératoire de représentation.
Nous avons rappelé précédemment la nécessité du dispositif comme condition à la construction de la représentation et à la production de sens.
G. PASCAL. Ibidem. p. 69.
E. KANT cité par G. PASCAL. Ibidem p. 124.
E. KANT cité par G. PASCAL . Op. Cité. p. 87.
E. KANT cité par G PASCAL. Ibidem. p. 88.
Définissons les termes employés. Un principe, selon J. RUSS. (Op. Cité, p. 20), « vient du latin principium qui signifie ‘’commencement’’ et désigne ce que l’esprit découvre comme premier au terme de son analyse et qu’il pose comme point de départ d’un processus ». « Une maxime, selon la définition de G. PASCAL (Op. Cité. p. 130), est un principe pratique subjectif, c’est à dire une règle que le sujet ne considère pour valable que pour sa propre volonté ». Enfin, une loi, pour G. PASCAL. (Ibidem. p. 103), « est un principe pratique objectif, règle valable pour la volonté de tout être raisonnable, elle s’exprime sous forme d’impératif ».
E. KANT. Les fondements de la métaphysique des mœurs. Trad. Delbos, Paris, Delagrave, 1943, p. 103.
E. KANT: ibidem p. 137.
E. KANT. Ibidem. p.137.
Cela renvoie à la nécessaire intégration et acceptation par tout parent du décalage-écart entre l’enfant imaginaire et enfant réel.