-123- Le devoir contre le désir

« L’idée de la volonté de tout être raisonnable est conçue comme volonté instituant une législation universelle » 530 .Nous obéissons à la loi parce que nous nous donnons à nous-mêmes cette loi. C’est l’autonomie de la volonté, fondant la liberté et la pleine responsabilité : le fameux «tu dois donc tu peux ». A contrario, nous ne devons pas obéir à la loi par intérêt (ou finalité subjective) qui détermine le caractère d’hétéronomie de la volonté. Pour KANT, l’amour de soi, de l’autre, le bonheur personnel, en ce qu’ils se rapportent aux penchants de la sensibilité, aux besoins, aux inclinations, ne peuvent fonder une loi pratique. Ce principe est celui qui s’accorde le plus mal avec l’acte d’adoption. Nous avons donné les trois axes de la filiation, biologique, narcissique et instituée. L’axe narcissique par définition est celui qui permet de retourner à soi, dans un mouvement de récursivité l’amour porté à l’enfant. Sans ce désir qui est mouvement de soi vers l’enfant, il n’y a pas d’amour possible, donc pas d’adoption affective. Définissant comme moral l’acte d’adopter dicté par la seule volonté autonome, nous le rendons simplement impossible. Le devoir moral de KANT fait seconde la problématique du désir qui est première dans l’adoption.

De plus, une autre question liée à l’universalité de la loi est celle de savoir comment les adoptants, comme tout un chacun, accèdent à la conscience de leur devoir, à la conscience de la loi universelle. Comment le devoir peut-il être plus fort que le désir ? Ce ‘’comment’’ est pour notre travail de première importance. KANT répond que cette conscience de la loi nous est donnée, qu’elle s’impose à nous comme «un fait unique de la raison pure, qui s’annonce par là comme originairement législative » 531 . Cela ne nous est pas pragmatiquement d’une grande aide. Devons-nous attendre que chacun reçoive une sorte de grâce ?

Évinçant le désir, KANT admet l’ inclination comme effet d’une volonté mais non comme principe : « Il n’y a que ce qui est lié à ma volonté uniquement comme principe et jamais comme effet, ce qui ne sert pas mon inclination, mais la domine, ce qui du moins empêche qu’on en tienne compte dans la décision, par suite la simple loi pour elle-même, qui puisse être un objet de respect et par conséquent être un commandement » 532 . Nous sommes avec cette conception d’une inclination, comme effet d’une volonté, à l’exact opposé de la dynamique du désir dont nous avons montré précédemment la dimension pulsionnelle (initiatrice) et donc inconsciente. Nous partageons alors cette idée de KANT pour qui aimer équivaut à préférer selon mon intérêt propre ; préférer est choisir donc exclure, donc aimer n’est pas universel. Dans l’adoption précisément, il ne s’agit pas que les adoptants aiment tous les enfants du monde, mais qu’ils aiment celui/celle qu’ils adopteront. Mais KANT substitue cet amour de soi et de l’autre au respect de soi et de l’autre qui devient un impératif du fait de son universalité possible. Si nous ne pouvons retenir cette éviction de l’amour de soi et de l’autre, nous pouvons retenir le principe pratique du respect. Fondé sur la deuxième maxime selon laquelle l’homme est une fin en soi, le respect est universel en tant qu’il est amour pratique détaché de la sensibilité de celui qui respecte. Chacun a droit au respect ; et j’ai moi-même un devoir de respect.

Enfin, paradoxalement, cette démarche qui, apparemment, semble vouloir évincer la dimension narcissique et le désir (c’est-à-dire l’amour de soi dans la relation à l’autre), est elle-même un mouvement parfaitement narcissique. E. KANT en soumettant l’expérience, les sensations, la singularité au règne de la raison, donne, à l’homme, l’idéal pour visée. G. PASCAL 533 écrit : « Le mouvement qui va des intuitions aux concepts, puis des concepts aux idées, doit aller enfin des idées à l’idéal. L’idéal est une exigence de la raison, par laquelle nous nous représentons un modèle dont la perfection ne saurait être égalée ». Pour KANT, la direction vers laquelle doit se tourner tout homme est ce que, précisément, nous avons nommé narcissisme, c’est-à-dire l’absolu, la perfection, la totalité, l’unité fusionnelle faisant accéder au bonheur, l’immortalité et le divin. « Nous n’avons pas d’autre mesure de nos actions que la conduite de cet homme divin que nous trouvons dans notre pensée, avec lequel nous nous comparons, et d’après lequel nous nous jugeons et nous corrigeons, mais sans jamais pouvoir atteindre sa perfection » 534 . Si KANT essaie de sortir l’homme du déterminisme auquel il est soumis par son caractère empirique, c’est-à-dire s’il veut faire émerger la singularité de chacun par son caractère intelligible, il semble retomber dans une totalité soumise à la norme de l’universel. C’est encore à cette totalité que vise ce que KANT nomme «le souverain bien, défini comme l’accord de la vertu et du bonheur » 535 . Pour lui, le bonheur personnel «est tout à fait exactement proportionné à la moralité » 536 . Plus un homme est moral, plus il est digne de bonheur, c’est-à-dire plus il peut espérer participer au bonheur suprême, divin. Le bonheur est conditionné à la vertu, à la conformité complète à la loi.

Nous retiendrons trois éléments forts de la morale kantienne, qui nous paraissent donner du sens à l’adoption et plus particulièrement à l’apparentement. A valeur universelle la loi qui garantit à tout enfant des parents quelle que soit la forme que prend cette parentalité. Partant, l’adoption ne peut être érigée en loi universelle. Le désir ne peut être supplanté par le devoir. A valeur universelle le principe kantien du respect dû à soi et à l’autre.

Notes
530.

KANT: ibidem p. 154

531.

E. KANT cité par G. PASCAL. Op. Cité. p.132.

532.

E. KANT. Op. Cité. p. 100-101.

533.

G. PASCAL. Op. Cité. p. 99.

534.

KANT cité par G. PASCAL. Op. Cité. p. 99-100.

535.

G. PASCAL. Ibidem. p. 142.

536.

G. PASCAL. Ibidem p. 142. Nous ne rentrerons pas dans les analyses kantiennes relatives à l’articulation de la vertu et du bonheur. Cette question est au centre des divergences entre le stoïcisme et l’épicurisme.