Nous avons vu que cette visée aristotélicienne du bonheur peut mener les adoptants à un relativisme axiologique. P. RICOEUR va plus loin, il y a pour lui «menace d’un repli sur soi, d’une fermeture ». Ainsi, ce qu’il nomme «la sollicitude » est-elle inséparable de l’estime de soi, sous peine de solipsisme. « Estime de soi et sollicitude ne paraissent se vivre et se penser l’un sans l’autre » 545 . Qui est cet autre, objet de sollicitude, cet autre «avec » lequel et «pour » lequel le sujet construit sa visée de la vie bonne. Dans l’adoption, l’autre renvoie en même temps à l’enfant, à ses parents de naissance et, nous l’avons vu, aux anciens adoptants. L’autre renvoie alors au manque à soi-même. RICOEUR définit donc ce rapport «avec et pour l’autre » comme sollicitude basée sur la réciprocité, le «donner recevoir ».
Reprenons la thèse de P. RICOEUR. Cette réciprocité sera «requise par la Règle d’Or 546 et l’impératif de respect » 547 . Mais P. RICOEUR veut donner à la sollicitude un statut plus fondamental que l’obéissance kantienne au devoir. Ce statut est celui d’une «spontanéité bienveillante liée à l’estime de soi au sein de la visée de la vie bonne... le soi s’apercevant lui-même comme un autre parmi les autres » 548 . L’inégalité du « donner-recevoir » se trouve compensée en quelque sorte par l’égalité de la relation. La réciprocité inclut l’égalité de la relation dans l’inégalité apparente de l’échange. En donnant à l’autre, je reçois de lui en miroir mes propres faiblesses, mes propres insuffisances, mes propres impuissances. La réciprocité devient réversibilité en ce sens que l’inégalité me revient, l’autre est un autre moi-même. Voilà, nous semble-t-il, la question nodale : à quel moment dans l’adoption, la réciprocité devient-elle réversibilité ?
Cette notion de réciprocité, centrale dans la visée éthique de P. RICOEUR, prend une forme paradoxale dans l’adoption. Peut-elle être en action dans l’apparentement ? Et avec qui ? Quelle réciprocité peut-il y avoir entre parents d’origine et d’adoption ? Quelle réciprocité entre parents adoptants et enfant ?
Pour l’un comme pour l’autre niveau, il nous semble que la réciprocité, au sens de «donner-recevoir » ne peut que difficilement se repérer dans l’apparentement. En ce sens, elle ne pourrait fonder en adoption le respect et donc ne pourrait être référence morale pour une éthique. Pourquoi ? Adopter vient faire écho, en miroir, au manque. Ce manque est celui de n’avoir pas conçu l’enfant désiré ou de n’avoir pas accueilli l’enfant attendu. Adopter un enfant, c’est entrer dans une inégalité (l’un a pu concevoir mais ne peut devenir parent, l’autre n’a pas pu concevoir mais est disponible à la parentalité) qui renvoie au manque et des parents d’origine et des parents adoptants. Mais cette réversibilité ne semble pas pouvoir constituer une réciprocité qui, elle, implique la rencontre. L’inégalité dans cet échange est marquée du sceau de la rupture imposée par notre conception de l’adoption, rupture de la filiation dans sa dimension narcissique et instituée. Nous avons rappelé dans notre première partie l’importance de la circulation des enfants et de l’échange où le «donner-recevoir » a une fonction sociale de réciprocité. Cette réciprocité (donner-recevoir) fait également référence au concept de don. Rappelons brièvement la théorie de M. MAUSS 549 : les actes de «donner, recevoir et rendre » sont socialement obligatoires et fortement ritualisés dans certaines sociétés. Ce sont par exemple le potlatch qui est compétition et échange ou le Kula qui est parfois agressif et source de prestige social. Donner alors oblige aux deux sens du terme : il contraint l’autre à rendre et de ce fait le lie moralement. Cette contrainte est liée au fait que ce qui est donné présente plus que l’objet lui-même, il représente aussi quelque chose de celui qui a donné. Ainsi, «accepter quelque chose de quelqu’un, c’est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme. Le pouvoir de contrainte des objets donnés vient de ce qu’ils ne cessent jamais d’appartenir à leurs origines ». C. LÉVI-STRAUSS reprenant cette théorie, la synthétisera en une seule notion abstraite, celle de réciprocité, qui est pour lui l’aspect contingent d’une forme plus universelle qui est l’échange.
Cette théorie du don vient-elle dire quelque chose de l’adoption ?
Si P. RICOEUR fait reposer la sollicitude sur l’initiative de soi 550 , E. LEVINAS entend fonder l’éthique sur l’initiative de l’autre : c’est l’autre qui me convoque à l’altérité. Il s’agit là d’un impératif catégorique, asymétrique 551 en ce sens qu’il n’admet aucune réciprocité. Ainsi, l’exigence morale est sacrifice, non pas de mes intérêts mais, de soi tout entier, au seul sacré qui vaille, c’est-à-dire l’autre. Pour E. LEVINAS, l’autre est d’abord celui qui souffre, le plus pauvre, l’autre dont le visage est « épiphanie » 552 , apparition, manifestation du sacré, de l’ «absolument autre » 553 qui est Dieu. Cette approche de E. LEVINAS est apparemment séduisante pour comprendre l’adoption, comme oubli total de soi tout tourné vers l’enfant abandonné. C’est l’enfant qui souffre qui obligerait, qui convoquerait les adoptants. Cette obligation nous semble à comprendre dans deux significations qui finalement ont le même soubassement. A la lumière de ce que nous avons décrit dans la construction de la filiation comme relation d’objet, cette altérité ne semble pouvoir que revenir au soi dans un mouvement de réversibilité ; mouvement sans lequel il n’y aurait pas d’amour possible. L’estime de soi trouve alors son bonheur dans un équilibre entre l’amour à soi et l’amour à l’autre. Une exception existe effectivement à cette distribution des investissements libidinaux, celle du don infini de soi, don de sa vie pour l’autre. C’est le sacrifice total. Cependant, cette exception peut-elle devenir la norme pour donner sens et fonder une éthique de notre relation à l’autre ? Il ne nous semble pas que cela soit pensable dans l’apparentement. Nous faisons encore ici la distinction entre l’apparentement et la filiation. Le don de sa vie pour son enfant est bien cet élan parfaitement oblatif dont nous parlons. La première condition est que les adoptants soient devenus parents de leur enfant ; mais la parentalité n’est pas donnée d’emblée, elle est construction, engagement, responsabilité. Et précisément, l’apparentement précède chronologiquement la parentalité.
Cette posture de soi dans un mouvement infiniment et totalement oblatif à l’autre semble pouvoir être comprise différemment. Cet impératif ne serait-il pas la métamorphose d’une haine de soi en amour de l’autre, sous l’effet d’un mécanisme de projection inversée en miroir ? En effet, à cet impératif de E. LEVINAS, RICOEUR répond par la nécessaire estime de soi pour estimer l’autre, en soulignant que 554 «le primat éthique de l’autre que soi sur le soi... (ne doit pas avoir) pour effet de substituer la haine de soi à l’amour de soi ». Cette thèse est celle qui est soutenue dans le champ psychanalytique par B. GRUNBERGER qui écrit 555 : «Plus l’homme est capable d’investir son propre moi sur un certain mode et plus il dispose de libido pour le monde objectal ». Cet impératif peut être compris aussi comme mouvement narcissique pur où l’amour illimité de soi serait directement projeté sur l’autre qui ne serait alors que ma propre image, le «idem », le même non-reconnu dans son altérité. Nous ne pouvons retenir ni l’une ni l’autre de ces compréhensions. Ainsi, si la réciprocité synchronique ne semble pas pouvoir être retenue pour fonder une éthique en adoption, la non-réciprocité ne semble pas pouvoir l’être non plus. Le respect dû impérativement à l’autre aurait à se soutenir d’autres principes.
Nous revenons alors à la réversibilité. La distinction entre réciprocité et réversibilité peut être comprise ainsi. La réciprocité indique le mouvement, entre deux personnes ou deux groupes, de deux actions : la première action par laquelle l’un donne à l’autre ; la deuxième par laquelle l’autre lui rend sous une forme équivalente. La réversibilité n’est pas, en soi, échange ou relation symétrique/complémentaire. Elle se montre comme une qualité de l’être qui, en se re-tournant, peut se reconnaître comme un autre, peut reconnaître en lui-même ‘’une autre peau intérieure’’ qui ressemblerait bien à cette peau extérieure de l’autre qui lui semble si étrange, si étrangère. Celui qui donne pourrait être celui qui reçoit et celui qui reçoit pourrait être celui qui donne. C’est bien de cela dont nous parle P. RICOEUR dans le titre de son ouvrage : je suis moi-même comme un autre et en tant qu’autre. Quelle peut être cette réflexivité et cette réversibilité dans l’adoption ? Nous avançons alors l’hypothèse selon laquelle cette réversibilité est en lien avec la capacité des adoptants à pouvoir s’identifier aux parents d’origine de l’enfant qu’ils vont adopter. Nous avons précédemment mis en exergue ce processus d’identification entre anciens et nouveaux adoptants, entre adoptants et adoptés ; il manque alors un troisième pôle à ce processus qui permettrait aux futurs adoptants de s’imaginer comme étant eux-mêmes aussi ‘’capables’’ d’abandonner et de donner leur enfant. Ce qui apparaît alors tellement impossible et interdit, et qui revient sous la forme inversée de la captation, se révèle alors humain. Un seul entretien fait directement référence à cela. Écoutons Monsieur et Madame PONCET 556 : « Question : si vous alliez en adoption internationale, vous prendriez quel chemin ? – Monsieur : par une association agréée, parce que nous on sait ce que c’est que d’avoir un enfant, on imagine une mère qui doit abandonner son enfant, c’est terrible ».
Cette réversibilité semble pouvoir advenir dans le questionnement dont nous avons souligné l’importance : questionnement pour se creuser, questionnement ouvrant sur une maïeutique. La question que les futurs adoptants pourraient se poser ou s’entendre poser, serait celle-là : « Dans quelles conditions pourriez-vous accepter de confier votre enfant en adoption ? ». Nous ne sommes pas là sur un registre de morale kantienne, mais sur une éthique qui resterait référée au sujet. C’est, nous semble-t-il, dans ce mouvement de réversibilité que pourrait être cherché un fondement de l’adoption «avec et pour l’autre ».
Cet «avec et pour l’autre » ne peut être dissocié, nous dit P. RICOEUR, de «l’institution ».
P. RICOEUR. Op. Cité. p. 212.
« Ne fais pas à ton prochain ce que tu détesterais qu’il te soit fait : c’est là la loi toute entière »
P. RICOEUR. Op. Cité. p. 215.
P. RICOEUR. Ibidem.
M. MAUSS. Essai sur le don. Paris, PUF, 1989.
P. RICOEUR. Ibidem. p. 226: « Je ne puis m’estimer moi-même sans estimer autrui comme moi-même ».
E. LEVINAS. Totalité et infini. Kluwer Academic, Martinus Nijhoff, 1971, p. 46 : « Cette expérience morale si banale indique une asymétrie métaphysique ».
E. LEVINAS. Ibidem. p. 215.
E. LEVINAS. Ibidem. p. 28.
P. RICOEUR. Ibidem. p. 198.
B. GRUNBERGER. Op. Cité. p. 19.
E. 20, p. 305.