-1.3.3- Dans des institutions justes.

Le troisième terme de la définition de la visée éthique de P. RICOEUR se rapporte au cadre dans lequel s’élabore cette visée «avec et pour l’autre », c’est-à-dire l’institution «comme point d’application de la justice et de l’égalité... caractérisée par des mœurs communes et non par des règles contraignantes... c’est la structure du vivre ensemble d’une communauté historique » 557 . L’institution juste prend alors la couleur de l’équilibre à trouver entre les deux finalités de l’adoption : une famille pour un enfant, un enfant pour une famille. P. RICOEUR substitue donc à la relation de domination celle de «pouvoir en commun... qui est émanation et élaboration ». Ce pouvoir en commun est lui-même conditionné par la pluralité et la concertation.

« La pluralité inclut des tiers qui ne seront jamais des visages » 558 . L’institution juste inclut donc chacun dans la durée et doit garantir ainsi la continuation de l’humanité. L’éthique de la vie bonne se doit donc d’intégrer cet impératif que nous retrouverons dans le principe de responsabilité. Relativement à l’adoption, nous pouvons retenir que la notion d’ «institution juste » dans laquelle se construirait l’apparentement inclurait dans le temps ‘’d’autres visages’’, des tiers autres que les seuls acteurs (adoptants-adoptés).

Laconcertation dit l’élaboration du vivre ensemble. La notion d’ «institution juste » fait alors référence non pas à des organisations, mais plutôt à ce que H. ARENDT nomme «un espace public d’apparition ». Ainsi, il semble que ce soit moins le contenu qui soit visé que son mode d’élaboration. L’institution ouvre des espaces, elle permet en cela la séparation et le lien. Et le contenu pourrait alors prendre la qualité de juste par le fait même qu’il ait pu être élaboré dans cet espace médiateur. Cette dimension de la fonction de l’institution signifie qu’une éthique de l’adoption ne saurait être soumise à l’ordre moral définissant à priori le bien et le mal, mais qu’elle aurait au contraire à être le fruit d’une élaboration. Cependant, nous pouvons d’ores et déjà faire une objection à cette thèse selon laquelle le mode d’élaboration suffirait à moraliser l’apparentement. En effet, des décisions réfléchies, élaborées peuvent parfaitement être immorales ou amorales, c’est-à-dire sans respect pour l’autre ; il suffit pour cela qu’elles le soient, dans le subjectivisme axiologique, dans un cercle fermé hors toute contradiction. Retenons cependant que le juste pour s’élaborer a besoin d’un espace médiateur.

Il convient cependant de souligner que P. RICOEUR ne donne pas le qualificatif de «bonne » à l’Institution, mais celui de «juste ». Si le «bon » est référé à la visée aristotélicienne, avec son caractère d’autonomie et de subjectivisme, le «juste » fait appel à la norme, à la pluralité, à une prétention à l’objectivité. Pour ARISTOTE, nous l’avons vu, le qualificatif de «juste » est une notion centrale ; la juste mesure est celle qui est bonne pour l’individu, adaptée à chacun entre le trop et le trop peu. L’homme juste est également celui qui respecte la loi : en ce sens, est juste ce qui est légal. Mais, ce qui est légal n’est pas toujours juste parce que la justice est générale et doit trouver son application dans l’acte de juger : c’est l’équité. Cette loi ne deviendra juste que contextualisée afin que chacun ait son dû, ni plus ni moins. Inversement, serait injuste ce qui serait illégal et inéquitable, inégal dans la distribution et la réparation 559 .

P. RICOEUR 560 nous dit encore : «Le soi ne constitue son identité que dans une structure relationnelle » ; mais cette évocation de l’autre nécessite de distinguer deux acceptions de la notion de l’autre. L’autre est celui qui «s’offre dans son visage, dans sa voix et qui s’adresse à moi » 561 . C’est l’autre des relations, c’est celui qui convoque le soi au sens donné par E. LEVINAS : c’est le Toi. Pour P. RICOEUR, cette acception ne saurait permettre la justice : « La vertu de justice s’établit sur un rapport de distance à l’autre... ce rapport à l’autre est immédiatement médiatisé par l’Institution... » 562 . L’autre est alors le ‘’chacun’’ (la pluralité) à qui est distribué «rôles, tâches, charges, bénéfices » 563 . L’autre est tiers, le tiers est condition de l’institution et l’autre comme tiers en devient également la composante.P. RICOEUR ajoute : « Seule une relation au tiers (à Toi comme tiers) située à l’arrière plan de la relation au Toi, donne une base à la médiation institutionnelle ». Nous avions approché cette dimension de l’institution avec P. LEGENDRE quand nous la résumions par la formule : 2  3. Pour que ‘’deux’’ puisse être, il faut qu’il y ait un troisième qui les transcende, les sépare et les relie.

Ainsi, pour qu’il y ait justice et donc sens du juste, il faut, nous dit P. RICOEUR, « juste distance, médiation d’un tiers et impartialité ». Dans l’institution qu’est l’adoption, nous pouvons retenir cette idée de médiation d’un tiers qui assure une distance et permet l’impartialité. La question est alors de savoir qui a (aurait) dans l’apparentement en particulier et dans le processus d’adoption en général cette fonction permettant le sens de juste. La première réponse est donnée par P. RICOEUR : c’est la loi. C’est la loi qui par sa fonction médiatrice permet l’impartialité et évite la vengeance qui est le fait de se faire justice soi-même. Même si certains adoptants, privés d’enfant, ont le sentiment d’être victimes d’une grande injustice, ils ne peuvent seuls ‘’ se faire justice ‘’. La violence appelle le déontologique. « Ce pouvoir sur autrui offre l’occasion de la violence permanente sous toutes ses formes....mais le fait de la violence ne tient pas lieu d’argument en faveur du prédicat de l’obligatoire.....ce qui, dans l’obligation, oblige, c’est la revendication de validité universelle attachée à l’idée de loi » 564 . La loi interdit et cette interdiction oblige du fait de sa prétention à validité universelle. Alors, « au plan déontologique, le juste s’identifie au légal.....au plan de la sagesse pratique (celui où s’exerce le jugement en situation) le juste n’est plus ni le bon ni le légal, mais l’équitable... l’équitable est la figure que revêt l’idée du juste dans les situations d’incertitude et de conflit ou pour tout dire, sous le régime ordinaire ou extraordinaire du tragique de l’action 565 ». Ce qui se joue dans l’apparentement semble bien être de cet ordre là : le juste est le bon pour l’adopté et les adoptants, référé déontologiquement à la loi, contextualisé dans l’action ‘’ici et maintenant’’.

Mais, la légalité doit-elle et peut-elle toujours être référence pour apprécier le juste ? La question subsiste du statut de la légalité, c’est-à-dire du droit positif au regard de la fonction tierce de l’institution. P. RICOEUR résume sa thèse ainsi : « L’idée même du juste regarde des deux côtés : du côté du bon en tant qu’extension de la sollicitude au ‘’chacun’’ des sans visages de la société, du côté du ‘’légal’’ tant le prestige de la justice parait se dissoudre dans celui de la loi positive » 566 . Au respect des principes de la justice, se substitue le sens de la justice qui est équité, c’est à dire application de la loi à une situation particulière sous le prédicat du bon. Cela nous semble adapté à l’adoption : le droit positif serait la référence permettant à chacun de rechercher le plus juste sous l’égide du bon. Nous savons les apories d’un strict respect de la loi, son application circonstanciée se ferait sous le régime du respect et de la sollicitude. En ce sens, l’éthique doit assumer l’épreuve de l’obligation légale mais sans s’y arrêter. Ce passage serait comme un filtre qui ne laisserait pas passer les scories du non-respect de l’autre. Nous avons donné un contenu à cette notion de respect en tant que réversibilité plutôt que réciprocité. Les écueils seraient alors de deux ordres :

  • D’une part, le danger de s’arrêter au respect de la norme dictée par le droit positif. C’est la légalité qui s’oppose à la moralité au sens kantien du terme. Cela est pour nous de première importance. Respecter le droit positif en adoption n’est pas en soi moral et peut même conduire à des impasses pratiques.
  • D’autre part, le danger d’une absence complète de référence au droit positif.

Il est d’ailleurs significatif de remarquer que P. RICOEUR ne définit « le mal » que comme « perversion, à savoir renversement de l’ordre qui impose de placer le respect pour la loi au-dessus de l’inclination » 567 , c’est-à-dire une forme de ‘’légalisme’’. Nous pensons cependant que l’hypothèse du rapport inverse peut également être retenue comme définissant le ‘’mal’’. Cette hypothèse est validée par l’inclination qu’auraient certains adoptants à balayer la réalité et ses contraintes pour adopter. Nous avons en effet souligné le caractère innocent du désir situé en deçà du bien et du mal. Nous savons aussi que le rapport que les adoptants entretiennent à leur moi influe sur leur rapport au monde. La manière dont les adoptants vivent les blessures subies de leur infécondité et stérilité peut être mise en relation avec leur rapport à l’ autre. Le rapport de l’éthique et de la morale est recentré alors autour du rapport de soi à l’autre, l’altérité. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Le respect de l’autre est d’abord respect de soi et le respect de soi est défini par P. RICOEUR comme « l’estime de soi passée au crible de la norme universelle et contraignante, bref l’estime de soi sous le régime de la loi ». Ainsi, le tamis auquel serait filtrée l’éthique est celui de l’Institution, de la loi symbolique (dans sa fonction tierce) et de l’universel. En ce sens, ce tamis ne fonctionnerait pas comme ne laissant passer de haut en bas que les éléments conformes aux principes universels dont nous savons qu’ils ne peuvent être appliqués en adoption, mais ce tamis fonctionnerait :

  • De bas en haut : afin de mesurer le degré d’universalisation de l’ éthique des adoptants dans leur visée d’une vie bonne.
  • De haut en bas :afin de teinter cette visée de nécessaires principes dont la validité ne serait mesurée que par leur prétention à universalisation.

La question alors est de savoir comment apprécier le degré d’universalisation d’une pratique de l’apparentement qui permettrait de lui attribuer le prédicat de moral. Nous ne sommes plus sur l’application kantienne d’une loi qui a valeur universelle, et nous ne cherchons plus quelle pourrait être cette loi ni comment la faire appliquer. La question est plutôt : dans quelle mesure les adoptants peuvent-ils élaborer des règles pratiques d’apparentement dont la prétention à l’universalité donnerait valeur déontique ?. Il ne s’agit plus d’une universalité déjà construite et qui s’imposerait par la contrainte du droit reconnu comme universel. Il s’agit au contraire d’une universalité en gestation, en puissance, à construire, provisoirement dans ce que chacun dit de son humanité et dans ce que chacun dit de la nécessité d’une loi commune du vivre ensemble. Cette tentative d’universalisation ne peut donc naître que dans un espace, dans un entre-deux, un écart né de l’échange et de la discussion, incluant l’autre comme tiers-médiateur. Cette universalisation permettrait de donner un contenu à ce que nous avons retenu comme seul impératif catégorique, le respect de l’autre dont une des composantes, la réversibilité, demeure cependant subjective, ce respect de l’autre se conjuguant avec la référence au droit.

Nous avons vu jusqu’alors trois points principaux. Le bonheur est la visée première et fondatrice des adoptants : devenir parents. Nous sommes dans le désir qui s’oppose au devoir. Il s’agit pour les adoptants de ‘’vivre leur vie’’; le désir signale l’apparition de l’éthique. Cette visée du bonheur ne peut cependant pas justifier tous les moyens pour parvenir à ses fins, ou alors, ce serait la loi de la jungle et l’autre serait pris comme un moyen. Nous avons alors retenu comme principe devant guider les maximes de chacun celui du respect de l’autre. Ce passage par la norme a alors été recherché dans ce que P. RICOEUR appelle une « institution juste ». Cet espace, lui-même référé au droit positif comme dénominateur commun, permettrait aux adoptants de se dégager d’une morale imposée de l’extérieur et d’une forme de légalisme et leur permettrait de sortir du solipsisme qui guette chacun dès lors qu’il s’agit de sa visée propre. Enfin, P. RICOEUR met deux conditions à l’émergence de l’» institution juste », la « concertation et la pluralité ». Il nous faut alors comprendre la signification de l’institution.

Notes
557.

P. RICOEUR. Op. Cité. p. 227.

558.

P. RICOEUR. Ibidem. p. 228.

559.

ARISTOTE distingue la justice distributive qui donne à chacun selon ses mérites et la justice réparatrice qui doit être égale pour tous dans la réparation des préjudices subis.

560.

P. RICOEUR.  Le Juste. Paris, Esprit, 1995, p. 14-15.

561.

P. RICOEUR. Ibidem.

562.

P. RICOEUR. Ibidem.

563.

P. RICOEUR . Ibidem.

564.

P. RICOEUR.  Le Juste. Paris, Esprit, 1995, p. 18-19.

565.

P. RICOEUR . Ibidem. p. 27.

566.

P. RICOEUR.  Soi même comme un autre. Paris, Seuil, 1990, p. 265.

567.

P. RICOEUR.  Soi-même comme un autre. Op. Cité. p. 251.