-1.4.1- La loi et la Loi : quelle place pour l’accompagnement ?

Nous appellerons Loi (avec un ‘’L’’ majuscule) ce qui fait humainement lien. (en latin ‘’legare’’: lier). La loi symbolique lie, délie et relie les hommes entre eux dans l’espace et dans le temps. C’est, dit P. RICOEUR, ce qui permet « le vouloir vivre ensemble... assurant durée, cohésion et distinction » 568 et qu’il nomme donc « institution » Nous appellerons lois (avec une minuscule) ce qui est relatif au droit positif. C’est-à-dire l’ensemble des règles qui existent (ou qui ont existé) dans une société donnée. Rappelons que le droit naturel est défini comme l’ensemble des règles inscrites dans la nature indépendamment de tout droit positif et de toutes relations inter-personnelles. Ce droit naturel a été interprété différemment comme le droit du plus fort (la loi de la jungle), ou comme le droit établi par Dieu. Ce droit naturel viendrait en tout cas légitimer le pouvoir de chacun de faire ce qu’il veut. Dans ces conditions, le droit naturel apparaît comme une négation même du droit puisque la liberté de tous y est sans limites. Ainsi, est considéré comme un droit naturel celui d’avoir des enfants, de fonder une famille.... ce droit naturel, nous l’avons vu, n’est pas repris par le droit positif comme droit à l’enfant mais comme celui d’être parents.

Le droit positif a donc deux fonctions : gérer le contentieux et les conflits d’intérêts et faire Loi. Ces deux fonctions sont complémentaires : le droit renvoie le sujet à la norme qui s’impose à lui au nom de la loi partagée par tous, (il fait cohésion et société) et ce même droit renvoie le sujet à lui-même dans sa construction humaine et dans le ‘’vouloir vivre ensemble’’ qui sépare et relie. Ainsi, la question qui se pose est de savoir s’il peut y avoir Loi symbolique sans droit positif, et inversement s’il peut y avoir du droit positif non porteur de Loi symbolique. Le Code de la Route par exemple n’est-il qu’une règle, n’est-il pas porteur également d’une valeur symbolique, celle de ‘’circuler ensemble’’, de ‘’vivre ensemble’’ permettant et imposant à chacun de respecter la vie de l’autre ? Cela ne vient pas dire que toute règle (et que la totalité de la règle) ait fonction symbolique, nous savons qu’elle peut avoir d’autres fonctions, mais simplement que la Loi symbolique pour exister devrait se soutenir du Droit. Inversement, un groupe de personnes instituant entre elles des ‘’règles’’ de fonctionnement ne crée-t-il pas de Loi symbolique comme ‘’pacte du vivre ensemble’’, même s’il n’y a pas, à proprement parler de droit positif institué ? Ainsi, la Loi symbolique fonctionne également par son intériorisation dans les conduites de chacun, et donc par le sens que chacun lui donne dans ses actions. Nous avons là une relation entre la Loi et le sens.

Ainsi, dans l’adoption, il ne s’agit pas d’invoquer la loi comme rappel à l’ordre, pour imposer des règles comme normes, ou ériger en lois d’autres normes. Il s’agit de repérer, dans les lois, la Loi ayant valeur symbolique. Nous pourrions dire ayant valeur universelle, au-delà du temps 569 , au-delà des frontières nationales et des lois propres à chaque pays. Pourtant, cette universalité, si elle peut être visée par la Loi 570 , ne pourra être atteinte par la loi qui doit être corrigée « …dans la mesure où celle-ci se montre insuffisante, en raison de son caractère général.....  571 ».

Ainsi, nous pouvons dire que le Droit s’inscrit dans cet espace, comme forme instituée, entre l’Universel et l’Individuel, entre la morale tirant sa valeur de son universalité et l’éthique individuelle tirant sa valeur de sa singularité. Cette articulation, qui prend corps dans le Droit, est médiation entre les deux termes. Cette articulation, assurée par le Droit, a en soi également fonction symbolique. Il nous semble ainsi, non seulement que le droit ‘’transporte’’ du symbolique, mais qu’il a, par le fait même qu’il ait été institué, une fonction symbolique.

Ainsi, reprenant la construction de F. LERBET-SERENI 572 nous pouvons repérer ce travail de la Loi dans un triple mouvement qui la définit.

  • Le premier temps serait celui de ‘’liance’’, et à l’extrême celui de la fusion. c’est ce qui permet de tenir ensemble, ce qui lie l’un à l’autre et aux autres, c’est donc la filiation et la généalogie. Et c’est aussi à l’excès l’indifférenciation. La notion d’indifférenciation renvoie elle-même à deux classes. Premièrement, l’indifférenciation renvoie à la non-séparation de soi et de l’autre et à soi indifférent à l’autre, niant l’autre. Ainsi, cette phase est à comprendre dans deux sens : indifférenciation, et non-distance de la personne adoptante avec ses désirs (c’est la loi de la toute puissance narcissique qui prévaut avec ses propres impératifs; cela peut conduire à la négation de l’autre dans son altérité), indifférenciation également qui conduirait à une fusion adoptants - intermédiaires pris tous deux dans les impératifs de la toute puissance. Et, deuxièmement, pourrait-on dire, de l’autre côté du balancier, indifférenciation quant aux impératifs de la norme, des lois agissant par effet de la contrainte ou ayant pour seule finalité le seul respect de la règle. C’est l’autre pris en collectif qui nie alors le sujet individuel. Cette indifférenciation peut donc être comprise soit comme ‘’enlacement et captation’’ du sujet individuel à/par lui-même (comme Narcisse pris dans son image), soit comme captation du sujet par les autres faisant société, normes et fonctions pré-déterminées (comme l’abeille dans la ruche). Ce temps de lien est pourtant nécessaire. Ce temps est celui de l’imaginaire, du désir.
  • Le deuxième temps serait celui de la ‘’déliance’’: ce qui était fusion et contrainte est déliè, déplié, pourrait-on dire, faisant advenir le sujet au singulier et le déliant de ses captations narcissiques. Comme le rappelle P. RICOEUR 573 : « Le droit, comme l’avait admis Kant, se borne à séparer le tien du mien ». Déliance aussi des effets de miroir et de symétrie pouvant enfermer les adoptants, les professionnels et les intermédiaires dans un face à face narcissique.
  • Le troisième temps serait celui de la ‘’reliance’’ 574  : le travail de la Loi institue, dans un nouveau pacte, une nouvelle alliance, de nouvelles relations garantissant au sujet la possibilité d’être soi-même avec les autres, instituant la bonne distance entre fusion et indifférenciation. M. BOLLE DE BALL distingue quatre types de reliance dont le rite est l’outil : la reliance cosmique qui relie les personnes et les éléments naturels, la reliance ontologique qui relie une personne à l’espèce humaine, la reliance psychologique qui relie les différentes instances de la personnalité de quelqu’un, la reliance sociale qui relie une personne à son environnement.

Nous comprenons ce triple mouvement comme processus de médiation, comme système structuré/structurant la médiation et comme produit de cette médiation.

Ainsi, dans toute filiation, il semble bien qu’il y ait ce mouvement décortiqué en trois phases qui s’articulent simultanément et que nous avons repérées dans les dimensions narcissique et instituée de la filiation : relation fusionnelle mère-enfant - différenciation introduite par la médiation de la fonction paternelle - reliance dans un nouveau pacte triangulé dans/par la relation œdipienne. Nous pouvons également voir à l’œuvre ces trois mouvements dans le processus d’agrément et plus généralement dans le processus d’adoption que nous avons compris comme rite de passage, comme si la même articulation était au travail, liant, déliant et reliant. Les deux périodes de marge que nous avons décrites apparaissent alors comme temps de déliance, de déploiement (dépliement) de soi. Ces trois mouvements ne sauraient être compris de manière linéaire ni chronologique. Ils sont en interaction, s’emboîtant les uns les autres dans une dialectique permanente. C’est ainsi que les différents niveaux de reliance que construit M. BOLLE DE BALL nous semblent également se construire dans cette dynamique. La reliance psychologique joue en inter-dépendance avec les autres et spécialement avec la reliance ontologique dans l’adoption de l’enfant et avec la reliance sociale dans la socialité du projet. La dialectique que nous avons repérée entre les dimensions narcissique et instituée de la filiation apparaît dans le concept de M. BOLLE DE BALL.

Ces trois temps ouvrent la possibilité de faire Loi. Nous pourrions dire qu’ils offrent le mouvement du travail symbolique du vivre ensemble, mais ne donnent en rien les outils engageant les acteurs dans sa mise en œuvre. Ainsi, il nous faut aller chercher cet outillage. En liaison avec les travaux de P. LEGENDRE sur le dispositif généalogique et de G. ROSOLATO sur le symbolisme auxquels nous nous sommes précédemment référé, nous emprunterons à F. IMBERT les distinctions qu’il opère entre  médiations, institutions, règles et loi. ‘’Médiation’’, nous l’avons vu, vient du latin « medio-are » qui signifie partager : « La médiation assure la double fonction symbolique corrélative de différentiation - séparation et d’alliance » 575 ; double fonction que nous avons repérée dans le concept de symbole. Ethymologiquement, nous dit encore le même auteur le « sun (devenu ‘’syn’’ en français) inscrit les bolides dans un circuit les reliant entre eux, dans une rencontre viable et ainsi, opère la transformation de jets destructeurs en partenaires de possibles échanges ». Dans l’adoption, la relation qui demande une médiation est celle entre parents d’origine et enfants abandonnés, entre enfant adoptable et parents adoptants, entre parents d’origine et parents adoptants. Cette fonction tierce semble également de nature, comme nous l’avons noté précédemment, à désengager les intermédiaires d’un rapport narcissique de toute puissance, symétrique, en miroir, à la posture des adoptants. Elle nous semble alors être aussi une des composantes de l’accompagnement.

Nous avons vu, en effet, que l’accompagnement peut être situé à trois niveaux au regard de l’accompagnant : il s’agit des anciens adoptants, des professionnels départementaux et des intermédiaires qui confieront un enfant (les professionnels départementaux étant eux-mêmes intermédiaires pour les pupilles de l’État). Peuvent-ils pareillement avoir une fonction symbolique qui dirait le travail de différenciation et d’alliance ? Nous avons au contraire analysé le rapport des anciens et des futurs adoptants comme un rapport imaginé comme le même et en cela nécessaire pour le passage générationnel ; si les pairs ont bien une fonction symbolique les plaçant en position de père, les processus d’identification, la transmission de l’expérience apparaissent alors sur le registre de la reproduction et non sur celui de la séparation. Le pair accompagnant, référé à lui-même, et finalement au centre de l’accompagnement, n’est pas ce « toi » dont parle P. RICOEUR, il est celui que les postulants veulent devenir ; loin de faire un travail de séparation, il constitue plutôt une liaison, une liance et reliance. Cette place symbolique de séparation nous semble d’abord devoir être tenue par les professionnels et les intermédiaires dans le travail d’élaboration des représentations, dans la construction de l’apparentement et dans la prise en considération de la réalité et de la loi.

La question est alors celle de savoir dans quelles conditions ces professionnels et inter-médiaires peuvent effectivement faire fonction symbolique de médiation, c’est-à-dire se désengager eux-mêmes d’une posture de toute puissance permettant peut-être en cela aux adoptants de se distancier eux-mêmes de leurs ‘’sidérations’’. F. IMBERT nous dit en effet 576  : « ...ces institutions ne sauraient être comprises comme intéressant exclusivement les autres… leur fonction est de réveiller les éducateurs et les éduqués. Nous nous trouvons alors dans la situation où le premier qui se réveille réveille l’autre ». Il nous faut alors revenir à ce que F. IMBERT nomme  « institution  comme structure articulée d’un système de médiations » 577 , c’est-à-dire comme « dispositif de médiation » et « montage institutionnel ». F. Imbert repère deux modalités 578 : la parole et le dispositif. « En somme, ces deux modalités de la médiation répondent l’une de l’autre. Pas de parole qui n’en passe par le défilé d’un marquage institutionnel, pas de dispositifs de médiation qui ne visent à l’émergence d’une parole dont les enjeux imaginaires ne brouillent pas le tranchant symbolique ». Il s’agit de la parole des adoptants et de celle des intermédiaires et professionnels. Rappelons encore qu’il n’est pas question ici d’un dispositif qui, figé et immuable dans les règles prescrites et prescriptives, viserait au rangement des adoptants. Nous comprenons ce dispositif comme condition offerte à la construction du sens, comme condition offerte à l’élaboration des représentations. Nous comprenons ce montage comme espace commun déliant les langues, faisant advenir la parole de chacun. Espace toujours inachevé et ouvert, permettant une mise en pratique de la Loi. En effet, « cette socialisation ne saurait résulter d’une tentative de moralisation et de régularisation » 579 . Il s’agit d’engager les adoptants dans un travail de déliance-reliance. Il s’agirait de ré-injecter de la loi symbolique et de la mise en pratique de cette Loi. Mise en pratique dans « un montage institutionnel d’un réseau de médiation où puisse s’opérer l’interpellation du désir » 580 . Mise en pratique où puisse s’opérer la dimension instituée de la filiation, au travers des institutions et de la parole. Mise en pratique de la Loi comme médiation instituant un espace-écart-dissemblance dans les représentations des adoptants. Médiation instituant une perte dans les attentes imaginées de reproduction du même. Médiation enfin dans le rapport spéculaire des adoptants et des professionnels. Alors, il s’agira pour nous de chercher cet espace, ce dispositif de médiation. Pour les pratiques de l’apparentement, peut-on trouver une médiation telle que nous l’avons définie qui permettrait aux adoptants de construire, pour eux-mêmes, une « éthique déontologique » pour reprendre l’expression de J. HABERMAS 581  ? Comme nous l’avons indiqué, si le droit est nécessaire, il n’est pas suffisant pour cette construction spécialement au regard de ce que nous avons défini comme l’intérêt supérieur de l’enfant et donc au regard de la responsabilité des adoptants quant à l’application de ce droit.

Notes
568.

P. RICOEUR. Op. Cité. p.264.

569.

Nous n’ignorons pas cependant le caractère socio-historique du symbolisme et de sa fonction.

570.

L’exemple paradigmatique de la Loi symbolique universelle est celui de l’interdit de l’inceste.

571.

ARISTOTE. Op. Cité. p. 162-163.

572.

F. LERBET-SERENI. HDR Tours 1997.

573.

P. RICOEUR. Op. Cité. p. 296.

574.

M. BOLLE DE BALL . Voyage au bout des sciences humaines. De la reliance. Tome I et II. Paris, L’Harmattan, 1996.

575.

F. IMBERT. Op. Cité. p. 21.

576.

F. IMBERT. Op. Cité. p. 77.

577.

F. IMBERT. Ibidem. p.25.

578.

F. IMBERT. Ibidem p. 48-49.

579.

F. IMBERT : p. 30.

580.

F. LERBET-SERENI : HDR note de synthèse TOURS 97.

581.

J. HABERMAS. Morale et communication. Paris, Cerf, 1996, p. 126.