-1.4.3- Dispositif de médiation et éthique de la discussion.

Nous avons rencontré à plusieurs reprises cette notion de concertation, de discussion, de rencontre… qui disent élaboration, mise en parole. Inscrivant ce que nous avons appelé la socialité 608 comme composante de la dimension instituée de la filiation, nous avons repéré qu’il y avait une relation entre la nature des représentations et l’espace de leur élaboration. Nous avons également noté que pour ARISTOTE, la délibération permet de faire les choix les plus opportuns pour diriger l’action. F. IMBERT écrit 609 : « Il n’y a pas de gardien de la loi, il n’y a pas de contenant qui en garantisse la pureté et l’application mécanique, sans risques ; pas de contenant qui n’en soit décontenancé, et ne décontenance les gardiens des règles. Tel est l’enjeu éthique : ouvrir ce qui tend à se fermer, remettre en circulation ce qui s’immobilise dans un engourdissement mortifère, interpeller le désir, faire don de la parole, c’est-à-dire s’ordonner à la loi de l’obligation de l’échange». Nous sommes avec la discussion à un niveau d’articulation de notre travail, à un carrefour où convergent d’une part les différentes approches que nous avons privilégiées, et d’autre part les différents niveaux de la réalité : celui de la préparation de la rencontre effective entre les parents et l’enfant, le niveau imaginaire compris comme fondateur du désir avec sa part d’illusion narcissique propre à tout parent et à tout professionnel, le niveau symbolique comme instance de « liance-déliance-reliance » travaillant les professionnels et les adoptants dans l’articulation des deux niveaux précédents. Le même dispositif nous semble pouvoir également participer au travail relatif à la dimension éthique/morale que nous avons nommée éthique déontologique, c’est-à-dire une éthique personnelle des adoptants référée à des valeurs morales, à des normes. Pour appréhender cette « éthique de la discussion », nous verrons les approches de J. HABERMASpour qui le langage est « tout à la fois le principe de raison et la raison en acte » 610 . Et nous reviendrons à P. RICOEUR qui offre pour notre recherche des perspectives plus ouvertes.

Reprenons les thèses de J. HABERMAS. HABERMAS réécrit l’impératif catégorique de KANT: « Au lieu d’imposer à tous une maxime dont je veux qu’elle soit une loi universelle, je dois soumettre ma maxime à tous les autres afin d’examiner par la discussion sa prétention à l’universalité » 611 . Ainsi, le principe d’une éthique de la discussion est d’abord une procédure formelle dont l’objet n’est pas de faire appliquer des normes, ni « de produire des normes légitimées .... mais de tester la validité de normes qui sont proposées ou envisagées à titre d’hypothèse» 612 . Par cette procédure, l’universalisation peut être fondée en raison à partir d’une logique de l’argumentation. C’est la « reconnaissance inter-subjective par toutes les personnes concernées » 613 qui donne à la norme sa validité et son impartialité et permet par là son universalisation 614 . La question est alors, au-delà de la procédure formelle de l’argumentation, celle des contenus de la discussion. Pour HABERMAS ce contenu ne peut venir que de l’extérieur, c’est-à-dire du monde social dans ses formes de tradition culturelle, de socialisation auxquelles la « visée de la vie bonne » de chacun se réfère. Mais, ces valeurs culturelles « ne peuvent pas prétendre, d’emblée, à une validité normative au sens strict. Tout au plus sont-elles candidates au statut de normes susceptibles de promouvoir un intérêt universel » 615 . Dans un premier mouvement, les morales sociales, les valeurs sont décontextualisées, désaffectivées, « démotivées, coupées de cet arrière plan constitué par le monde vécu » 616 . C’est pour HABERMAS la condition à une fondation de normes rationalisées par l’argumentation 617 , normes permettant de répondre à la question ‘’Que dois-je faire ?’’. Dans un deuxième temps, les principes universels ainsi dégagés et intériorisés par le sujet sont ré-introduits dans la pratique par le jugement moral qui guidera l’action. Cet ancrage dans la réalité sous le prédicat de l’ « empathie et de la confraternité » permettra de prendre en considération l’ « intérêt pour le destin du prochain » Cette « médiation » 618 entre le juste et le bon, la morale et l’éthique, la raison et la motivation relève aussi de l’éthique de la discussion: « La raison pratique telle que l’interprète l’éthique de la discussion requiert une sagacité pratique même dans l’application de la règle ». 619 Ainsi, avec KOHLBERG 620 , HABERMAS.en vient à envisager, au stade « post-conventionnel », un jugement moral qui «se  libère des conventions 621 locales et de la tonalité historique d’une forme de vie particulière » 622 , cette perte de moralité sociale concrète étant compensée dans une plus grande rationalisation par la logique de l’argumentation.

Pouvons-nous, pour faire émerger les conditions d’une éthique déontologique de l’adoption, retenir ce formalisme de l’éthique de la discussion, formalisme épuré des éléments conventionnels du contexte historique et social et épuré des histoires individuelles des adoptants elles-mêmes référées aux valeurs culturelles ? Cela semble difficile, pour les raisons suivantes. Nous avons retenu, pour les adoptants, la finalité de « la vie bonne » comme dimension éthique fondatrice. Le fait que cette finalité soit attachée à des valeurs culturelles qui en relativisent l’universalité n’enlève rien à sa légitimité et à sa validité. De plus, dans la tradition aristotélicienne, on ne délibère pas sur la finalité mais sur les moyens. Même si l’argumentation semble de nature à rationaliser les jugements et les comportements en vue de leur universalisation possible, nous ne pouvons réduire l’apparentement (sa construction, son évaluation, son équilibre entre le « bien » et le « juste ») à une pure rationalisation d’où serait exclu tout sentiment. Le désir et l’amour restent premiers. D’autre part, même si effectivement J. HABERMAS « refuse de tenir le formalisme de l’éthique comme le moyen d’une fondation ultime de la raison » 623 , il n’en reste pas moins que la morale habermassienne se fonde sur ce formalisme procédural de la discussion 624 . Ce dispositif pourrait être qualifié de ‘’laboratoire’’ ou de ‘’in vitro’’ tant les émotions et motivations doivent être mises de côté. Il ne s’agit pas pour nous de déterminer quel dispositif idéal devrait être mis en œuvre mais de déterminer celui qui pratiquement pourrait l’être. Enfin, la médiation dont parle HABERMAS dans le passage à l’effectuation semble concentrer toute la difficulté à élaborer une sagesse pratique et un jugement moral contextualisé : ce qui pour l’apparentement est de première importance.

Nous pouvons cependant prendre en considération dans l’approche de J. HABERMAS les quatre éléments suivants :

‘’Reprochant’’ à HABERMAS de vouloir « diriger sa stratégie d’épuration contre tout ce qui peut être placé sous le titre convention... comme KANT dirigeait la sienne contre l’inclination, la recherche du plaisir ou du bonheur » 625 , P. RICOEUR écrit cependant : « Seule est réelle une discussion, où les convictions sont invitées à s’élever au-dessus des conventions... ». C’est un point que nous avons déjà retenu. Il ne s’agit donc pas à tout prix de ‘’tordre le cou’’ à la convention mais de la dépasser quand, ayant perdu sa légitimité morale et symbolique, elle devient une règle. Concrètement, la convention pourrait être dépassée quand, enfermante pour les adoptants, elle barrerait en quelque sorte la route à la Loi ou conduirait les adoptants soit à ne pas pouvoir adopter, soit à devoir accueillir un enfant qu’ils ne pourraient pas affectivement adopter.

Nous trouvons chez P. RICOEUR l’ouverture nécessaire à une éthique de la discussion qui, en soi, ne serait pas enfermante dans sa rigueur procédurale pour les adoptants. En effet, pour le philosophe 626 , « c’est à travers le débat public, le colloque amical, les convictions partagées, que le jugement moral en situation se forme ». Pour lui, « l’éthique de l’argumentation ... est d’un rang supérieur à la règle de justice et à la règle du respect.. ». Et enfin, « l’articulation entre déontologie et téléologie trouve son expression la plus haute - et la plus fragile - dans l’équilibre réfléchi entre éthique de l’argumentation et convictions bien pesées » 627 . Voilà pour P. RICOEUR la voie ouverte possible à la recherche et à la construction d’un universel. A l’antagonisme argumentation/convention de J. HABERMAS, P. RICOEUR oppose la dialectique argumentation/conviction.

L’ouverture qu’offre P. RICOEUR à la construction du jugement moral en situation prend pour l’apparentement plusieurs dimensions:

Ainsi, c’est ce point d’équilibration entre conviction/responsabilité qui est à rechercher au moment de l’action du sujet, c’est-à-dire pour nous de l’apparentement. « Agir, écrit F. LERBET-SERENI 629 , c’est unifier trois termes : l’intention, les moyens et la fin ». Si nous allons au terme de notre logique, il importerait que la discussion inclue également l’effectuation.Il importe donc de repérer dans quels cadres de discussion, d’élaboration dans/par le dialogue, l’effectuation ou le projet d’effectuation est construit par les adoptants. Cela nous conduit à reprendre la notion de « dispositif institutionnel de médiation ».

Il nous semble alors que la fonction d’accompagnement des adoptants ne saurait se passer de ce dispositif. Nous avons dit l’importance pour les adoptants des rencontres avec leurs pairs, cela constitue la base d’une socialité irremplaçable que les professionnels ne peuvent tenir. Nous en avons analysé cependant les limites. A cette frontière, apparaît la nécessité d’un dispositif offert aux futurs parents, qui serait de la responsabilité des professionnels. Reprenant les attentes et demandes des futurs parents, nous savons qu’elles sont tournées vers la réussite et l’efficacité, vers l’effectuation. Mais, nous savons également que l’obtention d’agrément, dans sa dimension symbolique redonnant capacité, a ouvert la voie à cette réalisation alors entrevue plus concrètement. Forts de cette autorisation, reconnus comme capables d’adopter, les postulants pensent avoir terminé le chemin qui ne fait que commencer. Le projet, élaboré dans l’imaginaire du désir, au mieux dans leur disponibilité, a alors à conjuguer la représentation de l’enfant, le plus souvent décontextualisée , et la réalité de l’adoption dans ses potentialités et ses obstacles. Cette articulation demande encore élaboration, adaptation. Ainsi, il nous semble que l’accompagnement dans cette période de marge ait encore besoin d’un outil.

Ce dispositif permettrait l’élaboration de règles pratiques d’apparentement pour lesquelles serait recherchée la plus grande universalisation ; il redirait le déontologique dans « ce qu’il impose comme normes » 630 , et enfin offrirait un nouvel espace de socialité dans lequel joueraient peut-être de nouvelles références. Tout entier tourné vers l’efficacité attendue, vers la réalisation du projet, ce dispositif n’en reste pas moins un espace de paroles dans et par lequel continueraient à circuler les représentations, représentations toujours en mouvement, celles de l’enfant, de la parentalité adoptive, de la rencontre. C’est dire que les mouvements de liance – déliance – reliance continueraient à y travailler.

La phase d’évaluation d’agrément ayant pu être interprétée comme accompagnement à l’obtention de cet agrément et à la parentalité adoptive, cette nouvelle période de marge pourrait aussi avoir cette fonction. Il s’y passerait quelque chose de plus que la seule construction de l’apparentement. Le professionnel, comme dans la période de marge de l’évaluation, y serait médiateur. Au dispositif d’évaluation succède le dispositif d’efficacité

de réalisation du projet ; nous savons que ni l’un ni l’autre ne se résument à leurs objectifs apparents. Cela revient à poser la question du sens de l’accompagnement et de la posture des professionnels, comme si l’accompagnement par les professionnels ne se trouvait pas uniquement là où il est formellement désigné comme tel.

Notes
608.

Rappelons simplement pour mémoire que cette approche de la socialité et de son processus, la socialisation, rejoint une approche plus sociologique centrée sur les processus d’identisation, (C. DUBAR.  La socialisation : construction des identités sociales et professionnelles. Paris, Colin, 1996 et P. TAP. La société pygmalion Paris, Dunod, 1998), et centrée sur ceux de légitimation (P. PHARO. Le civisme ordinaire. Paris, Méridien, 1985).

609.

F. IMBERT. Op. Cité. p. 122.

610.

C BOUCHINDHOMME. Préface. Morale et communication. Paris, Cerf, 1996, p. 13.

611.

J.HABERMAS. Op. Cité. p. 88-89.

612.

J. HABERMAS. Ibidem. p.125.

613.

J. HABERMAS. Ibidem. p. 86.

614.

C’est là une distinction importante avec l’impératif catégorique de KANT. Pour HABERMAS, la norme est édictée par la raison, mais de l’intérieur des relations communicationnelles.

615.

J. HABERMAS. Ibidem p. 125.

616.

J.HABERMAS. Ibidem p.194.

617.

Cette argumentation inclut pour l’auteur les questions relatives à la notion de responsabilité, que nous avons vues précédemment.

618.

J. HABERMAS. Ibidem p. 196-198.

619.

J. HABERMAS. Ibidem p. 197.

620.

Reprenant les travaux de PIAGET sur le développement de l’enfant, dans une approche cognitiviste, KOHLBERG distingue 6 stades de développement moral. Selon lui, la capacité morale de juger se développe selon un modèle invariant dans ses formes et variables dans ses contenus. Le dernier de ces stades est dit « post-conventionnel ». J. HABERMAS entend démontrer « dans quelle mesure l’éthique de la discussion requiert le même concept ‘’d’apprentissage constructif’’ que celui dont usent PIAGET et KOHLBERG » (In Morale et communication p. 135).

621.

Nous comprenons, relativement à l’adoption, le terme de ‘’convention’’ comme l’ensemble du droit national et international, et également ce qui pourrait être nommé sous le terme de ‘’tradition/coutume/religion’’ d’une culture, d’une communauté. La convention se réfère à toutes les normes contenues dans le monde social.

622.

J. HABERMAS. Op. Cité. p. 130.

623.

C. BOUCHINDHOMME. Préface. Morale et communication.p. 16.

624.

J. HABERMAS a puisé chez K-O APEL ce concept de « éthique de la discussion » qui s’apparente au niveau du formalisme procédural à la théorie de J. RAWLS sur la justice avec son fameux « voile de l’ignorance ».

625.

P. RICOEUR. Op. Cité. p. 332.

626.

P. RICOEUR. Op. Cité. p. 332-333.

627.

P. RICOEUR. Ibidem p. 335.

628.

J. HABERMAS met la discussion au cœur de l’élaboration de la norme et difficilement à notre point de vue parvient à construire les outils qui assureraient la « médiation » avec le jugement en situation.

629.

F. LERBET-SERENI: HDR Tours 1997

630.

R. STAHL. Un exemple de formation à l’accompagnement en formation. In Accompagnement en éducation et formation. Paris, L’Hamattan, 2001, pp. 99-125.