-2.1.3- Les significations du sens de l’accompagnement éducatif.

Nous proposerons tout d’abord, comme sens de l’accompagnement, la construction commune de significations en référence au cogito de l’interprétation. L’interprétation dit la logique, les connaissances, la rationalité, l’objectivité : on dit de quelqu’un qu’il est sensé. Ce sens “ donné ” est mis en signification scientifique, il est institution de l’autre dans la norme à prétention objective, il est interprétation de l’autre. Il nous semble que le travailleur social accompagnant ait à se distancier de cette signification du sens ‘’interprétation’’. Il s’agit, nous semble-t-il d’abord, de prendre et comprendre la réalité de l’autre comme il la donne et la présente dans les faits observables : ce qu’il dit est ce qu’il dit, ce qu’il fait est ce qu’il fait. Il y a dans le faire et le dire une forme de mise en acte, mise en action qui doivent être pris comme des éléments du réel. D’autre part, nous éloignant encore du champ de l’interprétation, nous restons sur une « co-construction » 642 du sens qui naîtrait de la relation, de l’inter-relation et de l’interaction. Il s’agit alors d’approcher, par/dans et pour l’inter-relation, les significations subjectives du sujet, de l’acteur. Dès lors, le « tu me dis cela, et moi je vais te dire ce que ce ‘’cela’’ signifie » devient « qu’est-ce que pour toi signifie ce que tu dis, ce que tu fais ? ». Il s’agit dans cette démarche de permettre à l’autre de construire du sens, et de prendre cette construction comme étant sa réalité à lui, sa vérité à lui. Il s’agit de faire passer le sens qui dit la finalité dans un rapport de signification. Nous serions alors non pas sur une interprétation unique, mais sur une multitude possible d’interprétations. Le sens signification devient interprétation mutuelle ; le sens est dans l’inter-relation, et il naît de l’interaction 643 , nous pourrions dire des points de vue et des intentions. Nous avons là en effet une dimension du « faire » du sujet qui est capitale. P. RICOEUR parle de « l’unité anologique de l’agir humain » 644 . La capacité retrouvée avec l’autorisation construit son objet dans l’effectuation. Si la motivation de chacun reste finalement un mystère, il importe de faire émerger et de recueillir les intentions qui disent en même temps la volonté, la capacité et la finalité.

Nous sommes donc sur un double mouvement dans cette recherche de la signification du sens. Dans une première acception, le sens est édicté et devient interprétation scientifique, signification encodée scientifiquement. Cette acception bloque, ferme la communication. La deuxième acception ouvre au contraire à la relation dans la recherche du “ sens que l’on a en commun ”, le “ sens que l’on peut construire en commun ” ; confrontation, frottement, négociation, discussion, interaction comme lieu et temps d’émergence. C’est bien de cela dont nous avons parlé dans l’idée retenue d’un dispositif de médiation dans lequel pourrait se construire une éthique déontologique. Le sens est celui de l’ajustement des uns aux autres. Nous voyons bien que cette signification du sens comme points de vue, élaboration commune, est en lien avec l’inter-subjectivité et interactivité des locuteurs. Et nous avons vu qu’elle pouvait prendre trois modalités, celles entre professionnels, celles entre professionnels et adoptants et celles entre adoptants.

La deuxième signification que nous souhaitons retenir pour caractériser le sens de l’accompagnement serait celui de réciprocité et réversibilité, celui de subjectivité fondée sur les sens, dont M. SERRES 645 dit qu’ils sont le filtre, la ‘’boîte noire’’ de toutes nos connaissances 646 . La connaissance de l’autre passe par les sens, sa mise en mouvement est en lien aussi avec le sensible. Que se passe-t-il dans cette relation entre l’accompagnant et l’adoptant ? Pour l’intervenant, il s’agit d’ être soi, et cette vérité de l’être est sensée avoir des effets sur le sujet. Pour le sujet, il s’agirait de le devenir avec des mécanismes comme ceux d’identification. Nous savons les effets structurants et aliénants de ces mécanismes. Mais, plus fondamentalement,  la vérité de soi rencontre celle de l’Autre. Cette vérité laisse entière la part du mystère 647 . Cette sensibilité renvoie à ce qui rassemble le travailleur social et le sujet, c’est-à-dire leur humanité. Il y aurait alors à comprendre l’interaction entre eux dans sa forme de réversibilité. Rompant avec cette manière un peu narcissique par laquelle l’accompagnant, se donnant en exemple, dit au sujet, « suis-moi, sois moi », nous aurions à nous positionner comme semblable. Nous avons ici une ligne de partage entre l’accompagnement par les pairs et l’accompagnement par les professionnels. L’autre comme sujet est mon semblable, il est représentant de cet Autre. Il nous semble alors que nous pouvons reprendre le concept de ‘’moi peau’’ de D. ANZIEU que nous avons déjà rencontré. L’enveloppe corporelle du ‘’moi peau, sur laquelle semble venir prendre étayage le moi psychique du sujet, aurait métaphoriquement une doublure interne, peau intérieure qui, elle, dirait quelque chose de l’Autre. La réversibilité de cette peau, ou plutôt la reconnaissance par chacun de cette ‘’peau interne réversible’’ serait dans l’adoption cette disponibilité particulière qui permettrait à chacun des acteurs d’accepter en lui l’ensemble de la problématique de l’adoption/abandon.

La troisième signification que nous souhaitons retenir pour le sens de cet accompagnement est celle de direction et orientation prospective. Cette direction est définie par le projet, elle dit un choix. Mais l’orientation et la direction ne disent pas en soi leur sens ; en mathématiques, la direction est aussi appelée la  ligne d’action et sur cette ligne d’action sera défini un sens. Direction et orientation peuvent être entièrement tournées vers l’avant, le passé, l’antériorité. Cette posture semble être première dans l’analyse des motivations, du pourquoi, des causes, c’est l’observation et l’évaluation. L’accompagnement, au contraire, les situe fondamentalement comme liées au projet, à ce qui serait non seulement placé devant soi mais pro-jeté devant soi, c’est-à-dire intention, volonté, décision et action. Cette visée prospective s’attache non plus seulement au ‘’pourquoi ?’’ mais au ‘’pour quoi, pour faire quoi ?’’. Les motivations se conjuguent aux intentions dans l’évaluation, et sont remplacées par elles dans l’accompagnement.

Enfin la quatrième signification que nous retiendrons est celle liée au sens comme transformation. Nous retrouvons là une des dimensions de la praxis, l’autre étant l’élucidation. « Élucidation et transformation du réel progressent, dans la praxis, dans un conditionnement réciproque... Mais, l’activité précède l’élucidation ; car pour la praxis, l’instance ultime n’est pas l’élucidation, mais la transformation du donné » 648 . J’agis, je transforme et cela même conduit à l’élucidation du monde, de l’autre et de soi-même et de leurs rapports. Ainsi, l’action visant une transformation peut-elle viser une transformation du monde, c’est l’action politique ; cette transformation peut être la visée du sujet dans son rapport à lui-même, nous serions ici dans une pratique analytique ou thérapeutique, mais aussi dans une praxis où le sujet se fait en faisant, dans une perspective aristotélicienne. Cette transformation peut être la visée du travailleur social non pas sur le sujet mais sur le rapport que ce sujet a aux autres et au monde. Ce que P. MEIRIEU 649 dit de la posture du chercheur nous semble pertinent aussi, transféré à la situation du sujet – acteur qu’est l’adoptant. Ph. MEIRIEU cite d’abord KANT : « Si la théorie ne vaut pas grand-chose pour la pratique, cela ne tient pas à la théorie, mais au fait que n’était pas suffisante la théorie que l’homme aurait dû apprendre de l’expérience qui est la seule théorie » et l’auteur de conclure :  « Il faut reconnaître le caractère irréductible à toute théorisation préalable du passage à l’acte ». L’action précède l’élucidation pour le sujet dans sa construction de sens.

Ces différentes significations nous permettent de reprendre notre questionnement de départ sur le sens de l’accompagnement et donc le sens de l’intervention sociale.

Notes
642.

E. MARC et D. PICARD. Interaction et production du sens en situation de groupe. In L’interaction : négociation de sens. Toulouse, Erès, 1991, p. 122.

643.

Cette interaction joue selon plusieurs modalités. La plus connue est l’effet feed-back avec rétro-action positive ou négative, il en existe d’autres : l’anticipation par le locuteur, la participation du récepteur à la production du message qu’il reçoit.... Le contenu de l’interaction verbale a une dimension locutoire et une dimension illocutoire, c’est-à-dire la dimension performative de l’acte du discours. Cela est un élément important qui fait du langage une action.

644.

P. RICOEUR . Op. Cité. p. 32.

645.

M. SERRES. Les cinq sens. Paris, Grasset et Fasquelle, 1985, p. 164.

646.

Rappelons que cette proposition de M. SERRES est l’exact opposé de l’approche kantienne selon laquelle précisément nulle connaissance ne saurait être construite à partir des sens qui induiraient en erreur la pensé.

647.

Nous préférons le mystère à l’énigme. Le mystère restera toujours avec son incommensurable profondeur, non-élucidable, non-objectivable. L’énigme nous dit le déchiffrable de la situation, l’ex-plicable et renvoie à la rationalité.

648.

C. CASTORIADIS. Op. Cité. p.113.

649.

Ph. MEIRIEU. Op. Cité. p. 246.