De tout temps la problématique existentielle a hanté l’esprit des hommes : d’aucuns se sont penchés sur l’origine de la vie ; d’autres se sont orientés du côté du sens de l’existence ; certains ont réfléchi aux finalités de l’existence .
Pour penser l’homme, les sciences humaines proposent des approches théologique, biologique, philosophique, sociologique, anthropologique, psychologique. A partir de la diversité de ces points de vue se construisent des « réalités » différentes légitimées par les présupposés de départ (le modèle théorique dans lequel il s’inscrit) et il devient évident qu’on ne peut se satisfaire de la convocation d’un seul paradigme déterministe. Paradigme entendu comme un ensemble de croyances partagées par et inscrites dans une communauté scientifique donnée, en référence à un champ unique. Cette unicité de vision renverrait invariablement à un réductionnisme. Et pourtant, la tentation est forte de se laisser entraîner vers la science positive affichant l’ambition d’atteindre l’homme en toute « objectivité » car « il y a l’espoir et la conviction que les conceptions positives deviendront de plus en plus clairement le seul élément d’entente des hommes entre eux, parce que les sciences sont dorénavant la base spirituelle [...]» 19 .
On ne peut aller contre le chaos, contre l’aléa. Dès lors y aurait-il une science capable de maîtriser la tyrannie du hasard ? De l’universel de la science se déduit-il un universel du genre humain ? Comment cela se pourrait-il ? Les concepts de l’une seraient-ils dans le sillage de l’autre ?
Une science formelle, qui, à l’aide de méthodes universelles viendrait à bout de ces incertitudes qui planent en l’homme et autour de lui. Une science capable d’ouvrir le chemin d’accès à la vérité car bien équipée d’une logique irréfutable.
Voilà qu’émergerait une idée des mathématiques, discipline toute indiquée pour percer les mystères du monde dans lequel vit l’homme, puisque, par essence, elle a vocation d’étudier les propriétés des êtres et de s’intéresser aux relations entre ces derniers. Certes, depuis les Grecs le projet existe qu’une science, les mathématiques, permette de venir à bout des incertitudes du cosmos.
Mais quel est le rapport entre l’être mathématique et l’être humain ? En quoi les mathématiques peuvent-elles renseigner le second en travaillant sur les premiers (êtres mathématiques) ? Les sciences humaines ont alors revisité cet espoir d’atteindre la vérité.
Les mathématiques peuvent-elles faire accéder à la vérité (laquelle ?) et d’ailleurs l’idée même de vérité absolue et intemporelle peut-elle tenir ? Dans quelle mesure ces questions-là habitent elles l’univers mental des enseignants ?
Concevoir aisément qu’un ensemble de règles évoluent au fur et à mesure de certaines réfutations des précédentes, ce qui ouvre le champ à l’élaboration de nouvelles règles elles mêmes sujet à réfutation selon Lakatos, avec cette idée de Whitehead, que la science est plus changeante que la théologie ; cela interpelle t- il véritablement les professeurs de mathématiques ? Alors pourquoi la liaison vérité et mathématiques persiste t-elle ?
Le concept de rigueur, érigé comme une caractéristique suprême réclamerait sans doute qu’on le manipule avec modération, surtout depuis Gödel, qui montra que de toutes façons, quel que soit l’ensemble des axiomes choisis au départ, et quel que soit l’ensemble des règles cohérentes pour utiliser la symbolique mathématique nécessaire, du moment que le système est assez grand pour englober l’arithmétique, on ne pourra jamais démontrer que toutes les propositions sont vraies. Donc il en existera toujours une qui sera dite indécidable. Cela veut dire que l’on doive accepter dans sa pensée des phrases qui ne sont ni vraies ni fausses dans un système donné au départ, et qu’il faille un nouveau postulat (donc un nouveau système) pour que ces phrases puissent posséder une valeur de vérité. Il n’existe pas de système mathématique absolu et fermé qui engloberait toutes les mathématiques une fois pour toutes. Deux théories mathématiques peuvent être vraies et en contradiction. L’évocation des géométries euclidienne ou riemanienne en est une illustration. La question des infinis en est une autre. Existe t-il un infini intermédiaire entre l’infini des nombres entiers et celui des réels ? Cette question est en réalité indécidable dans le système où elle a surgi. Elle réclame une réponse arbitraire qui changera la théorie initiale en deux théories différentes et exclusives. En somme, Gödel a démontré l’impossible accès à la Vérité. Seul un chemin relatif permet d’accéder à une vérité.
Mais les enseignants de mathématiques ont-ils conscience de la portée de ce théorème ? L’idée d’indécidable (même) en mathématiques nourrit-elle leur conscience ? Si, comme nous le pointerons par ailleurs, la notion de doute commença à s’immiscer dans le milieu des savoirs savants, qu’en est-il dans le savoir enseigné 20 ?
Enseigner les mathématiques ne garantit pas la neutralité et déborde les préoccupations strictement didactiques. En effet, des enseignants prônent les vertus émancipatrices des démarches de preuve : la logique au service de la lutte contre tout dogmatisme ; l’existence d’une thèse sans doute critiquable qui fait coïncider la naissance de la démonstration avec celle de la démocratie chez les grecs au Vième siècle avant notre ère donne du crédit à cette tendance. Certains, et c’est la tendance technisciste, vantent les mérites des démarches algorithmiques comme moyens permettant de s’adapter à des situations sociales avec efficacité. Marc Bailleul, dans son étude sur les représentations des professeurs de collège sur les mathématiques et leur enseignement relate que « les enseignants de collège ont une perception de l’attente institutionnelle, basée prioritairement sur des savoir-faire, des habiletés que l’élève doit posséder à sa sortie de collège. La théorie, la compréhension des problèmes que ces savoirs permettent de résoudre ne sont perçus, à travers le discours institutionnel, que comme une « toile de fond » et non comme la finalité de l’enseignement des mathématiques » 21 . D’autres encore, accordent à la « pensée mathématique » une portée universelle en faisant des mathématiques un outil d’interprétation du monde et de formation de l’esprit. En effet, « il existe des enseignants de collège chez qui la lecture du discours officiel se traduit par : l’enseignement des mathématiques est en charge de « faire grandir » des élèves, préadolescents et adolescents du point de vue intellectuel, à travers des activités de résolution de problèmes, dans un milieu ouvert et motivant, ceci dans la droite ligne de la « formation intégrale de l’enfant » des instructions de 1946 » 22 .
Une étude restreinte 23 issue du terreau expérienciel des enseignants a montré que l’idée de vérité est très prégnante dans la pensée des enseignants de mathématiques.
Nos interrogations portaient sur ce qu’il cherche derrière sa volonté quasi systématique d’installer l’idée de vérité (via la démonstration) dans ses cours. Et que se cache t-il derrière le rapport qu’il entretient avec cette notion de vérité ?
Pour mettre à l’épreuve la pertinence de nos interrogations, nous avions bâti un questionnaire fondant aussi notre recherche en regard du terrain : ce questionnaire n’a aucune prétention en matière de représentativité mais a vocation à approfondir l’observation d’un certain existant.
Ces questionnaires recueillis sont significatifs d’une part dans leur difficulté pour les obtenir et d’autre part, dans leurs contenus.
Nous avons obtenu successivement : 15 réponses sur 42 envois postaux destinés à des enseignants de collège appartenant à des régions différentes (Rhône Alpes - Nord Est - Sud). Puis 4 réponses sur 10 et enfin 0 sur 18 questionnaires remis soit par l’intermédiaire de collègues formateurs soit directement par nous - même (après un stage composé d’enseignants Rhône-alpins). Force est de constater que penser l’idée du vrai dans le cadre d’un enseignement des mathématiques en collège provoque vraisemblablement des résistances. Certains invoquent que la question du vrai n’a pas à être interpellée en mathématiques et que « c’est une préoccupation uniquement métaphysique ». D’autres enseignants ne comprennent pas du tout ni le sens, ni l’utilité des questions posées comme si la question du vrai en mathématiques allait de soi : « en mathématiques on démontre tout ce que l’on affirme, alors... ». Une troisième catégorie refuse d’entrer dans cette réflexion : « la spéculation ne faisant pas partie de leurs attributions ; ils ont bien assez d’autres choses à faire » 24 . En revanche, les enseignants se livrant à cette réflexion dans le cadre de ce questionnaire s’avèrent très loquaces.
Lors des entretiens que nous avons menés auprès de professeurs de lycée nous avons pu constater le même désintérêt par rapport à la question et la difficulté à les mobiliser par rapport au thème.
Le choix des questions se justifie par l’orientation de ce que nous cherchions à étudier : la
représentation de l’idée du vrai chez des enseignants et par le souci de lisibilité des questions. La prédominance des questions ouvertes montre notre vigilance à induire le moins possible la formulation des réponses des enseignants et notre volonté de recueillir des propos éclairants pour ce que nous voulons observer.
Ce questionnaire ne tient pas une place primordiale dans notre recherche dans la mesure où son traitement ne vise ni à mettre en valeur des corrélations ni à valider des hypothèses de recherche. Le matériau recueilli veut seulement asseoir un certain contexte dans lequel s’inscrit la recherche pour en accroître le sens et préserver une proximité avec le terrain. Questionnaire sans but de démonstration mais servant de simple vérification d’un présupposé : chez les enseignants de mathématiques, la question du vrai fait-elle partie de leurs préoccupations et sous quelle forme se présente t-elle ?
Dans l’annexe 2, figurent les contenus bruts recueillis, relatifs à chaque question en livrant les propos originaux des enseignants, sans aucune modification.
Prend corps, dans ce qui suit, la description de cet existant pour mettre en évidence certaines représentations des enseignants, par rapport à cette notion de vérité, afin de risquer quelques interprétations visant à mettre du sens dans les données recueillies ponctuellement.
Aperçu global du questionnaire distribué aux enseignants | |||||||||
Des motivations et des finalités accordées à l’enseignement des mathématiques. | |||||||||
|
|||||||||
Des enseignants et leurs représentations de la notion de vérité. | |||||||||
|
KERLAN A. - La science n’éduquera pas - Comte, Durkheim, le modèle introuvable . Edition Peter Lang. 1998 . p. 7.
En Annexe 1 figure une étude Brousseau G. et Antibi au sujet de la démonstration chez les enseignants comme arrière plan de la recherche.
BAILLEUL M. - Recherches en didactique des mathématiques - Volume 15/2 - Edition La pensée sauvage. 1995. p.87
Ibidem
Etude relative à notre DEA en sciences de l’éducation à Lyon II.
Les expressions entre guillemets relatent les propos des enseignements pris sur le vif .