2. Du questionnement à la problématique.

La question du vrai, au sein des mathématiques, peut-elle constituer un objet d’enseignement (donc être reconnue en tant que savoir - produit) dans le cadre d’un enseignement en collège ? Comment cette idée du vrai (comme savoir produit et savoir résultat) interpelle t-elle d’autres savoirs, d’autres rapports de savoir, et la lecture du monde pour l’élève ? En mathématiques, quels rapports entretiennent « le vrai » et la preuve ? Que transporte, du point de vue axiologique, ce désir de travailler la notion de vrai avec des élèves de collège ?

Face à ce questionnement, l’idée du vrai ne peut être circonscrite uniquement au champ didactique. Par exemple, que penser du vrai dans les mathématiques du point de vue de sa relation entre les éléments constitutifs de cette matière (sur quoi porte le vrai ? ; quel sens pour l’expression « une conjecture est vraie » ?). Analyser le vrai des mathématiques pour décrire le monde (en tant que résultat : les mathématiques sont-elles un modèle adéquat ? Dans quels cas le modèle affiche t-il ses limites?). Que dire du lien entre « vrai » et preuve en mathématiques ? (à quelles conditions « le vrai » est-il produit par la preuve et résulte de la preuve ?).

Immergée dans ses pratiques, l’enseignant au quotidien n’opère pas souvent une distanciation par rapport à ces dernières et son « terreau expérienciel » 52 favoriserait une auto légitimation de ses actions. La salle des professeurs d’un collège, déversoir des lamentations de toutes sortes, résonne souvent de propos désabusés voire même de sentences expéditives lorsqu’il s’agit de répercuter les réactions des élèves, en mathématiques en particulier. Et les enseignants de mathématiques de découvrir, qu’a contrario de l’enseignement, l’apprentissage ne se décrète pas.

Nombreux sont les ouvrages (et les recherches) en didactique des mathématiques qui portent sur l’enseignement de la preuve 53  témoignant ainsi de la difficulté de l’entreprise d’un double point de vue : celui de l’enseignement et celui de son apprentissage car la logique pour prouver en mathématiques ne relève pas de la logique courante. Les représentations de l’idée du vrai et la manière dont les élèves conçoivent cette question rendent compte de la difficulté éprouvée.

Mais s’intéresser à l’enseignement de la preuve (voire, devoir s’y plier conformément aux instructions officielles) ne peut se passer d’une réflexion épistémologique sur le rôle et les finalités de l’exercice de la preuve associé à la nécessité de penser la finalité des savoirs mathématiques.

S’emparer de la question du vrai relèverait de cette vigilance, et pourtant nous avons eu beaucoup de difficultés pour obtenir des réponses à nos questionnaire de la part des enseignants de mathématiques.

Imprégnée par notre histoire personnelle et immergée tout autant que l’enseignant lambda dans ce fameux « terreau expérienciel » nous avons opté pour une décentration, qui s’apparente au défi d’enseigner à penser les mathématiques autrement. Autrement qu’à travers cette vision qui donne à voir les mathématiques comme un simple exercice de gammes auquel l’élève ne peut échapper ; autrement qu’à travers un arsenal de règles et de principes auxquels on ne peut se soustraire ; autrement qu’au travers d’une vision dogmatique des mathématiques science qui régenterait l’esprit de l’homme sans lui donner le pouvoir de réflexivité et devant laquelle l’on n’aurait d’autre choix que de se prosterner.

Penser l’enseignement de l’idée du vrai participerait à cette option qui viserait à associer bonheur et mathématiques, « le bonheur comme creuset d’une identité » via le renvoi de l’apprentissage vers la dimension interactive de l’élève et de son environnement.

Dans le programme de recherche de l’INRP en cours d’élaboration (documents de janvier 2000) nous avons pu repérer une phrase significative d’une tendance qui semble se confirmer : « cette direction de travail viserait à regrouper des recherches qui se situent dans la perspective d’un rééquilibrage des savoirs à enseigner en faveur des savoirs d’action (Barbier 1996) dans le but de permettre une meilleure structuration des connaissances et des savoirs. Il semble que ce qui est en jeu dans l’évolution que l’on voit actuellement se dessiner dans les nouvelles orientations disciplinaires c’est d’ouvrir l’enseignement vers un autre rapport savoir/action que celui qui domine la posture savante. Dans ce nouveau rapport la relation savoir / action s’inverse en quelque sorte et la connaissance se met au service de l’action. Le projet du sujet n’est plus ici le projet épistémique mais un projet pragmatique. L’action sur autrui, sur le monde, vise à obtenir un état de choses jugé et anticipé comme plus satisfaisant. En ce sens le sujet est plus qu’un acteur, il réalise, il matérialise (de façon parfois irréversible). 54

En ce qui concerne le projet de recherche n°2 du Département Didactique des disciplines un titre a particulièrement retenu notre attention : argumentation et régimes de vérité des savoirs scolaires d’autant plus si nous soulignons également la phrase, « l’introduction en classe d’un véritable débat ne peut pas ne pas profondément affecter le statut de la discipline scolaire et du type d’interaction didactique qu’elle implique ». Elle fait référence à la volonté d’interpeller le statut d’une discipline ce qui n’est pas étranger à notre préoccupation, tout au contraire.

En outre, « l’histoire du vrai est ainsi balisée par deux conceptions opposées : le dévoilement du réel et une construction de l’esprit. La pensée grecque classique conçoit la vérité comme dévoilement du réel d’abord caché aux sens : c’est ce qu’exprime le mot qui en grec signifie vérité : aletheia. La vérité est atteinte au terme d’une démarche de découverte

qui permet à l’esprit de voir l’essence des choses. C’est la connaissance - contemplation (theoria en grec) qu’illustre l’allégorie de la caverne de Platon. Cependant, mettre le fondement de la connaissance dans la saisie intellectuelle (ou intuition) de natures simples comme le fait la philosophie cartésienne c’est encore concevoir la vérité comme

découverte d’une réalité extérieure à l’esprit. Et il est significatif que dans une telle perspective la question préliminaire concerne le chemin à faire emprunter à l’esprit pour qu’il parvienne à cette découverte du vrai : chemin pédagogique de l’allégorie de la caverne, chemin méthodologique du Discours de la Méthode. Il fait attendre le XVIIIième siècle et la philosophie critique de Kant pour que la question se déplace du « comment trouver le vrai ? » au « que puis - je connaître ? » et que le vrai soit conçu comme ce que l’esprit construit à l’aide de ses catégories et concepts. Le changement apparaît assez radical à son auteur pour qu’il fasse le parallèle avec la révolution copernicienne » 55 .

Cette citation pour faire comprendre où se situe notre propre questionnement par rapport à l’idée du vrai. Nombreux sont les travaux de didactique des mathématiques qui traitent effectivement du « chemin pédagogique » pour atteindre le vrai au sein de cette discipline. Les actes de ce colloque à eux seuls, traduisent l’intérêt pour ce sujet. Nous pourrions également faire référence bien-sûr aux incontournables travaux sur la preuve de Balacheff 56   (1992). Puis, les centres d’intérêt se sont focalisés également sur ce qui se trouve en amont de la preuve. Nous pensons plus précisément à la thèse de C. Margolinas sur l’importance du vrai et du faux dans la classe de mathématiques (1993), où la validation tient encore une place importante. Evoquons enfin les travaux de L’IREM de Grenoble au sujet du vrai et du faux au collège et au lycée (1997) où, cette fois-ci, l’enseignement des principes de rationalité est au centre des travaux.

Notre perspective s’inscrit dans la filiation des derniers travaux cités, où il ne s’agit pas de penser l’enseignement de l’idée du vrai au travers de son instrumentation (la preuve) mais de penser l’enseignement du vrai en regard de ses principes fondateurs. C’est plus le versant de l’enseignement du « que puis-je connaître (du vrai) » et par là-même comment cela me renseigne t-il sur la question du vrai en mathématiques qui caractérisent notre interrogation. L’on voit bien combien cette direction peut rebondir sur une interpellation de l’édifice mathématique tout entier, au risque de mettre en péril le pouvoir de la démonstration puisque « l’enchaînement des conséquences est nécessaire, mais la vérité de la conclusion est soumise à celle des points de départ. Les mathématiques

constituent une connaissance hypothétique inférieure en valeur à la connaissance non hypothétique du philosophe qui procède dialectiquement en remontant jusqu’au principe qui n’est soumis à aucune condition. Les mathématiques ne sont pas le plus haut degré du savoir » 57 .

Et pourtant, tout enseignant de mathématiques ne peut pas ne pas être fortement sensibilisé à l’intérêt de développer un enseignement autour de la démonstration.

Car en premier lieu, nous y voyons un intérêt lié aux enjeux mêmes de la démonstration ; enjeu épistémologique qui vise à travers l’activité de la démonstration, à faire comprendre une des caractéristiques des mathématiques, à savoir, valider des énoncés. Enjeu qui est aussi associé à l’idée que la démonstration est un outil pour construire de la rationalité autrement dit, en lien direct avec la recherche du vrai. Enjeu humaniste enfin, puisque la démonstration permet d’initier les élèves aux capacités d’argumentation et de confrontation d’arguments qui sont susceptibles d’affermir ou d’accroître des qualités de discernement.

En second lieu nous pointons un intérêt lié au statut de la démonstration. Il est vrai que cette dernière est un peu la raison d’être de l’enseignant des mathématiques, du moins en France, puisque sur le plan mondial la tendance serait de considérer qu’enseignement de masse et démonstration sont incompatibles. Prôner l’enseignement de la démonstration ce serait à notre avis entrer dans un paradigme disciplinaire qui considère cet objet comme un outil dans la résolution de problèmes, autrement dit, un des moyens de passer des connaissances déclaratives aux connaissances procédurales.

En troisième lieu, nous soulignons un intérêt lié à la finalité de la démonstration. Cet enseignement permettrait de jeter un regard épistémologique sur les mathématiques scolaires à condition de ne pas détacher la notion de preuve d’avec l’aboutissement de cette dernière : l’idée d’accès au vrai.

Dans l’activité d’un enseignant de mathématiques, l’enseignement centré sur la démonstration va de soi, mais la question de l’idée du vrai, en revanche, passe sous silence car « le vrai mathématique est absolument certain, compte tenu de la vérité de ses points de départ et de la nécessité de l’enchaînement de ses raisons ». 58 A-t-on jamais mis en rapport dans l’enseignement, l’idée que les mathématiques sont une connaissance absolue avec le fait que la vérité de ses points de départs est en dehors d’elles ? La preuve ne fonctionne t-elle pas comme la résonance du vrai, contribuant ainsi à l’extension des mathématiques, mais sans jamais devoir être questionnée au-delà de l’outil et en amont des principes sur lesquels elle s’appuie ? Comment interroge t-on dans l’enseignement la notion de vérité en regard de la validité d’une démarche ?

L’idée du vrai devrait être centrale dans l’enseignement des mathématiques, et ceci, d’autant plus avec les notions de débats mathématiques et de résolution de problèmes, qui, depuis plus d’une vingtaine d’années font leur entrée dans les programmes. Parallèlement nous pourrions nous demander pourquoi cette question du « que puis-je connaître du vrai en et par les mathématiques » ne fait pas l’objet de recherches didactiques plus nombreuses. Non plus sous l’angle de son instrumentation (démonstration - preuve) mais du point de vue de la nature du vrai ? A t-on jamais abordé avec les élèves la question du rôle et du statut des prémisses ?

La difficulté de bon nombre de professeurs de mathématiques à former à la preuve n’invite t-il pas à penser autrement la difficulté : est-ce donc l’outil preuve uniquement qui pose problème où est-ce un « quelque chose » au-delà de la preuve ? Que se cache t-il derrière la dextérité ou non à accéder au vrai ? Comprendre les mathématiques, aimer les mathématiques se résume t-il simplement à la performance à prouver ou bien est-il nécessaire de percevoir ce qui se joue à travers l’exercice de la preuve ? Pense t-on dans les situations d’enseignement ce que véhicule la notion de preuve ?

A l’heure où les programmes de mathématiques (de 1995) font référence explicitement à cette notion de citoyenneté, quelle image des mathématiques convient-il de renvoyer au travers de l’acte d’enseigner ? Comment rendre compte de l’omniprésence des mathématiques tout en donnant à voir leurs limites ? Quel intérêt y aurait-il à faire réfléchir les élèves sur cette phrase que d’aucuns qualifieraient de provocatrice, « les mathématiques ne sont pas une science - elles ne peuvent pas plus prouver qu’infirmer l’existence de choses réelles. De fait, le souci majeur des mathématiciens est la conformité de leurs créations avec la logique, non avec la réalité ». Cela ne veut toutefois pas dire que les inventions mathématiques n’ont aucun rapport avec les choses réelles. Elles en ont dans la plupart des cas, peut-être même dans tous. La concordance entre les idées mathématiques et la réalité naturelle est même si vaste et fermement démontrée que cela demande quelque éclaircissement. Soyez bien convaincus que cette concordance n’est pas la conséquence des efforts des mathématiciens pour être réalistes ; tout au contraire, leurs idées sont souvent très abstraites et semblent initialement n’avoir aucun rapport avec le monde réel. Et pourtant les idées mathématiques sont bien appliquées en fin de compte dans la description des phénomènes réels... ». 59

Tout ce questionnement dont la vertu est de délimiter le problème qui nous intéresse nous conduit alors à formuler la problématique simple, qui fait l’objet de notre thèse :

à quelles conditions un enseignant de mathématiques peut-il aider les élèves de 4 ième et de 3 ième   de collège à construire l’idée du vrai autrement qu’en l’orientant vers la performance à savoir prouver ? Pour quel bénéfice ?

Notes
52.

GERARD C. - Au bonheur des maths. De la résolution à la construction de problèmes - Edition l’Harmattan . 1999 . p.8

53.

A cet égard, nous rappelons qu’en Annexe 1 figure un état des lieux sur la démonstration d’après Brousseau et Antibi.

54.

COLOMB J. - document INRP - Structuration des savoirs et dispositifs d’enseignement - in Pôle 6 . 2000 .

55.

GUICHARD J. - La démonstration mathématique dans l’histoire - Actes du 7ième colloque inter - IREM - Epistémologie et histoire des mathématiques - 12 et 13 mai 1989. p. 39

56.

Nous faisons référence aux travaux dans : Initiation au raisonnement déductif. Edition PUF. 1992.

57.

GUICHARD J. opus cit. p.43

58.

GUICHARD J. opus cit. p .45

59.

GUILLEN M. opus cit. p.10 et 11.