Chapitre 1. Le vrai et sa résonance dans le champ philosophique : un aperçu.

L’universalité scientifique ne résiste pas à l’épreuve du temps. Elle se limite à l’accord de tous les chercheurs à un moment donné, excepté dans les domaines en crise. Mais il n’en va pas de même pour la philosophie. Par essence, cette discipline a vocation à s’interroger à propos de la vérité tout en notant que dans le même temps, sa capacité à atteindre la vérité est mise en doute, faute de méthode de contrôle des hypothèses avancées. « Se réclamant de Bachelard, Desanti préconise une tâche critique qui s’installe dans le contenu des énoncés scientifiques et travaille au « voisinage » de ceux-ci. Il n’est pas sûr que cette attitude, qui fait corps avec l’activité scientifique, permette d’échapper au risque de reproduction du discours scientifique mais elle a au moins un avantage direct : celui de pouvoir être adoptée, du niveau le plus humble de connaissances en mathématiques jusqu’au niveau le plus élevé, pour s’instruire de la science, et par conséquent de la raison dans les actes où elle se constitue » 69 .

Si nous ne revendiquons pas la position du philosophe nous insistons tout de même sur le bien fondé de cette approche en reprenant unecitation de J. Dieudonné (dont nous rappelons l’appartenance au groupe Bourbaki). « Certes, la philosophie semble s’être détachée de plus en plus de la science et méconnaît maintenant son esprit, ignorant l’antique tradition de Thalès et de Platon. Cette tradition était encore vivace en France à la fin du 19 ième siècle, comme en témoigne le premier numéro de la revue de Métaphysique et de morale publié en 1883, où Xavier Léon soulignait la prédilection des philosophes pour les sciences mathématiques ce grand art aux ressources inépuisables, issu, à l’instar de la philosophie, de l’esprit humain. Mais aujourd’hui cette sève nourricière de la spéculation philosophique est ignorée par la plupart des philosophes, devenus presque muets à son égard. Les mathématiciens eux, se cantonnent souvent dans les aspects techniques de leur art et méprisent ce qui leur paraît être un vain bavardage, sans se rendre compte que plus une science progresse et plus elle a besoin d’un champ réflexif, d’une conscience au sens de Husserl pour rester authentique. Car la science ne constitue pas un monde à part comme le prétendent certains positivistes contemporains ; elle plonge ses racines dans la culture d’un peuple, et la nourrit en retour. Isoler une théorie du mouvement d’idées qui l’a amenée, des intentions qui l’on accompagnée, la considérer seulement comme un corps de théories à prouver, c’est remplacer une pensée vivante et significative par une pensée morte, c’est ignorer le frémissement de l’esprit qui l’a conçue 70 .

J.Russ 71 , dresse une espèce de panorama, fort complet semble-t-il, des courants et mouvements de pensées qui ont traversé le 20ième siècle qui selon elle « appartient, en effet, aux figures et formes tracées par Nietzsche : c’est avec lui que débute réellement la pensée moderne (certains diront post moderne), que l’on entre dans la « clairière désenchantée  de la post modernité ». 72 C’est, à travers ces courants que nous avons essayé de repérer la manière dont l’idée de vérité était véhiculée. Cherchant à identifier des liens entre les préoccupations de l’homme et cette notion du vrai sous l’angle philosophique nous lançant donc à la quête du sens. La convocation de ce regard nous fournit autant d’outils d’interprétation nous permettant ultérieurement de lire la récolte de sens issu du terrain.

‘Parole d’élève 73 .
Réfuter les premières thèses mathématiques, c’est réfuter le monde actuel, car les mathématiques sont étroitement liées à la physique donc à toute la technologie. A partir de là, on peut dire que si on est arrivé au monde actuel, alors il y a forcément de la vérité à la base.’

Si nous n’entamons la recherche des conceptions philosophiques du vrai qu’au XXième siècle alors que cette question est posée par les pré-socratiques c’est d’abord, que « de leur œuvre, il ne reste que des fragments » 74 . Ensuite, parce qu’il nous semble que derrière les grandes théories du XXième siècle se cachent des théories philosophiques comparables à celles des grands précurseurs que peuvent être, Parménide, Héraclite, Protogoras, ou encore Zénon, Empédocle, Thalès et Anaximène. En ce sens qu’ils ne s’intéressent pas seulement aux spéculations sur l’être et la nature mais qu’ils se penchent aussi « sur l’homme fait de chair et de sang, sur ses passions, sa souffrance, ses doutes, son destin » 75 . La quête de la sagesse comme D. Huisman le montre va même s’exalter pour Parménide en mettant « en scène un héros qui parvient, à travers un voyage initiatique, jusqu'à la Vérité » 76 . Autant de similitudes qui permet de penser que les philosophes modernes s’inspirent, se nourrissent et prolongent une réflexion déjà présente à une époque qui va du « VIIième siècle au Ivième siècle avant JC » 77 .

Le choix de Nietzsche réclame aussi une justification. Mobiliser ce philosophe permet de faire un lien avec le Cercle de Vienne. La pensée de Nietzsche tout comme les prétentions du Cercle de Vienne traduisent le retournement de la volonté de puissance : la science (nouveau Dieu) cesse de désigner l’acte explicatif par excellence tout comme Nietzsche annonce que « le Dieu chrétien et le supra sensible sont déchus de leur souveraineté » 78 .

C’est pourquoi, nous reprenons cette idée forte consistant à remarquer que la recherche de la vérité apparaît comme un substitut après la mort de Dieu. En effet, à l’aube du 20ième siècle l’homme se lance à la poursuite d’un nouvel Absolu, recherchant une nouvelle idole à « adorer ». On assista alors au passage de la quête religieuse vers une quête de légitimation du réel, et ce, à travers la science (référence au Cercle de Vienne).

L’influence de la pensée de Nietzsche dans la pensée moderne étant consacrée il apparaît que celui-ci n’adhère pas aux trois prédicats ontologiques du vrai selon l’Idéal métaphysique :

  • prédicat 1 : la vérité est substance.
  • prédicat 2 : la vérité est permanence.
  • prédicat 3 : la vérité est rationalité. 79

Contre le premier, Nietzsche argue que  la vérité ne vaut, que parce qu’elle est issue de relations entre les êtres. La vérité n’est pas substance puisque l’être en soi n’existe pas. Ce sont les relations qui fondent l’être.

On ne peut pas, ne pas faire le rapprochement avec le courant hilbertien en mathématiques qui appréhende les mathématiques sous l’angle structural. En effet, dans la démarche axiomatique moderne, les notions premières (en géométrie par exemple, point, droite, etc...) sont considérés comme des entités abstraites dont la signification concrète importe peu. Hilbert lui-même aurait illustré cet aspect, par une boutade célèbre, selon laquelle on pourrait tout aussi bien remplacer les mots « point », « droite », « plan », par les mots « chaise », « table », « chope de bière » respectivement. Seules importent les relations entre les entités premières, relations qui fondent les axiomes. Il s’ensuit alors que les propriétés qui se déduisent à partir d’une telle théorie formelle ont alors un caractère général.

Contre le deuxième, Nietzsche soutient que « l’aspiration à la vérité est le masque d’une simple volonté de sécurité ontologique. L’homme cherche la vérité : un monde qui ne puisse ni se contredire, ni tromper, ni changer, un monde vrai - un monde où l’on ne souffre pas or la contradiction, l’illusion, le changement est la cause de la souffrance ». 80 Quand on s’empare de cette réflexion, on ne peut que basculer vers l’évolution des conceptions du vrai au sein des mathématiques pour en analyser la portée. L’aspiration au vrai entretiendrait le parallèle avec la recherche d’un monde lisse, d’où la contradiction se voit pourchassée au titre qu’elle n’assigne à l’homme que de la souffrance.

Contre le troisième, Nietzsche affiche son scepticisme en déclarant qu’à l’endroit de la « logique : tentative de comprendre le monde réel d’après le schéma de l’Etre que nous avons construit... Je me méfie de tous les gens à système ...la volonté du système est un manque de loyauté ». 81 Si la défiance du philosophe rappelle la tentative vaine, des courants logiciste et formaliste à prouver la consistance des mathématiques, notre émettons une réserve à considérer que pour autant, leurs revendications attesteraient un manque de loyauté. La quête du vrai au sein des mathématiques ne peut pas ne pas revendiquer des approches qui nécessitent que des règles soient fixées : que l’entreprise soit totalisante, certes, mais la convention mathématique fait aussi œuvre d’objectivisme.

En revanche, nous n’avons pas de peine à nous rallier à un des points de vue de Nietzsche, quand il associe la volonté de la recherche du vrai comme une aspiration de l’homme à l’accession d’un monde où règne l’ordre et la permanence. La recherche du vrai attise l’assurance contre la souffrance qui résulte du changement.

Les réticences qu’affiche le philosophe, comme ce rejet de la croyance en des vérités éternelles ou encore cette méfiance vis à vis de la globalisation (système) font encore resurgir des problématiques soulevées dans le champ mathématique. La pensée du philosophe, à laquelle nous nous adossons oriente résolument ses critiques contre la cible du modèle dogmatique, entrave au libre cours de l’histoire. Nietzsche rompt les amarres avec quelques figures emblématiques du monde philosophique et scientifique en confiant que «  ce qui nous sépare le plus radicalement du platonisme et du leibnizionisme c’est que nous ne croyons plus en des concepts éternels, à des âmes éternelles, et la philosophie dans la mesure où elle est scientifique et non dogmatique, n’est pour nous que l’extension la plus large de la notion « d’histoire ». L’étymologie et l’histoire du langage nous ont appris à considérer tous les concepts comme devenus, beaucoup d’entre eux comme encore en devenir; de telle sorte que les concepts les plus généraux étant les plus faux doivent aussi être les plus anciens. « L’Etre », « la substance », «  l’absolu », «  la chose » la pensée a inventé d’emblée et de toute antiquité ces schèmes qui contredisent le monde du devenir [...] Les prédicats d’identité et de permanence que la métaphysique rattache à l’essence du vrai ne font que traduire le dépit qu’éprouve l’homme de ne pas maîtriser l’écoulement du temps et ne pas régenter à sa guise les réalités mouvantes du devenir ». 82 En cela la pensée nietzschéenne nous éclaire.

J.Russ avance l’hypothèse que la période 1930 - 1960 est un monde ancré puissamment dans le 19ième siècle. Pour preuve, Apollinaire déclarant dans son poème Zône , « a la fin tu es las de ce monde ancien...Tu en as assez de vivre dans l’Antiquité grecque et romaine ». Clin d’œil au poids de cet héritage social et culturel dont l’homme a du mal à s’extraire « malgré ces transformations [allusion aux mutations scientifiques et techniques ] sans précédent, quelques exemples nous permettent de discerner, sous l’apparente évolution, sous les devenirs et les flux, sous les métamorphoses techniques, des plages immobiles, stables, des habitudes d’être, de penser et d’agir héritées de l’ancien temps, des permanences, tout un sol fixe et pétrifié servant de base à l’ensemble ». 83

‘ Parole d’élève.
D’après ce que j’ai compris, la vérité à des limites et peut à tout moment être remise en question. Je le découvre car je pensais que les théorèmes, les notions mathématiques étaient intouchables.’

D’un côté l’éclosion des avancées techniques et scientifiques et de l’autre, la force de pesanteur d’une pensée antique assurant la croyance en la pérennité de formes stables. Et pourtant.

La période judicieusement sélectionnée par J. Russ caractérise certainement un moment charnière en ce sens puisqu’elle fait côtoyer les derniers soubresauts du Cercle de Vienne (la « mort » de ce mouvement auquel nous nous sommes intéressé antérieurement étant situé aux alentours de 1931) avec le retentissement des déclarations de Gödel. Si bien que l’esprit scientiste, qui a perduré bien évidemment au-delà de la mort symbolique du mouvement auquel il se rattache, en est malgré tout ressorti quelque peu écorné. L’immanence de la fin du néo positivisme (science des faits) offrait un tremplin pour l’envol vers un renouveau de la pensée du vrai. L’idée même qu’en sciences l’incertitude existe pouvait triompher, alors même que la visée initiale du Cercle de Vienne était de parvenir au contraire, à une certitude quant aux fondements, des mathématiques.

Le paysage où reposait cette dialectique classique où le Beau s’élevant au-dessus de l’utile, conduirait au Vrai puis enfin au Bien avait maintenant du mal à se reconstruire tant l’idée du vrai devenait elle-même problématique.

Reconstruction difficile puisque ce nouveau paysage avait reçu les échos de la phénoménologie qui vit le jour avec Husserl (philosophe et mathématicien :1859 -1938). Son intention était de s’attaquer à l’établissement des fondements de la connaissance des sciences, à partir de la philosophie comme source originaire. Il lutta contre le psychologisme car «  il refuse de réduire, par exemple, la vérité de l’objet mathématique à de simples données psychologiques. Une vérité mathématique n’est - elle pas indépendante du sujet qui la révèle et qui la manifeste dans l’ordre des pensées ? l’idée même de vérité ». 84 Il décida donc de poser les questions ultimes à la raison (celle de la vérité de l’esprit) et en revint à dire que d’une manière générale le psychologisme semble voué aux contradictions et même à un paradoxe interne : relativisme tendant à dissoudre toute objectivité, il débouche sur un scepticisme où meurt une science de l’esprit visant les essences qui seules permettaient de comprendre les faits. Il créa l’eidétique, la science des essences.

C’est la « conscience pure » qui donnera le sens du monde (et donc l’accès à la vérité).Husserl fonda l’espoir d’établir une science universelle. La conscience, affirme t-il n’est pas un contenant mais une tension vers les choses. Cela représente plus largement la notion de vécu de conscience. La conscience est la « conscience de quelque chose »; « c’est une certaine évidence universelle appliquée à l’essence de la conscience en général, cette conscience nous intéressant tout particulièrement dans la mesure où c’est en elle, et en vertu de son essence que la réalité « naturelle » accède à la conscience. Nous poursuivrons cette étude aussi loin qu’il est nécessaire pour obtenir à l’évidence à laquelle nous avons visé, à savoir que la conscience a, en elle même un état propre  [...] ». 85

Il y a chez Husserl, selon nous, l’idée qu’il existe dans l’homme réel un être à part entière et qui est sa conscience ce qui lui permet d’appréhender le monde puisque c’est à travers un contact intentionnel (de la conscience) qu’il percevra le monde. Un élément nous frappe, dans les expressions mêmes de Husserl en son recours systématique aux termes de « universelle », « pure », « essence », qui rappellerait bien cette volonté (par le biais de la recherche du vrai : recherche de l’essence) d’accéder à un domaine en quelque sorte aseptisé d’où le contradictoire serait absent. D’autant plus lorsque Husserl s’exprime sur la vérité, il fait référence à la raison théorique, à l’évidence, à la vérité théorique 86 autant d’agents du « maintien de l’ordre ».

La pensée de Husserl se poursuivit avec celle de Heidegger (1889-1976) mais l’on commença à discerner que les préoccupations philosophiques se « déplaçaient » ; il ne s’agissait plus de faire des investigations pour rechercher les fondements de la connaissances donc d’accéder à une vérité liée aux sciences, mais plutôt de s’orienter vers

une quête de l’Etre qui mit en évidence la problématique de l’être et du temps. On ne parla plus de vérité déterminée par un savoir scientifique, mais on s’attaqua au problème du temps et de l’existence pour essayer d’approcher la vérité de l’être. C’est comme si la philosophie, amorçait un virage, afin de recentrer ses problématiques (et la question du vrai en l’occurrence) à l’intérieur de son domaine. La philosophie se distancia des sciences tout comme les mathématiques s’émancipèrent de leur souci d’adéquation au monde physique.

Avec Jaspers (1883-1969), phénoménologue aussi, on assiste à une pensée de l’existence qui va s’appuyer sur une critique du savoir objectif  car il soutenait que «  en philosophie [...], il y va d’une vérité qui, là où elle brille, atteint l’homme plus profondément que n’importe quel savoir scientifique ». 87 Assurer la primauté à la réflexion philosophique (sur celle de la science) fut l’urgence du moment. Elle seule, peut prétendre à cette volonté de savoir en établissant une centration sur l’expérience. La raison impose de convenir des limites de la science puisque l’unité du savoir scientifique s’avère être un leurre.

S’annonce alors un autre concept représentatif du vingtième siècle celui de liberté, focalisant sur l’interrogation de l’existence engagée librement dans le monde. Problématique résolument philosophique qui écarte pour un temps la question du vrai.

La liberté loin de se prouver s’éprouve. Une centration sur l’humain s’opère qui va s’accentuer avec la pensée existentialiste de Sartre (1905-1980). Liberté exacerbée puisque pour Sartre, tout est acte et la conscience est « comme néant d’essence », (ce qui marque une rupture avec Husserl). « La liberté , ce fondement infondé est à la racine de tout choix ». 88

La philosophie semble donc laisser de plus en plus de côté ses préoccupations spéculatives en matière de vérité scientifique pour se centrer de manière beaucoup plus pragmatique sur l’homme en soi. Mais ce n’est que de courte durée puisqu’à la fin des années cinquante c’est l’éclipse des courants humanistes au profit d’un autre :le structuralisme .Ce quifaitdéclarer à Pingaud que « la philosophie, qui triomphait il y a quinze ans, s’efface aujourd’hui devant les sciences humaines et cet effacement s’accompagne d’un nouveau vocabulaire. On ne parle plus de« conscience » ou de « sujet », mais de « règles », de « codes », de « systèmes »; on ne dit plus que l’homme « fait le sens » mais que le sens « advient à l’homme »; on n ’est plus existentialiste mais structuraliste ». 89

Amorce d’une déconstruction conceptuelle ? Peut-être. Le structuralisme se centre sur les relations qui articulent des ensembles d’êtres alors que l’existentialisme privilégiait le sens de l’être. Mais alors, le structuralisme comme pensée qui dissipe l’homme ?« L’analyse structurale fait prévaloir les strates, les discontinuités, les séries multiples et discontinues. La mise à distance de la catégorie de totalité inaugure la « déconstruction » des grands récits unificateurs [...] A l’histoire une régie par la catégorie de totalité, Lévy Strauss substitue des histoires plurielles étrangères à toute globalité [...] Même une histoire qui se dit universelle n’est encore, nous dit Lévi Strauss qu’une juxtaposition d’histoires locales [...] Le structuralisme émiette et dissipe le sujet, il défait totalement l’idée d’un sujet donateur de sens. On ne peut plus penser, avec le structuralisme que dans le vide de l’homme disparu ». 90

Nous avançons qu’il y a comme une espèce de paradoxe dans cette pensée structuraliste en ce sens que ce courant « émiette » l’homme, donc le met en retrait en tant que sujet acteur en quelque sorte, comme pour mieux se préoccuper de lui précisément. En effet, le structuralisme fait songer à l’idée que l’intelligibilité de l’homme est saisie en tant que structure, donc en tant qu’homme - système (de transformations) mais par là - même c’est reconnaître à l’homme ses singularités, puisque s’il y a système, il y a lois .

De plus, le structuralisme renouerait avec les courants qui cherchaient à établir des vérités mais avec la différence qu’il s’agirait ici, de vérités locales et non plus absolues. La question des hommes prévaut sur celle de l’Homme comme si la position philosophique revendiquait le singulier pour faire le deuil de l’universel. Passage du Vrai au vrai.

Symptômes de la maladie de notre temps, le nihilisme instaura la crise des fondements si l’on suit J. Russ : « l’Absolu se voit ainsi mis à distance et le monde désenchanté privé de puissances sacrées et d’idoles [...] Les hommes récupèrent leur existence, ils ne sont plus faits par les dieux mais producteurs d’eux mêmes [...] Ilya Prigogine ne voit-il pas dans le monde d’aujourd’hui le lieu d’une insécurité radicale ». 91

L’homme moderne baignerait dans un monde où tous les modèles de légitimité, tous les fondements absolus se sont évanouis aussi bien du côté des sciences (le milieu du 20ièmesiècle marque la crise du savoir), que dans les domaines des sciences humaines (la pensée complexe ou systémique étant dominante et s’affirmant comme anti pensée déterministe ou totalisante).

En somme, comme le dit G. Balandier « la modernité, c’est le mouvement plus l’incertitude ».

C’est dire si l’idée de vérité dans le domaine philosophique s’estompe pour faire place aux véritéS .

Comme le fait remarquer J. Granier, « ce qui est à l’œuvre, même chez ces véritables amis de la vérité, les philosophes, c’est une finalité souvent ignorée d’eux mêmes : ils veulent a priori une certaine vérité de telle ou telle nature et bien souvent ils trahissent leurs besoins les plus intimes en suivant le chemin qui est le leur pour aller à leur vérité ». 92 Certes, nous avons pu observer que le vrai relevaient de variations telles que vérité / réel, ou vérité / bien ainsi que vérité / rationnel / logique et encore vérité / être. En d’autres termes, le vrai renvoie au moins à deux registres différents. Ceux de la logique et de la morale et s’applique sur des objets et dans des contextes particuliers. Mais en est-il autrement dans les sciences ?

« A ses yeux [ ceux du philosophe ], les valeurs qu’il tient pour supérieures doivent être d’une extraction plus noble que les valeurs inférieures, elles doivent se rattacher à une sphère ontologique radicalement distincte ». 93 Donc, même certains philosophes s’affrontent à la question du garant de la vérité. Serait convoqué par exemple, la métaphysique qui considère que la vérité est en soi, et qu’elle appartient à un monde intelligible qui serait l’antithèse du monde sensible et réel. Ce dernier étant trompeur voire mauvais. Cela rappelle fortement le platonisme : la vérité est immanente comme appartenant à un monde des Idées pures. Mais là encore, invoquer la logique, le raisonnement ou l’intuition pour légitimer le vrai en mathématiques entretient-il une réelle distance avec la manière dont s’y prend la philosophie en convoquant des modèles qui lui sont propres ?

Ce panorama des grands courants de pensées du 20ième siècle montre que cette idée de vérité est présente dans les préoccupations des philosophes à des degrés différents et sous des angles différents. Elle traverse bien notre monde contemporain, même (et encore) dans ce champ. Nous mesurons l’imbrication de la spéculation philosophique avec les préoccupations scientifiques et réciproquement.

Il semble également que cette notion de vérité soit souvent liée au problème de l’être, ou de l’existence. Cela renseigne donc, qu’aborder cette question du vrai déborde du champ restreint des mathématiques tant la présence de l’homme, même dissimulée, est toujours sous-jacente. Ce qui ne fait qu’accentuer le renvoi aux deux champs logique et moral en matière de vérité auxquels nous avons déjà fait allusion.

Pour finir, nous oserons avancer que la pensée de Nietzsche est à la philosophie ce que la pensée de Gödel est aux mathématiques : en effet, dans ce renoncement aux valeurs éternelles et absolues que prône Nietzsche il y a comme un avant goût en philosophie de ce qui s’est passé dans le champ des mathématiques. Nietzsche n’introduirait il pas une « rupture épistémologique » dans le champ de la philosophie ? En tous cas, Nietzsche comme précurseur de la pensée moderne nous semble donc une prémisse que nous assumons pleinement d’autant plus que « [...] la pensée comme la réalité est toujours en mouvement et les concepts mathématiques sont des notions en perpétuel devenir constamment enrichis et remaniés par de nouvelles abstractions » 94 .

Synthèse globale du survol de la notion de vrai dans le champ de la philosophie du 20 ième siècle.

  • Focalisation sur la vérité des fondements de la connaissance

étude de la vérité de l’esprit : la recherche du vrai devient la recherche de l’essence (courant husserlien)

  • Passage à la vérité de l’être

détournement de la vérité déterminée par un savoir scientifique (courant de Heidegger)

  • La question du vrai est évacuée par les courants humanistes
    • centration sur la notion de liberté (l’existentialisme Sartrien)
    • Introduction du structuralisme et de la notion de vrai local

Notes
69.

CLERO J. P. - Epistémologie des mathématiques - Edition Nathan - 1990. p.4

70.

DIEUDONNE J. - Penser les mathématiques - Séminaire de philosophie et de mathématiques de l’ENS . Edition du Seuil - 1986 - p. 8

71.

RUSS J. - La marche des idées contemporaines - Edition Armand Colin - 1994

72.

HABERMAS cité par RUSS J. opus cit. p. 11.

73.

Le paradigme de recherche dans lequel la thèse s’inscrit étant la recherche action, nous émaillerons notre texte de paroles d’élèves afin d’entretenir une proximité entre la réflexion spéculative et notre terrain d’observation, au travers les représentations des élèves sur l’idée du vrai que nous recueillons, par écrit, au cours des deux ans de l’expérimentation. Toutes les paroles des élèves sont contenues dans les documents appartenant aux Annexe 7 et Annexe 9.

74.

HUISMAN D. - Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale. De Socrate à Foucault. Edition Perrin. 1989. p.23

75.

HUISMAN D. ibidem p 25

76.

HUISMAN D. ibidem p.24

77.

HUISMAN D. ibidem p.23

78.

RUSS J. opus cit. p 12

79.

GRANIER J. - Le problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche - Edition du Seuil - 1966 . p.60

80.

NIETZSCHE cité par GRANIER J. opus cit. p. 63.

81.

Ibidem p. 67.

82.

Ibidem p. 63.

83.

RUSS J. opus cit. p. 21.

84.

RUSS J. opus cit. p. 45.

85.

HUSSERL - Idées directrices pour une phénoménologie - Edition Gallimard - 1995 - p. 107 et 108.

86.

Ibidem opus cit. paragraphe 139 p. 468 à 471.

87.

JASPERS K. - Introduction à la philosophie - Edition Plon - cité par RUSS J. opus cit. p. 67.

88.

RUSS J. opus cit. p.58.

89.

In L’Arc n° 30 cité par RUSS opus cit. p. 139.

90.

RUSS J. opus cit. p. 140.

91.

Ibidem p. 177.

92.

GRANIER J. opus cit. p. 38.

93.

GRANIER J. opus cit. p. 40.

94.

LOI M. - opus cit. p. 119.