Changement radical de perspective : mathématiques et vrai coexistent toujours mais avec la médiation de Dieu. Le mythe de la vérité révélée prit forme. La quête du vrai se substitua à une quête religieuse. Découvrir l’ordre mathématique caché qui ordonne l’univers (certes) mais pour reconnaître la toute puissance de Dieu, puisque c’est lui qui est l’essence de cet ordre. Nouvelle dimension pour la recherche du vrai.
Envisager la structure mathématique comme œuvre de Dieu en gardant ce précepte à l’esprit par lequel « l’homme ne pouvait espérer percevoir le plan divin aussi clairement que Dieu lui-même le comprenait, mais l’homme pouvait au moins chercher avec humilité et modestie à approcher l’ordre divin de façon à approcher le monde de Dieu » 110 .
‘Parole d’élève.Dieu incarna le créateur de la vérité cachée, tout de même accessible à l’homme à en croire par les propos de Kepler quand il déclare, « j’entreprends de prouver que Dieu, en créant l’univers et en réglant l’ordre du cosmos, avait en vue les cinq corps réguliers de la géométrie tels qu’on les connaît depuis les temps de Platon et Pythagore et qu’il a fixé conformément à ces dimensions le nombre de cieux, par proportion et leurs rapports de leurs mouvements ». 111
Le mysticisme des scientifiques de l’époque frappe par leur empressement à formuler des hymnes à Dieu, conjointement à leurs découvertes. Kline rapporte par exemple la ferveur de Képler en ses termes : « vous soleil, lune et toutes les planètes, rendez lui grâce
de votre langage ineffable ! Harmonies célestes, vous toutes qui constituez ces oeuvres sublimes louez LE. Et toi, mon âme , loue ton créateur ! C’est en LUI et par LUI que tout existe . Que ce que nous savons le mieux est compris en LUI tout autant que dans notre vain savoir ». 112
La vérité, au sens de la connaissance vraie c’est-à-dire le vrai de la nature, avait portant du mal à émerger pour peu qu’elle ne s’accorda pas avec le dogme catholique. Dogme qui n’admettait pas la doctrine grecque du plan mathématique de la nature. Le nouveau credo de cette époque reposait sur l’omniprésence du Dieu chrétien qui avait ordonné l’univers mathématiquement. On se souvient de Galilée. Dans les faits, les mathématiques comme moyen d’accès aux vérités, furent donc grandement entravées par l’obscurantisme religieux, bien que Galilée persista à affirmer dans son Dialogue des grands systèmes du monde (1632) : « [ ...] L’homme atteint dans les mathématiques le sommet de toute connaissance possible (connaissance qui n’est pas inférieure à celle possédée par l’intellect divin) », en émettant une réserve, certes, « bien sûr l’intellect divin connaît et conçoit un nombre infiniment plus grand de vérités que l’homme ne peut le faire » mais tout de même « par rapport à la certitude objective des quelques vérités connus par l’esprit humain, elles le sont d’une façon aussi parfaite par l’homme que par Dieu ».
Cette certitude que le vrai était humainement accessible se retrouve également chez Descartes. Il suffit à l’homme d’user du pouvoir de son intuition uni à celui de la déduction afin que lui soit révélée la vérité. Descartes en quête des vérités dans tous les
domaines rédigea son « Discours sur la méthode pour bien conduire la raison et chercher la vérité des sciences (1637) ». Il posa les vérités comme « inaccessibles au doute » car données par l’intuition, car en effet, « touchant les objets que nous proposons à notre étude, il faut rechercher, non point ce que d’autres ont pensé, ou ce que nous-même nous entrevoyons, mais ce dont nous pouvons avoir une intuition claire et évidente, ou ce que nous pouvons déduire avec certitude ». 113
En ce sens le retour au vrai via l’intuition et la déduction rappelle tout à fait la pensée grecque. Descartes semblant privilégier le pouvoir de l’intuition tout particulièrement comme « représentation inaccessible au doute, représentation qui est le fait de l’intelligence pure et attentive, qui naît de la seule lumière de la raison et qui, parce qu’elle est plus simple, est plus certaine encore que la déduction ». 114 Se confirme alors cette autre dimension dans l’idée du vrai : l’accession au vrai reste un pouvoir de l’esprit humain et la simplicité ainsi que l’évidence fonctionnent comme des gages de validité.
Il n’en demeure pas moins que pour Descartes les vérités existent en soi comme résultant de l’action divine, ce qui entretiendrait une proximité avec la théorie du « ressouvenir » de Platon. Il se distancie en effet de la pensée aristotélicienne en niant le recours aux sens (entendre par là, expérience) pour parvenir au vrai si l’on en juge par ce qu’il avance « [...] les mathématiciens trouvent la voie qui permet d’atteindre la certitude et l’évidence puisqu’ils partent de ce qui est le plus aisé et le plus simple. Les concepts et vérités des mathématiques ne proviennent pas des sens. Ils sont innés dans nos esprits et y ont été placés par Dieu. La perception par les sens de triangles matériels ne pourrait jamais fournir à l’esprit le concept de triangle idéal ». 115
Autrement dit, on retrouve la prégnance de l’action de Dieu, au sein même de l’esprit, de Dieu qui prédétermine jusqu'à la pensée originelle de l’homme (ce qui n’engage que Descartes).
Avec Pascal, le vrai serait plutôt accessible ou reconnaissable grâce à l’intervention du cœur (et non plus par l’intuition) et de la raison « [...] car les connaissances des premiers principes : espace, temps, mouvement, nombres sont aussi fermes qu’aucune de celles que
nos raisonnements nous donnent et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde son discours [...] et il est aussi inutile et ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre pour vouloir les recevoir ». 116 Pascal situe tout autant la recherche du vrai pour satisfaire la quête divine beaucoup plus noble pour lui, que le simple enjeu du savoir.
Leibniz (aux environs de 1699-1700) écrivait aussi que l’univers tenait sa perfection de son ordonnancement divin et que la pensée rationnelle se devait d’en découvrir les lois aux fins d’en célébrer la grandeur de Dieu. On admet que les mathématiques puissent convenir pour atteindre la recherche du vrai, c’est-à-dire la découverte de l’ordre caché de la nature, mais ce dernier demeure tout de même l’œuvre de Dieu tant « il me semble que la fin principale que doit viser le genre humain doit être la connaissance et le développement des merveilles divines, et c’est la raison pour laquelle Dieu a donné au genre humain cet empire sur la terre ». 117 En conséquence et selon Leibniz, la puissance de l’esprit humain rend accessible la connaissance vraie bien que cette dernière ne puisse être révélée ni par les sens ni par l’expérience car, dit il, « nos différends sont sur des sujets de quelque importance. Il s’agit de savoir si l’âme en elle-même est vide entièrement comme des tablettes, où l’on n’a encore rien écrit (tabula rasa) suivant Aristote et l’auteur de l’Essai [entendre Locke] et si tout ce qui est tracé vient uniquement des sens et de l’expérience, ou si l’âme contient originairement les principes de plusieurs notions et doctrines que les objets externes réveillent seulement dans les occasions, comme je le crois avec Platon... » 118 .
Se profile donc l’amorce de considérations nouvelles au sujet de la notion de vrai avec le présage de l’amorce d’un autre virage.
Dieu, gouverneur du cosmos manifeste son ascendant jusque sur l’esprit humain de telle sorte que les mathématiques permettent encore d’accéder aux connaissances vraies de l’univers.
Nous remarquons que le vrai existe en soi comme œuvre divine et trouve son ancrage par le biais des mathématiques, creuset de vérités selon Kline, qui livre que « les travaux
illustraient et prolongeaient cette philosophie convaincante pour la plupart des intellectuels selon laquelle les mathématiques et les lois mathématiques de la science sont des vérités. Bernouilli, Euler, D’alembert, Lagrange, Laplace, et de nombreux autres poursuivirent l’investigation scientifique de la nature à l’aide des mathématiques ». 119 (développement du calcul infinitésimal, théories des équations différentielles, calcul des variations, séries infinies, fonctions à variables complexes). Le siècle des Lumières faisait rayonner le pouvoir bienveillant des mathématiques puisqu’à « la fin du 18ième siècle les Mathématiques ressemblaient à un arbre solidement enraciné dans le sol de la réalité, avec des racines déjà vieilles de 2000 ans, des branches majestueuses et une ombre bienfaisante portée sur tous les autres corps de la connaissance. De toute évidence , un tel arbre devait toujours durer ». 120
Cependant et paradoxalement, c’est au moment où les mathématiques paraissaient à leur apogée que, insidieusement le doute commença à s’immiscer. Des points de vue contradictoires s’élevèrent du côté des philosophes comme ceux de Hume et Kant ainsi que du côté des mathématiciens. L’objet sournois qui fomentait la révolte et distillait des tensions fut le 5ième postulat d’Euclide 121 , l’incontournable axiome des parallèles.
C’est alors que la guerre ouverte éclata et les contestataires baissèrent les masques pour exprimer leur indignation. Saccheri (1667-1733) lança déjà l’hypothèse qu’aucune droite parallèle ne pouvait passer par un point hors d’une droite donnée. Stoppé dans ses investigations par une contradiction, il posa alors une autre hypothèse : « il existe deux droites parallèles qui passeraient par... ». Mais là encore il conclut qu’il aboutissait à une contradiction.
Ce qui n’empêcha pas D’Alembert de poursuivre (1759). Il nomma le problème de l’axiome des parallèles comme étant le « scandale des éléments de la géométrie.
Klügel (1763) enchaîna et fit à son tour la déclaration suivante, « la certitude avec laquelle les hommes acceptaient la vérité de l’axiome des parallèles d’Euclide est fondée sur l’expérience ». 122
Lambert (celui-là même qui prouva que le nombre pi était irrationnel) rentra également dans le débat avec un livre intitulé « Théorie des droites parallèles » (écrit en 1766 et publié en 1786) et tout comme Saccheri, arriva à une contradiction en partant de l’hypothèse qu’il n’y avait pas de droite parallèle passant par ...Il posa donc une nouvelle hypothèse (il existe 2 droites parallèles...), et contrairement à Saccheri il ne conclut pas qu’il y avait une contradictionmais il ouvrit la possibilité à une géométrie nouvelle de s’instaurer. Et c’est ainsi que d’autres mathématiciens, comme Kästner (le maître de Gauss) contribuèrent à fonder une géométrie non euclidienne.
En conséquence, le statut du vrai s’ébrécha. La croyance que les mathématiques reposaient sur un corps de vérités s’ébranla et le doute à propos de la notion de vrai s’instaura. La grande aventure de la géométrie non euclidienne de Gauss pouvait commencer.
Récapitulation des idées fortes : de la période recherche du vrai et dimension religieuse
Ibidem p. 66.
KEPLER in Préface du mystère du cosmos cité par KLINE M. opus cit p. 69.
KEPLER cité par KLINE M. opus cit. p. 638.
DESCARTES R. opus cit. Edition Garnier - Flammarion vol. 1 cité par KLINE M. p.85
KLINE M. - opus cit. p.80.
Ibidem p. 80.
PASCAL B. - Pensées - Edition du Seuil. 1965. p. 110.
LEIBNIZ cité par KLINE M. opus cit. p. 114.
LEIBNIZ - Nouveaux essais sur l’entendement humain - Edition Garnier Flammarion. 1966. p.34
KLINE M. opus cit. p. 115.
Ibidem p. 127.
Nous rappelons que c’est celui qui proclame que : par un point donné il ne passe qu’une seule droite parallèle à une droite donnée.
Ibidem p. 150.