d) D’une épistémologie internaliste : vrai et doute.

Durant la première moitié du 19ième siècle.

Siècle de véritable mutation, qui a vu la création de nouveaux objets mathématiques, tout à fait différents des objets classiques, comme le souligne J. Dieudonnné. 123 « En effet, en moins de un siècle, l’algèbre a changé complètement de visage : à la fin du XVIIIième siècle, discipline assez étroite, son objet quasiment exclusif était la théorie des équations et son champ d’application le domaine numérique usuel. [...]

les relations deviennent les relations privilégiés des algébristes .[...] La transformation de l’Algèbre amorce celle de toutes les mathématiques » 124 .

‘ Parole d’élèves.
La vérité finalement d’une solution, résulte d’une suite de preuves qui soit disant prouve ce que l’on veut démontrer. Mais ces preuves, sur quoi reposent - elles ? Elles reposent sur des hypothèses qui servent de point de départ à notre démonstration. Mais ces hypothèses, à leur tour, sur quoi reposent-elles ? Pour certaines elles ne reposent que sur des choses supposées connues. Faut-il donc prouver la preuve ? Et si cela est le cas va t -on trouver une preuve ? La vérité ne repose t - elle donc pas alors sur un bâtiment sans fondation qui risquerait de changer à chaque appréciation d’une hypothèse ?’ ‘La vérité mathématique ne dépend donc que de l’appréciation de certaines personnes sur des outils mathématiques, faite ultérieurement. On peut donc penser qu’il y a plusieurs vérités car certains outils sont laissés à la dérive pendant des siècles sans avoir subi de vérification et des recherches approfondies. Si l’on devait prouver toutes nos preuves, où se trouverait la conclusion de la vérité ? Je pense donc que c’est pour cela que certains hommes ont court circuité les hypothèses par leurs propres idées de la réalité. Y-a-t-il donc une vérité pure et dure qui reposerait sur des bases solides et non sur l’appréciation des hommes ?’

On assiste à un déclin de la puissance divine dans l’ordonnancement mathématique de la nature : Dieu est de plus en plus absent dans les descriptions et les théories scientifiques. Newton (1642 - 1727) adhérait déjà à la doctrine concernant la séparation entre la physique (avec les mathématiques) et la théologie et s’orienta vers une posture scientifique moderne, en affichant sa volonté de théoriser les phénomènes naturels.

Il se dirigea vers l’élaboration des lois universelles de l’univers qui n’entretenaient aucun rapport avec l’idée de Dieu. C’est aussi au cours de cette période que Laplace, qui avait adressé une copie de sa Mécanique céleste à Napoléon, rétorqua à ce dernier qu’il n’avait « pas besoin de l’hypothèse de Dieu pour expliquer l’univers ».

Malgré tout, comme le souligne Kline « tous les mathématiciens du 19 ième siècle ne nièrent pas forcément le rôle de Dieu ; Cauchy, fervent catholique, disait que l’homme doit rejeter sans hésitation toute hypothèse qui est en contradiction avec la vérité révélée. Néanmoins, la croyance en Dieu comme architecte mathématicien de l’univers commençait à vieillir ». 125 En conséquence, au fur et à mesure que déclina la croyance de l’emprise divine sur l’ordonnancement de l’univers, le champ fut libre pour poursuivre les investigations sur la notion de vérité des lois mathématiques. Le tournant amorcé au milieu et fin 18ième siècle se confirma et le statut du vrai faiblît. Le vrai dans les mathématiques elles-mêmes fut d’autant plus à remettre en cause, du fait de la création des géométries non euclidiennes, par Gauss suivi de Lobatchevsky et Bolyai.

En effet, la question de savoir quelle géométries était plus vraie que l’autre ne pouvait tenir, puisque la géométrie non euclidienne pouvait s’utiliser pour décrire les propriétés de l’espace physique de façon aussi précise que le fait la géométrie euclidienne.

Néanmoins, cette question a le mérite d’induire une conséquence directe pour approcher la notion du vrai. Le vrai, dépend d’un contexte et donc n’existe plus en soi.

Si l’on suit Kline, on peut même observer qu’un grand scepticisme naquît quant à la notion de l’existence du vrai où « Il (Gauss) fut le premier savant à affirmer non seulement que cette géométrie était applicable, mais à reconnaître que nous ne pouvions plus être totalement assurés de la géométrie euclidienne ». 126 Il alla même plus loin, « celui-ci [Gauss] semble d’abord avoir tiré la conclusion qu’il n’existe de vérité nulle part dans les mathématiques. Dans une lettre adressée à Bessel et datée du 21 novembre 1811 il écrit « on ne devrait jamais oublier que les fonctions (d’une variable complexe), comme toutes les autres constructions mathématiques ne sont que nos propres créations et que quand la définition avec laquelle on a commencé cesse d’avoir un sens, on ne devrait pas en chercher un à tout prix, mais se demander ce qu’il est commode de poser de façon à ce que cette définition conserve sa signification ». 127 Ces propos ne sont pas sans rappeler ce que déclarait déjà Diderot aux alentours de 1753, à savoir que « les mathématiciens comme les joueurs se livrent à des jeux obéissant à des règles abstraites qu’ils ont eux mêmes crées. Leurs objets n’ont qu’une existence conventionnelle sans aucun fondement dans la réalité ». 128

Mais, selon «  la loi de conservation de l’ignorance » (Cantor) les propos de Gauss ainsi que les découvertes des géométries non euclidiennes de Lobatchevsky et de Bolyai eurent du mal à pénétrer les esprits des savants de l’époque et ce, durant au moins trente ans.

Comment ces géométries gagnèrent-elles donc leurs galons de vérités ? Max Planck déclare à ce sujet qu’« une vérité scientifique nouvelle ne triomphe pas en convaincant ses opposants, ni en les éclairant, mais bien plutôt parce que ses opposants finissent par disparaître et qu’une nouvelle génération naît et grandit dans la familiarité de cette idée ». 129 Ces derniers propos traduisent avant l’heure, le rôle majeur qu’exerce le paradigme. Englué dans ses certitudes l’esprit manquerait de clairvoyance et ne parviendrait donc pas facilement à discerner le vrai. Cela ébauche aussi l’idée que l’avènement du vrai exige un nouveau regard sur les choses. Cela amorce l’idée que la vérification n’assure pas une solide existence au vrai et que le changement paradigmatique consiste à diriger l’attention du côté de la réfutation. C’est du triomphe du doute de ce qui est tenu pour vrai que le vrai tire sa légitimité.

Se confirme donc de plus en plus nettement, la lancinante question de la localisation du vrai et de sa délimitation.

Il s’ensuit que les mathématiques commencent à ne plus être considérées comme un corps de vérités incontestables. L’essai de catégoriser ce qui pourrait être vrai, au sein même des mathématiques est envisagé.

Ainsi donc, dès le début du 19ième siècle une crise de (des) vérité(s) éclate. Durant environ deux mille ans les mathématiques n’avaient pas été remises en cause en tant que corps de vérités : le modèle unique d’analyse de l’espace physique reposait sur la géométrie euclidienne et résistait fort bien jusqu’au moment où les géométries non euclidiennes vinrent jeter un voile sur la notion même du vrai en ébranlant l’édifice mathématique tout entier.

On assiste donc à une crise interne des mathématiques, une crise au niveau de ses fondements en regard de l’interprétation de la nature en tant qu’espace physique. Crise qui introduisit le doute en posant les limites de l’efficacité de cette science à décrire la nature avec comme seul modèle, le modèle euclidien. La voie de la remise en cause des mathématiques sur le plan de la cohérence de ses propositions était désormais ouverte. Le doute atteignait cette notion de vrai.

Le déclin de l’emprise religieuse ainsi que les positionnements philosophiques par l’intermédiaire de Hume, Kant, Diderot, D’alembert et d’autres ouvrirent la voie aux critiques des mathématiciens pour questionner les fondements mêmes de la science mathématique.

Le vrai ne se conçoit plus en soi, mais devient contingent d’un contexte. L’ébauche du vrai en fonction de...subrepticement s’installe et l’on sent l’émergence d’un nouveau regard : le vrai n’est plus absolu, il ne peut être que local.

Récapitulation des idées fortes de la première moitié du 19 ième siècle:

  • Déclin de l’emprise divine sur l’essence du vrai
  • Emergence de la notion du vrai local de part la crise des fondements en mathématiques
Notes
123.

Cité par CHARNAY R.- Mathématiques et mathématiques scolaires - in Savoirs scolaires et didactiques des disciplines - Une encyclopédie pour aujourd’hui. Sous la direction de M. Develay. 1995. p.180.

124.

DAHAN - DALMEDICO A. et PEIFFER J. - Une histoire des mathématiques . Routes et dédales - Edition du Seuil - 1986.

125.

KLINE opus cit p. 137.

126.

Ibidem p. 161.

127.

GAUSS - WERK - Göttingen - 1870 1927 - vol. 8 . cité par KLINE M. p.157

128.

KLINE M. opus cit. p.138.

129.

Ibidem p. 164.