« La logique est l’art de se tromper avec confiance » ( Anonyme)
Les mathématiciens avaient semblé donner à leurs domaines une structure idéale. Les définitions jouissaient d’une bonne clarté. Les différentes parties des mathématiques paraissaient reposer sur des bases axiomatiques exactes. Les preuves valides s’étaient substituées à l’intuition ou aux observations empiriques. Même les différents principes de logique s’adaptaient apparemment aux différents type de raisonnements. Tout était bien dans le meilleur des mondes.
Mais il fut une fois, Peano, Frege, Russell qui mirent à jour encore et toujours des contradictions (au niveau notamment des ensembles infinis potentiellement ou en acte), ce qui prouvait que finalement, les axiomes eux mêmes pouvaient ne pas être consistants.
Des critiques s’élevèrent sur le fondement de la théorie des ensembles. Des critiques au point d’affirmer que cette dernière représenterait « un champ dans lequel rien n’est évident, dont les énoncés vrais sont souvent paradoxaux et dont les énoncés plausibles étaient faux » 139 . Il faut dire que Cantor, avec ses travaux, avait fait émerger des paradoxes que l’on pensait pouvoir être résolus avec les bases de l’époque.
Le paradoxe en mathématiques (nommé plutôt antinomie actuellement) a toujours eu un rôle moteur, en ce sens qu’il génère de nouvelles pistes.
Des paradoxes au sein de la théorie des ensembles établirent le constat qu’il n’y avait plus de vérité absolue. Ce à quoi Russell répliqua vertement « d’un tel scepticisme, les mathématiques sont une perpétuelle réfutation ; car leur édifice de vérités demeure inébranlable et inexpugnable à tous les assauts du cynisme dubitatif ». 140
Mais remontons aux débuts de l’aventure en retrouvant la chronologie dans l’affrontement des différents courants qui se sont succédés.
D’abord retentit le paradigme logiciste pour aller à l’assaut de la vérité des fondements mathématiques.
‘ Parole d’élèves.Pour rendre son caractère de vérité aux mathématiques, les savants entreprirent donc de résoudre les nouveaux paradoxes. Alors, la logique fut au centre du débat et les axiomes (de logique) fleurirent. L’axiome du choix qui stipule qu’étant donné un ensemble d’ensembles finis ou infinis, il est possible de choisir un objet dans chaque ensemble et de former un nouvel ensemble. L’axiome de réductibilité qui a un rapport avec le fait que tout ce qui implique les membres d’un ensemble ne doit pas être soi-même un membre de l’ensemble. Et enfin, l’axiome de l’infini qui instaurent l’existence des classes infinies.
Mais ce fut alors que naquirent d’autres controverses. « Les partisans de la thèse logiciste maintenaient que la logique utilisée dans les Principia Mathematica, représentait « la logique pure » ou la logique purifiée. D’autres ayant les trois axiomes controversés à l’esprit, mettaient en doute la « pureté » de la logique utilisée » 141 .
En conséquence la logique à elle seule ne pouvait être tenue pour critère de vérité « les critiques dont les philosophies logicistes furent l’objet influencèrent sans aucun doute sur la pensée ultérieure de Russell. Lorsqu’il commença son travail dans la première partie du siècle, il pensait que les axiomes de la logique étaient des vérités. Il abandonna cette idée dans l’édification de 1937 de ses principes de mathématiques. Il n’était plus convaincu que les principes de la logique étaient des vérités a priori et donc que les mathématiques l’étaient également ». 142 Donc le logicisme ne résout pas les paradoxes.
Voilà que la préoccupation essentielle quant à la consistance des mathématiques resta sans réponse et l’idée du vrai subit encore quelque préjudice. Russell lui même, dans ses Portraits de mémoire (1958 ) déclare ces propos : « je désirais la certitude de la même façon que les gens désirent la foi religieuse. Je pensais que la certitude pouvait être trouvée plus probablement en mathématiques qu’ailleurs. Mais je découvrais que de nombreuses démonstrations que mes professeurs espéraient me faire accepter étaient remplies d’erreurs et que, si la certitude devait effectivement être découverte dans les mathématiques ce serait dans un nouveau champ des mathématiques avec des fondations plus solides que l’on avait jusque là tenues pour sûres. Mais comme le travail avançait je me rappelais continuellement la fable de l’éléphant et de la tortue. Après avoir construit un éléphant sur lequel les mathématiques pouvaient se reposer, je trouvais l’éléphant chancelant et me consacrais à construire une tortue pour empêcher l’éléphant de tomber. Mais la tortue n’était pas plus sûre que l’éléphant et après quelque vingt années de très dur labeur, je parvenais à la conclusion qu’il n’est rien que je ne puisse entreprendre qui fasse des mathématiques un savoir indubitable ». 143
La contre attaque ne tarda pas et une autre tendance prit le relais. Avec la même détermination que le précédent. Le paradigme intuitionniste fit son entrée.
Il s’agit d’un courant diamétralement opposé à celui des logicistes bien qu’ayant la même visée. Etablir la vérité des fondements mathématiques non pas à partir de la logique, puisque celle-ci n’a pas fait ses preuves, mais à partir de l’intuition et de la déduction .
L’intuition désignée comme source du vrai et pas la logique car comme le déclare Kline « la logique appartient au langage. Elle fournit un système de règles qui permet la déduction d’autres connexions verbales ultérieures qui sont supposées communiquer des vérités. Toutefois ces dernières ne sont telles qu’après avoir été appréhendées et il n’est pas garanti qu’elles puissent être ainsi saisies. La logique n’est pas un instrument fiable pour découvrir les vérités et ne peut déduire aucune vérité qui ne puisse être obtenue tout aussi bien d’une autre façon [...] . La logique est un édifice verbal structuré mais guère plus » 144 .
La différence essentielle entre l’intuitionniste et le logiciste réside dans le fait que pour le premier, le concept n’est pas une idée indéfinie (comme cela est dans la théorie axiomatique), mais que l’intuition (indépendante de l’expérience), conçoit cette idée, la construit. L’intuition est garant de certitude car l’esprit s’y investit immédiatement et sûrement. Pour les intuitionnistes, les mathématiques « sont indépendantes du langage : les mots ou les relations verbales sont utilisés seulement pour communiquer des vérités. Les vérités mathématiques sont plus incorporées dans l’esprit humain que dans le langage. Le monde des intuitions mathématiques est opposé au monde des perceptions. C’est à ce dernier monde et pas celui des mathématiques qu’appartient le langage qui sert à la compréhension des affaires communes. Le langage évoque des copies d’idées dans l’esprit de l’homme à l’aide de symboles et de sons ». 145 On en arriva même à définir l’intuition naïve et l’intuition raffinée « qui n’est pas à proprement parler une intuition mais surgit d’un développement logique fondée sur les axiomes » 146 (d’où il ressort l’aspect construction).
Un des problèmes que posent les intuitionnistes c’est de savoir à quel point on peut penser sans l’usage des mots. Ce qui fatalement minimise, voire évacue, tout recours à des définitions claires et met en retrait la nécessité de la preuve comme caution de la vérité. En d’autres termes, cela soulève le débat, toujours actuel concernant le sens de l’existence. En mathématiques, l’existence a-t-elle besoin d’être mise sous une forme telle pour qu’elle puisse être significative c’est-à-dire remplie de sens ? Qui ou quoi caractérise l’existence, sa définition ou sa construction ?
Chemin faisant, il s’avéra que le paradigme intuitionniste avait aussi laissé en suspens la question de la consistance, et un troisième paradigme s’affirma.
Le paradigme formaliste et celui de la théorie des ensembles se substituèrent donc aux précédents.
Ecole de pensée conduite par Hilbert qui mit au centre du débat l’importance de la démonstration pour prouver la consistance des mathématiques. C’est au bout de la preuve que l’on trouvera le vrai. Hilbert n’était pas satisfait de ce qu’apportaient les logicistes et les intuitionnistes. Il reprochait au logiciste de faire un raisonnement circulaire quant à la justification des nombres entiers. Il critiquait aussi la manière de définir les ensembles à l’aide de leurs propriétés, ce qui entraînait l’utilisation de l’axiome de réductibilité par rapport auquel il était sceptique, et il discutait de l’appartenance de l’axiome de l’infini à la logique.
Par rapport aux intuitionnistes il fut beaucoup plus véhément car ceux-ci rejetaient le principe du tiers exclu ce qui était inconcevable pour Hilbert au point que dans un article de 1927 il déclarait que « ôter aux mathématiques le principe du tiers exclu reviendrait à, par exemple, proscrire le télescope à l’astronome ou au boxeur l’usage de ses points. Nier les théorèmes d’existence dérivés en utilisant le principe du tiers exclu revient à renoncer du même coup, à la science des mathématiques ». 147 Ce à quoi Weil concluait (1927 toujours) par : « ce point de vue (intuitionniste), que seule une partie des mathématiques classiques puisse être maintenue, est en fait amer, mais inévitable. Hilbert ne pouvait supporter cette mutilation ».
Hilbert chercha toute sa vie une théorie qui « est d’établir une fois pour toutes la certitude des mathématiques ». Hilbert y serait il parvenu ? Non, car « l’expérience a enseigné à la plus grande partie des mathématiciens que presque tout ce qui paraît solide et satisfaisant à une génération mathématique possède une chance non négligeable de voler en éclat sous l’examen minutieux et plus ferme de la génération suivante [...]. La connaissance quel que soit l’accord raisonnablement commun que l’on puisse imaginer sur les fondements des mathématiques, semble être inexistante [...]. La seule exposition des faits devrait suffire à établir le seul point, qui possède une signification pour l’homme, à savoir, que des experts également compétents se sont opposés et s’opposent aujourd’hui sur les aspects les plus simples de tout raisonnement qui élève la plus mince prétention, implicite ou explicite, à l’universalité, la généralité ou à emporter la conviction ». 148
La première moitié du 20ème siècle a-t-elle apporté quelque assurance sur la vérité des fondements mathématiques ? Globalement non. Chaque école de pensée a essayé de bâtir sa théorie de façon à pouvoir surmonter des paradoxes, et à instituer des fondements vrais. Mais LA vérité reste hypothétique puisque toutes les différentes écoles n’ont point trouver de consensus.
Donc l’idée de vérité locale, de validité intra système de pensée se renforcent et les esprits semblent de plus en plus convaincus qu’il n’y a pas de vérité universelle même en mathématiques, puisque « la science qui en 1800 en dépit de son développement logique était saluée comme la science parfaite, celle qui établit ses conclusions par un raisonnement infaillible et indubitable; la science dont les conclusions sont, non seulement infaillibles, mais des vérités concernant notre univers, est, comme certains le soutiendraient, des vérités dans tous les mondes possibles, avait non seulement perdu toute prétention à la vérité mais était aussi entachée du conflit des écoles fondationnelles et des prétentions quant à savoir quels étaient les principes corrects de raisonnement. La gloire de la raison humaine était au supplice ». 149
KLINE opus cit. p. 374.
Ibidem p. 401.
Ibidem p. 417.
Ibidem p. 417.
Ibidem p. 419.
Ibidem p. 431 et 432.
Ibidem p. 431.
Ibidem p. 442.
Ibidem p. 449.
BELL E .T - 1930 - cité par KLINE M. p. 470.
Ibidem p. 469.