3. Conclusion : l’idée du vrai et son rapprochement entre les mathématiques et les sciences empiriques.

La référence à Tarski, de la part de Popper, pour envisager la notion de vrai est intéressante à noter, puisqu’il la fonde à l’origine, en entretenant une proximité avec le domaine de la logique : on se souvient alors du courant logiciste en mathématiques qui fut également interpellé pour résoudre le problème de la consistance des mathématiques (en vain).

Néanmoins, la conception poppérienne du vrai met en avant la notion de fait, qui demande à être interpellée dans le domaine des mathématiques. D’après sa définition en épistémologie, le fait est un objet que construit une science. En conséquence, le fait existe aussi bien dans les deux champs. Il est donc permis de penser que cette conception poppérienne peut avoir du sens également dans le champ des mathématiques. Néanmoins, du point de vue de la nature des faits il n’y a pas vraiment de corrélation entre le fait des sciences empiriques et celui des mathématiques. Ni du point de vue du traitement des faits (objets) entre les deux domaines. Le vrai, dans les sciences empiriques trouvent sa légitimité en accord avec les degrés de similarité qu’il entretient avec le réel. Ce qui n’est pas le cas du vrai en mathématiques qui, par le biais de la modélisation représente rationnellement la nature mais ne la décrit pas. De sorte que le vrai mathématique est contingent de règles et méthodes appartenant au modèle mathématique lui-même.

En outre, Popper dépasse cette idée de vérisimilarité qui entretient trop de proximité avec l’idée de vérification pour s’orienter vers l’idée de vérité objective, qui elle, introduira la réfutation comme critère de l’accès à l’idée de vérité. Il le suggère dans ce passage, « ainsi, l’un des grands avantages attachés à la théorie de la vérité objective ou absolue est qu’elle nous permet de dire - avec Xénophane - que nous recherchons la vérité mais que nous pouvons ignorer l’avoir trouvée, que nous n’avons pas en notre possession de critère de vrai mais sommes néanmoins guidés par l’idée de vérité comme principe régulateur (ainsi que Kant ou Peirce eussent pu le dire), et que, même s’il n’existe pas de critères généraux permettant de reconnaître la vérité - si ce n’est peut être la vérité de type tautologique -, (il y a comme je l’expliquerai) des critères pour apprécier les progrès vers la vérité ». 162

Donc, afin de vouloir légitimer la vérité, Popper lui accole l’adjectif objectif et ce terme renvoie à l’idée de critique. Il n’est pas érigé comme conférant une espèce de crédibilité en matière de vrai. Le vocable objectivité ne qualifie pas un fait, mais renvoie à une démarche susceptible de tendre vers le vrai.

De sorte que l’on peut à nouveau entrevoir une proximité avec le vrai mathématiques et le rôle que joue le contre-exemple : est vrai ce qui résiste au contre-exemple. Lors, l’idée de critères susceptibles d’éclairer l’accès au vrai fait son apparition.

Popper fait allusion aux critères pour apprécier des progrès de l’idée de vérité. Là encore, il y aurait de la résonance entre les deux types de sciences pour aborder cette question de la reconnaissance du vrai, tant on observe des phases communes pour essayer d’établir, soit des autorités, soit des critères afin de garantir du vrai .

Au commencement, il y eut la phase religieuse : Platon définissait les autorités divines ou mythologiques comme garant du vrai. Sur le plan de l’origine du savoir c’était Zeus qui incarnait la source de la sagesse ou bien encore il revenait à la déesse Diké de représenter la gardienne de toute vérité. Plus tard Dieu remplaça Zeus .

Puis il y eut la vague de l’empirisme, de l’intuition ou de la déduction : Pascal, Descartes, Leibniz, farouches défenseurs de l’accès au vrai soit par le cœur, l’intuition, et la raison.

Plus tard, le « positivisme classique » incarné par A. Comte et qui, bien qu’il conçut qu’il existât une influence certaine de la société sur les modes et contenus de pensées, défendait cependant la production de savoirs « positifs » à partir d’une observation méticuleuse et « sans préjugés des faits », reconnaissant une « unité méthodologique de la science », garant de l’accession au vrai.

Vint enfin la phase du langage et du raisonnement : période particulièrement riche en rebondissements pour les mathématiques associée parallèlement à la méthode de Claude Bernard pour les sciences empiriques (méthode expérimentale comme l’équivalent d’une construction logique de démarches).

Mais il n’en reste pas moins que le raisonnement hypothético-déductif est toujours le seul valide en mathématiques (pour se lancer à la recherche du vrai) tandis que les sciences empiriques bénéficient en outre de la caution du raisonnement inductif (encore que sur ce point, il n’y ait pas unanimité en mathématiques, puisque Poincaré établit une analogie entre le raisonnement par récurrence et l’induction ordinaire). Soit.

Du point de vue des visées, dans les sciences empiriques, Popper affirme le caractère humano-social du vrai dans ce champ mais est-ce l’apanage des sciences empiriques ?

Certes en mathématiques, la visée du vrai ne dépend-elle pas de conception du vrai selon deux points de vue épistémologiques différents ? L’épistémologie internaliste et l’épistémologie externaliste ? La première consiste à penser que les mathématiques seraient des vérités ou pourraient être sources de vérités dans la mesure où cette science poserait et réussirait à résoudre les propres problèmes de la matière. L’accès au vrai se finalise par la croissance interne et la fabrication de la propre histoire des mathématiques. La seconde au contraire, place les mathématiques comme une composante de la science et les vérités qu’elle permettrait d’élaborer viseraient à donner des réponses à des problèmes posés en dehors d’elles mêmes. Autrement dit, les finalités du vrai ne seraient-elles pas en relation avec le débat qui consiste à dissocier les mathématiques en deux clans, les tenants des mathématiques pures et les tenants des mathématiques appliquées ? Si tant est que cette disjonction puisse tenir.

Chemin faisant, en se ralliant au point de vue de Popper pointe la certitude, aussi bien en mathématiques qu’en sciences empiriques, qu’il n’existe pas de critères universels qui puissent être définis pour parvenir au vrai dans l’absolu. « En conséquence, si la cohérence et la consistance ne sont pas des critères de vérité, pour la simple raison que même des systèmes dont on peut établir la cohérence peuvent en réalité être faux, l’incohérence ou la non consistance sont des preuves effectives de fausseté. Ainsi, la chance aidant, nous serons en mesure de découvrir la fausseté de certaines de nos théories ». 163 Autrement dit, il est possible de dire quand c’est faux mais il est difficilement possible de dire quand c’est vrai. Et la norme de surgir accolée à l’influence du paradigme (Khun) dans la recherche du vrai.

Donc, dans les sciences empiriques c’est la réfutation par les faits qui anéantit une vérité et en mathématiques c’est le paradoxe qui invite à repenser une théorie. A nouveau, il existe un caractère commun entre ces deux types de sciences dans le moyen qu’elles ont de progresser vers la recherche du vrai avec l’idée que la vérité scientifique n’est pas dans la confirmation mais dans la réfutation. Et Popper insiste « ce n’est cependant pas cet admirable déploiement déductif du système qui confère à une théorie son caractère rationnel ou empirique, mais le fait que nous pouvons en entreprendre l’examen critique, c’est à dire procéder à des tentatives de réfutations et, notamment, soumettre celle-ci à des tests d’observation et le fait aussi que, dans certains cas, une théorie soit en mesure de résister à ces critiques et à l’épreuve des tests en particulier de ceux qui ont présidé à la ruine de ses devancières mais aussi d’autres tests plus rigoureux encore. C’est dans le caractère rationnel du choix qui fait adopter la nouvelle théorie plutôt que dans le développement de celle-ci que réside la rationalité de la science » 164 .

A ceci près, qu’en mathématiques, la réfutation n’est pas expérimentale, à cause de la différence de nature des faits entre les deux sciences. De plus, la réfutation d’une théorie

intervenant par la mise en évidence d’un paradoxe ou par la donnée d’un contre exemple qui « n’aurait pas le caractère définitif d’une réfutation expérimentale. Le mathématicien aurait toujours le loisir de s’en émanciper en changeant les axiomes. Autrement dit, pour Popper, il y a des contradictions possibles en mathématiques ; mais elles sont de nature interne, c’est-à-dire logiques en définitive ». 165

Cela met en évidence que le vrai est fort dépendant des prémisses du départ et qu’en mathématiques (au niveau interne) il sera toujours possible d’ajuster le vrai. Ce qui accentue le caractère quelque peu fragile de cette idée du vrai et qui égratigne sérieusement son statut absolu que d’aucuns voudraient lui conférer. Cette citation rectifie une certaine étiquette souvent collée à l’image des mathématiques, comme le déplore Michel Authier que nous suivons, lorsqu’il regrette « et les mathématiques apparaîtront comme l’archétype de la connaissance limpide, le paradis des vérités cristallines...». 166

Ne peut-on pas voir également l’ébauche d’une distanciation réduite entre sciences « formelles » et sciences « empiriques » voire « humaines » en ce sens que, si les mathématiques sont formelles car visant à modéliser le monde et non pas à le représenter de manière réelle, il n’en reste pas moins vrai, que comme les autres types de sciences, elle est au service de l’homme. Il n’y a qu’à se rappeler des balbutiements de cette discipline pour s’en convaincre : ce sont bien des motivations purement pratiques liées aux conditions de vie de l’homme qui ont poussé certains à trouver des solutions concrètes (recherche de vérités) dans un but complètement pragmatique. En conséquence, ce qui ressort tout particulièrement c’est que le vrai touche deux champs : celui du juste avec l’empreinte de la logique car c’est de la pertinence des méthodes de recherche que naîtra l’efficacité ; et celui du bien avec l’empreinte de la morale : ces recherches du vrai se veulent contribuer au bien être de l’homme.

En somme, il semblerait que les mathématiques s’isolent de plus en plus au niveau du savoir savant mais parallèlement, dans l’enseignement, le programme des statistiques de collège devient de plus en plus développé : d’un côté les « math pures » (sphère où l’homme est absent ; la préoccupation des chercheurs étant d’ordre interne) tiennent le devant de la recherche et sur le terrain, c’est une tendance vers les « math appliquées » (plus interprétatives des phénomènes humains) qui avance de plus en plus (le discours institutionnel répétant également avec force qu’il faut introduire le raisonnement avec prudence et se garder de tout formalisme excessif). L’enseignant est donc dans une situation conflictuelle . Mais cette dichotomie a-t-elle un sens ? Les « mathématiques appliquées » ne tirent-elles pas leur raison d’être des « mathématiques pures » et ces dernières ne sont-elles pas une réalité dont l’existence tire sa légitimité des problèmes qui surgissent dans les « math appliquées » ? Le fait d’enseigner une science « formelle » n’éloigne t-il pas l’enseignant de l’homme ? « La science véhicule une éthique de l’effacement ou du gommage du sujet individuel empirique : le scientifique ne peut raisonner selon sa subjectivité propre individuelle ». 167 Mais dans le même temps, être attaché à l’idée du vrai c’est chercher le « bien des phénomènes naturels » donc la présence de l’homme n’est pas évacuée. 

Notes
162.

POPPER K. opus cit. p.335.

163.

Ibidem p. 335.

164.

POPPER K. opus cit. p. 328.

165.

JOSHUA S. et DUPIN J.J. - Introduction à la didactique des sciences et des mathématiques - Edition P.U.F. 1993. p.36.

166.

AUTHIER M. - Archimède : le canon du savant - in - Eléments d’histoire des sciences. dirigé par SERRES M. Edition Bordas - 1989 - p. 119.

167.

FOUREZ G. La construction des sciences - Edition De Boeck Université. 1988 p. 38.