Première conséquence : notre vision du déplacement de l’enseignement de la preuve.

Institutionnellement parlant, si l’on s’interroge sur le référent de tout professeur de mathématiques, les instructions officielles tiennent la première place. Au chapitre précédent, nous avons analysé la forme et l’esprit de ces dernières en regard spécifiquement de l’objet qui nous concerne, c’est-à-dire la question de l’enseignement de l’idée du vrai et nous en avons pointé les contradictions internes.

Parmi les recommandations figurent deux options dont nous nous emparons. La première s’énonce ainsi : « poursuite du développement des capacités de découverte et de démonstration, mises en œuvre en particulier dans des situations non calculatoires » (pour la classe de 4ième).

Le mot poursuite oriente la pensée vers le fait que cette préoccupation à prouver se manifeste très tôt en collège. Certes dès la sixième, l’introduction à l’entraînement au raisonnement déductif est réellement mentionnée. Cependant, ce vers quoi l’on invite l’enseignant, relève plus du registre des attitudes que de celui qui l’inciterait à organiser un travail réel autour de la question du vrai. L’orientation des instructions officielles penche du côté de la performance (à faire produire aux élèves) à savoir, « démontrer », et non pas vers la compréhension des fondements de l’activité de démonstration. Il s’agit d’initier les élèves à manipuler la preuve tout en faisant l’économie d’une réflexion autour de ce que véhicule l’idée de preuve.

En d’autres termes, il nous semble que les textes invitent à utiliser un outil sans postuler la nécessité de s’interroger sur l’objet du savoir en jeu, c’est-à-dire la question du vrai en mathématiques. L’exhortation à « entraîner les élèves à l’activité scientifique » qui est bien la deuxième injonction que prône les instructions officielles n’apporte guère un regard éclairant à ce sujet.

Ainsi donc verrions-nous la nécessité de dépasser cet enseignement de la preuve en tant que savoir-outil pour le compléter par un enseignement de la question du vrai comme savoir objet pour emmener les élèves à vivre des situations mathématiques au cours desquelles « ils cherchent à saisir de quel problème ils se sont investis, quelle est la nature profonde des objets qu’ils ont construits, quel degré de certitude ils peuvent ou non attribuer aux raisonnements qu’ils parviennent à élaborer ». 227

Nous postulons donc que l’entraînement à démontrer ne peut se dissocier d’un travail qui comprendrait quatre axes :

  • discuter du mode d’accès au vrai : sur quoi repose tout raisonnement ? (rôle des prémisses assumées ).
  • élaborer les caractéristiques de l’idée du vrai (prise en compte de l’historicité à propos de l’idée de vérité).
  • penser le rôle de l’homme par rapport à l’idée du vrai (mise en évidence de la notion de consensus social).
  • se pencher sur les intérêts liés à l’idée du vrai (question du rapport au vrai et question d’éthique).

Selon nous, les mathématiques devraient initier au mieux aux capacités de discernement de l’individu de façon à ce qu’il soit en mesure d’être son propre penseur après qu’il ait pu rassembler et sélectionner des connaissances en les faisant passer au crible de son raisonnement.

L’enseignement des mathématiques irait donc de pair avec l’émergence de « l’honnête homme d’aujourd’hui », celui pour qui il est bon de veiller à faciliter son émancipation. Car, cet enseignement s’identifie à « l’éducation [qui] est l’action susceptible d’aider à l’émergence de l’altérité dans une relation de parité asymétrique, tant le processus de l’éducation (le comment éduquer) n’est pas indépendant du produit de cette éducation (le pour quoi) ». 228

Autrement dit, enseigner les mathématiques ne serait pas rationaliser à la place de l’élève, mais bien enseigner à l’élève le comment faire pour raisonner, en lui permettant de discuter de la rationalité spécifique des mathématiques. Ce serait créer un espace de liberté adéquat à l’esprit de chacun. Enseigner l’esprit critique, ce qui inciterait à faire vivre les mathématiques comme une science et non comme un dogme (au sens poppérien). Accentuer le rôle du débat quant aux principes mêmes sur lesquels repose l’édifice mathématique, pour discuter des principes de validation et des statuts particuliers des postulats et axiomes au sein des mathématiques nous paraîtrait fort salutaire pour la santé de l’esprit et permettrait à notre avis de se méfier du démon de la procédologie (expression empruntée à Brousseau qui fait référence au poids de tous les mécanismes, procédures et recettes au sein de la résolution de problème, au point de ne plus discerner l’objet de l’enseignement).

En résumé et pour faire écho à ce que J. Lalanne 229 définit pour les sciences (expérimentales) nous avançons qu’en ce qui concerne les mathématiques, il s’agit de développer chez les élèves «la maîtrise et la fonctionnalité des concepts», de leur apprendre à adopter «des processus de recherche» et nous ajoutons également que l’enseignement devrait viser à leur faire apprécier la limite des concepts au sein des mathématiques (dans notre cas celui de la notion de vrai).

Afin d’exemplifier ce que nous semblons ériger en doctrine (relativement à notre conception des finalités de l’enseignement des mathématiques) et de manière à illustrer nos propos en rapport direct avec notre recherche, nous reviendrons de façon plus pragmatique par la suite sur les grands axes de travail permettant de penser l’enseignement de l’idée du vrai autrement. Ces axes de travail sont en cohérence avec nos finalités afin de parvenir à établir une congruence entre faire des mathématiques et comprendre le monde par l’intermédiaire de l’idée du vrai : nous nous soumettrons à cet exercice prochainement.

Le modèle constructiviste et interactionniste associé aux conséquences qui en découlent ont permis d’expliciter ce sur quoi reposait notre conception de l’apprentissage. Avant d’abandonner ce point particulier, nous citons longuement, en guise de conclusion et pour clarifier ce que nous venons de présenter les trois points de repère auxquels fait référence M. Develay pour caractériser les apprentissages scolaires :

‘« ...apprendre, c’est trouver du sens dans une situation d’enseignement.’ ‘Une situation d’enseignement est une situation en attente de sens pour celui qui apprend. Ce n’est qu’à la condition d’investir du désir et d’être motivé par cette situation qu’un apprentissage est possible. Pour savoir, il faut avoir envie d’apprendre.’ ‘...apprendre, c’est maîtriser une habilité.’ ‘Au terme de l’apprentissage, l’apprenant est capable d’une performance nouvelle dont il n’était pas capable au début de l’apprentissage. Apprendre, c’est savoir, pour faire ou parvenir à être, cette maîtrise n’étant assurée que si elle est transférable à de nouvelles situations. Apprendre, c’est comprendre pour pouvoir agir dans d’autres situations.’ ‘...apprendre, c’est créer des ponts cognitifs entre des éléments de savoirs isolés.’ ‘(...)l’apprentissage réussi est celui qui établit des ponts avec d’autres éléments de savoirs possédés antérieurement. Apprendre, c’est relier et non isoler, c’est donc progressivement accéder à une culture qui traduit la cohérence de ces liens... » 230

Notes
227.

LEGRAND M. - La dialectique outil - objet et les jeux de cadres - proposés par R Douady - opus cit. p. 241.

228.

DEVELAY M. - Propos sur les sciences de l’éducation - Réflexions épistémologiques - Edition ESF .2001. p. 32.

229.

LALANNE J. in Aster n° 1 - Apprendre les sciences - 1985. p. 155

230.

DEVELAY M. - Peut-on former les enseignants ?- Edition ESF. 1994. p. 25