1. Les idées fortes.

Comme « il n’est pas nécessaire de se poser des questions sur les causes tant que l’on n’a pas d’abord prouvé l’existence de l’effet » 334 , nous avons débuté notre recherche en recensant des observations mettant ainsi en exergue des représentations du vrai, des enseignants et des élèves afin de poser le problème des conditions de l’enseignement de l’idée du vrai. Nous usons du terme de condition (et pas de cause) dans son acception kantienne. La condition comme possibilité (au sens d’une condition a priori) mais teintée d’une dimension hégélienne qui introduit le lien entre condition et effectivité d’un phénomène.

Donc, se tourner vers les conditions de l’apprendre (versus kantien) réclame que soit dépassée l’illusion de la transmission du (des) savoir(s) par laquelle « les apprenants restent les destinataires d’un produit fini qu’ils n’ont pas contribué à construire et avec lequel ils ne sont donc pas entrés en relation » 335 .

Parti pris théorique qui insiste sur la démarche de construction du savoir en posant « qu’apprendre est donc un processus de construction autonome où chercher constitue une condition essentielle à l’élaboration cognitive : dépasser les conceptions antérieures, découvrir la réalité de l’objet, développer des activités mentales adéquates, établir une discontinuité entre la connaissance commune et la connaissance scientifique pour construire de nouveaux concepts » 336 . Et nous nous somme déjà exprimée à propos de cette condition a priori : si elle était nécessaire elle ne saurait être suffisante.

Une autre condition doit donc se juxtaposer à la précédente : dans l’enseignement, ne pas transiger sur ce qu’est la science (en particulier, les sciences mathématiques). Renoncer au mode de connaissance du sens commun. J.P. Astolfi traduit bien ce point de vue que nous défendons également, lorsqu’il montre que si nous préférons souvent la logique naturelle à la logique formelle, le problème n’est pas « qu’il faille remplacer l’une par l’autre, comme si la seconde était hiérarchiquement supérieure à la première. Il faut plutôt élargir l’éventail et donner à chacun l’expérience des changements de regards » 337 . Se saisir de la question du vrai pour susciter chez l’élève une « conversion » 338 où l’acte du désapprendre traduirait précisément l’acte d’apprendre 339 d’autant plus que « croire que l’habileté [à résoudre] se développe spontanément en faisant résoudre des problèmes machinalement tient de la pensée magique. Les difficultés rencontrés chez les élèves qui ont pourtant été soumis à plusieurs problèmes durant leur formation est éloquente à cet égard » 340 .

S’impose alors, que l’on questionne obligatoirement l’image des mathématiques véhiculées par l’enseignement traditionnel (qui a du mal à réfracter que la personne construit d’autant mieux ses savoirs que son sens est interpellé) et que l’on s’attarde sur le rapport au savoir que cela implique chez l’élève (et chez l’enseignant).

En effet, nous déplorons que le traitement du vrai, sous la férule du professeur de mathématiques, ait tendance à rappeler la position minoritaire qu’occupent les constructivistes puisqu’ils « appartiennent à une race peu répandue, dont le statut dans le monde mathématique semble celui d’hérétiques tolérés entourés de membres orthodoxes d’une église établie » 341 . Et pourtant, P. Trabal montre bien combien le cours de mathématiques est un champ de bataille dans lequel la science est en jeu où « l’arme décisive » n’est autre que l’enseignant lui-même. De sa position, de sa conviction à la tenir, de ses pratiques ajoute t-il dépend le sort de l’enseignement scientifique.

Ainsi soutenons-nous une position qui donne à voir aux élèves un enseignant qui ne se pense pas comme le gardien du temple d’un univers uniquement accessible aux esprits éclairés, éloigné des hommes dont il veut se marginaliser. Position qui ne méconnait pas que «d’instrument de connaissance qu’elle était d’abord essentiellement, la science est donc devenue aussi instrument de force » 342 mais qui, au contraire, s’empare de cette réalité pour méditer la nature de la force qu’un enseignement peut potentiellement engendrer.

Position qui laisse de côté l’enseignant versus diffuseur de connaissances qui traduirait un renoncement à enseigner la science, en privilégiant le comment faire, au détriment d’une réflexion sur les limites du sens commun. Et c’est adossée à cette perspective, que nous pensons avoir montré les effets que pouvaient induire la nécessité de travailler l’idée du vrai autrement que par l’entraînement systématique à prouver.

Maintenir les exigences d’un enseignement dont la finalité n’est pas seulement de faire ingurgiter à l’élève des connaissances utiles simplement pour accéder à la classe supérieure. Ne pas transiger sur ce qu’est la science, en contribuant à faire admettre la nécessité de la preuve sous couvert de l’étude des limites que cet outil détient en lui-même pour que « les élèves fassent en classe autre chose que leur « métier », en essayant de s’en tirer a minima » 343 . Pour que les cours de mathématiques, ne se satisfassent plus de la « monstration » qui génèrent des propos d’élèves (contenus dans la thèse de J. Pereira 344 ) tels que : « on apprend et on fait le test, nous allons à l’école pour faire le test » ou encore « quand on nous donne la formule on nous vole tout ».

De fait, « à quoi voulez-vous qu’il pense quand vous pensez à tout pour lui ? » 345 . Et des voix plus contemporaines de s’élever aussi contre le modèle dominant d ‘enseignement des mathématiques, que nous pourrions reprendre à notre compte même dans l’enceinte de l’enseignement en collège, en martelant « jusqu'à quand les pauvres jeunes gens seront-ils obligés d’écouter ou de répéter toute la journée ? Quand leur laissera-t-on du temps pour méditer sur ces amas de connaissances, pour coordonner cette foule de propositions sans suite, de calculs sans liaisons...On enseigne minutieusement des théories tronquées et chargées de réflexions inutiles... Aussi qu’arrive t - il ? L’élève est moins occupé de s’instruire que de passer son examen » 346 . Et pourtant, savoir c’est être et non avoir. Savoir c’est agir et ne pas modéliser même si agir implique de le faire.

Dès lors, nous faisons nôtre le point de vue qui considère que « pour que je connaisse un objet, il faut que je connaisse non pas nécessairement ses propriétés externes mais toutes ses propriétés internes » 347 . D’où notre insistance à défendre un travail qui pose comme objet le « ce sur quoi repose l’idée du vrai » en mathématiques, pour introduire une rupture à cet enseignement où « il s’agit de prouver, de démontrer et [où] l’art du doute n’y est pas très développé » 348 . Et si nous accordons tant d’importance au travail sur la nature des fondements de l’idée du vrai c’est que comme l’écrit B. Latour, « le savoir rationnel porte sur l’essence des phénomènes » 349 tout en gardant à l’esprit que « la vérité, avant de caractériser un énoncé ou un jugement consiste en l’exhibition de l’être » 350 .

Alors, dans la question du vrai en mathématiques qui joue un rôle fondamental ? Tirer l’enseignement des mathématiques du côté « du fait que les propositions des mathématiques puissent être prouvées, ne signifie rien d’autre si ce n’est que leur justesse est reconnaissable sans que ce qu’elles expriment ait besoin d’être comparé soi-même aux faits quant à sa justesse » 351 . Avec l’optique que « les sciences sont relativistes de part en part. Apprendre à établir des relations, à construire des équivalences, à passer par transformations d’un point de vue à un autre, voilà en quoi consiste depuis toujours le relativisme qui ne saurait se réduire au ridicule adage « tous les points de vue se valent » » 352 .

Notes
334.

LATOUR B. - La science en action - Edition Gallimard. 1989 . p. 445.

335.

AUMONT B. et MESNIER P. M - L’acte d’apprendre - Edition PUF . 1992 . p.27.

336.

Ibidem p. 182.

337.

Dans la préface de « La violence de l’enseignement des mathématiques » opus cit. p.11

338.

BACHELARD G. - Philosophie du non - Edition PUF. 4ième édition. 1994. p. 8.

339.

REBOUL O. - Qu’est-ce-qu’apprendre ? - Edition PUF. 7ième édition. 1997. p.198.

340.

POIRIER - PROULX opus cit. p.78.

341.

TRABAL P. opus cit. p.50.

342.

LEIF J. - Philosophie de l’éducation - Inspirations et tendances nouvelles - Edition Delagrave . 1967 . p. 98.

343.

ASTOLFI J.P. Dans la préface de « La violence de l’enseignement des mathématiques » opus cit. p.11

344.

PEREIRA J. - Des critiques des élèves sur les savoirs scolaires à une réflexion pédagogique interdisciplinaire - Thèse N. R. Nantes 1997.

345.

ROUSSEAU J. J. - Emile p. 119 - cité par LEIF J. in Philosophie de l’éducation - Pédagogie générale - Edition Delagrave. 1970 . p. 290.

346.

MELA J. F. - Objectifs de la formation scientifique - Actes du colloque de l’Ecole Polytechnique. 1991. p. 98.

347.

WITTGENSTEIN L. - Tractatus logico-philosophicus - Edition Gallimard . 1961. p. 31.

348.

MELA J. F. opus cit p.103.

349.

LATOUR B. opus cit. p.442.

350.

LEVINAS E. - Autrement qu’être ou au-delà de l’essence - Edition Martinus Nijhoff. 1978. p.43

351.

WITTGENSTEIN L. opus cit. p.97.

352.

LATOUR B. opus cit. p.15 et 16.