2. Au cœur de l’exigence de l’action didactico-pédagogique.

Déjà dans les décennies quatre-vingts pouvait-on lire « c’est donc, comme nous l’avons indiqué, contre les excès d’un recours exclusif à l’intelligence verbo-conceptuelle, à la logique formelle, à un rationalisme métaphysique, dogmatique, desséchant, que réagissent l’éducation et la pédagogie rénovées, parce qu’elles estiment, à juste titre, que c’est l’être total qui doit se trouver concerné par leurs projets et leurs entreprises, et qu’une formation purement intellectuelle est une formation incomplète » 353 . Rappel à l’ordre de la finalité de l’acte d’enseignement qui se doit de naviguer entre les pôles intellectuel et humain. Et c’est bien de cela dont il faut discuter.

Quel impératif catégorique, au sens kantien serait au cœur de l’exigence du dépassement de l’action didactico-pédagogique à proprement parler, qui concilierait l’approche « du mathématicien [qui] s’intéresse à la trajectoire d’un projectile à travers l’équation qu’il trouve pour la définir [avec celle de l’homme pour qui l’intérêt et la valeur de la trajectoire résident] dans l’inquiétude du danger, ou la mort qu’elle peut causer ? 354 .

A quelle fin le travail sur la question du vrai en mathématiques doit-il se soumettre ? Quel intérêt pour l’élève de comprendre le rôle et le statut d’une hypothèse ? Tout ce questionnement est abordé dans la dimension du singulier comme pour mieux accentuer sa résonance idéale afin que la réflexion spéculative puisse se mettre en route. Car un tournant est négocié, celui de penser la finalité de l’action didactico-pédagogique sur le petit d’homme, citoyen scolaire mais non moins social tant « il est impossible de penser la pensée dans une perspective égologique, et finalement donc, de penser l’être en ignorant le social » 355 .

Il ne faut pas voir, bien entendu, dans cette volonté de travailler la question du vrai en collège une panacée, un remède à tous les maux mais simplement une orientation pour que les cours de mathématiques parviennent à « instaurer un autre rapport entre le discours de l’Autre et le discours du sujet » 356 . Donc, que l’enseignement des mathématiques (à travers la question du vrai) contribue à la domination du conscient sur l’inconscient. Autant dire qu’il participe au développement de la pensée autonome « si le problème de l’autonomie est que le sujet rencontre en lui-même un sens qui n’est pas sien et qu’il a à le transformer en l’utilisant ; si l’autonomie est ce rapport dans lequel les autres sont toujours présents comme altérité et comme ipséité du sujet - alors l’autonomie n’est concevable, déjà philosophiquement, que comme un problème et un rapport social » 357 . Entretenir une corrélation entre la nécessité de réfléchir au traitement du vrai en collège et le concept d’autonomie c’est alors postuler que d’une part, l’idée du vrai ne peut se construire à l’insu de l’implicite et que d’autre part, la pensée autonome ne se développe pas en dehors de toute contrainte didactique.

A l’inverse de la pensée dogmatique la pensée autonome se construit face à « une confrontation féconde à une difficulté imposant une remise en cause des acquis antérieurs [non renoncement à l’utilisation] de l’effet dynamisant du contact avec la difficulté qui est souvent à l’origine d’une restructuration par l’élève de son propre savoir » 358 .

Mais, au concept d’autonomie suivant Castoriadis, tout teinté d’une nuance psychanalytique, nous juxtaposons l’idée d’émancipation démocratique qui tout en prolongeant la dimension sociale introduit une dimension plus politique. A l’instar de Rosa Luxembourg qui déclara que « si toute la population savait, le régime capitaliste ne tiendrait pas 24 heures » 359 , nous prétendons que le savoir a une portée qui le dépasse.

Travailler la question du vrai avec les élèves conduit sans doute à améliorer des compétences dans le champ scolaire mais ouvre d’autres horizons que cette simple vocation à respecter un contrat didactique tant « le savoir et le vouloir ne sont pas pure affaire de savoir et de vouloir [car] on n’a pas affaire à des sujets qui ne seraient que volonté pure d’autonomie et responsabilité de part et d’autre [...]. Ce n’est pas seulement que la structure sociale est « étudiée pour » instiller dès avant la naissance passivité, respect de l’autorité, etc. C’est que les institutions sont là, dans la longue lutte que représente chaque vie, pour mettre à tout moment des butées et des obstacles, pousser les eaux dans une direction, finalement sévir contre ce qui pourrait se manifester comme autonomie » 360 .

Le travail de réflexion sur l’idée du vrai en mathématiques se conçoit dans l’optique d’apporter aux élèves des instruments intellectuels pour qu’ils puissent faire face à des questions (hors champ mathématique) qui ne manqueront pas de leur être posées.

Non pas pour raviver le projet d’une conception purement scientifique du monde, non pas pour entretenir l’illusion que les mathématiques permettent d’accéder à une maîtrise rationnelle des relations humaines, mais pour « pousser les eaux » du côté d’une image des mathématiques qui ne serait plus « un instrument de puissance et une réserve de certitudes, [et où] son enseignement [ne viserait plus] essentiellement à la maîtrise technique qui récompense souvent non les esprits les plus inventifs mais les plus dociles » 361 .

Ainsi donc les cours de mathématiques doivent-ils se méfier de la dérive instrumentale qui ne doterait l’élève que de procédures, parades infaillibles à tout questionnement sur l’idée du vrai. Un enseignement des mathématiques attentif à la question du vrai, résolument soucieux d’outiller conceptuellement l’esprit, et enveloppé de sa parure scientifique, sert aussi (et avant tout) à questionner la chose, le monde, la pensée. Car « enseigner les sciences, cela se résume-t-il à transmettre la plus grande quantité de connaissances établies, au risque de figer théories et concepts ? N’est-ce pas plutôt à l’esprit de la recherche qu’il convient de faire accéder le plus grand nombre d’élèves ? Et l’essentiel n’est - il pas de faire saisir aux étudiants ce que sont les démarches intellectuelles qui permettent d’acquérir toujours de nouvelles connaissances ? Ne doit-on pas, au premier chef, initier les jeunes esprits à une certaine manière de s’y prendre avec l’inconnu, de s’ouvrir à l’imprévu, laquelle distingue la pensée scientifique des autres formes de pensée ? » 362 . En somme, questionner le sens du vrai en mathématiques pour former aussi bien des « agitateurs d’idées que des travailleurs de la preuve », selon la référence bachelardienne.

Lors, il ne s’agit plus d’endoctriner ou de favoriser cette prosternation devant la déesse « vérité mathématique », mais bien de susciter l’interrogation, le doute pour éclairer en retour, par d’autres regards, la pensée de l’homme tout à la fois « sentimental, actif et intelligent » 363 afin qu’au moment venu, l’esprit se déleste de la charge de certains raisonnements périmés. Afin que le savoir et le savoir faire se situent dans le champ des pratiques sociales. Afin que la pensée se délie de l’adhésion aux vérités qui tendent à se transformer en dogme. Et si « il est cependant vrai que les mathématiques sont inséparables de certaines exigences, elles requièrent que les hommes se traitent comme égaux entre eux. Elles exigent qu’ils cherchent à tomber d’accord en suivant leurs règles. Mais elles exigent aussi que ces règles soient librement comprises et que chacun puisse les expliquer librement à ses semblables. Elles reconnaissent que les hommes ont le droit à l’erreur, le droit de changer d’avis et d’abandonner leurs anciennes idées. Telles sont les règles de la démocratie » 364 .

Alliance donc entre enseignement des mathématiques et démocratie qui rappelle le combat des républicains dont l’idéologie était bien émancipatrice comme le fait remarquer A. Prost quand il livre, « elle [l’école], instaure une nouvelle humanité. Sa mission est de former des individus capables de penser par eux-mêmes et de se déterminer de façon autonome, pour fonder une société « moderne », affranchie de l’ignorance et des liens serviles de dépendance, c’est-à-dire une société de citoyens égaux en droits et en dignité, bref une République. Aussi est-il nécessaire que tous les enfants soient correctement instruits : avec la gratuité, l’obligation scolaire et la laïcité, les républicains poursuivent ce que l’on pourrait appeler, mais qu’ils n’appellent pas, une démocratisation civique de la fréquentation scolaire » 365 . Voilà bien ce qui est au cœur de l’action didactico-pédagogique : l’idéal d’émancipation démocratique des élèves à travers une réflexion sur l’idée du vrai en mathématiques comme transcendance de l’acte d’enseigner.

A travers la didactique et la pédagogie il convient d’attribuer à l’école une mission de socialisation par les savoirs. L’instruction au service de l’éducation promeut un modèle de l’humain au cœur même de l’institution scolaire. En cela, l’enseignement des mathématiques apporte sa contribution. Mais derrière ce souci de socialisation se dissimule encore trop cet effet de mise en conformité des élèves au dogme de la déférence. Quand l’enseignement des mathématiques entretient le mythe de la vérité, il se méprend sur l’ambition qu’il se doit d’afficher. De notre point de vue, se polariser sur la dimension socialisante des savoirs mathématiques ne préside pas forcément à l’inauguration d’une considération encore par trop oubliée : l’ambition démocratique dans sa dimension émancipatoire.

D’aucuns argueront peut être que nous nous autorisons une envolée emphatique vers des horizons auxquels notre travail ne peut prétendre et nous en assumons le risque.

La démarche spéculative que nous adoptons prendra une distance raisonnée avec les interprétations que nous avons régulièrement formulées pour penser ce que nous nommons des registres d’émancipation à travers le traitement de la question du vrai dans l’enseignement.

Notes
353.

LEIF J. - Qu’est-ce-que la rénovation pédagogique ? - Edition Nathan. 1978 . p.173.

354.

ALBERONI F. - La morale - Edition Plon ( française ) - 1996. p. 58.

355.

CASTORIADIS C. - L’institution imaginaire de la société - Edition du Seuil . 1975 . p.490.

356.

CASTORIADIS C. opus cit. p. 155.

357.

CASTORIADIS C. opus cit. p.159.

358.

PERROT G. et RAGOT A. - En mathématiques peut mieux faire - Recherches / Pratiques . INRP . 1986. p.58.

359.

Citation de Castoriadis in opus cit. p. 162 note 41.

360.

CASTORIADIS C. opus cit. p. 163.

361.

LECOURT D. in Rapport « L’enseignement de la philosophie des sciences » - Ministère de l’éducation nationale et de la recherche et de la technologie - janvier 2000. p.13.

362.

LECOURT D. in opus cit. p.23.

363.

ARON R. - Les étapes de la pensée sociologique - Nature humaine et ordre social chez Auguste Comte - Edition Gallimard . 1967. p. 107.

364.

HANNAFORD C. opus cit. p.490.

365.

PROST A. Education, société et politiques. Une histoire de l’enseignement de 1945 à nos jours. Edition du Seuil. 1997. p. 48.