Le registre de l’émergence d’émancipation.

Renversement de la logique de résolution par la prise en compte de la problématisation de l’idée du vrai.

Nous le répétons, dans un contexte social qui fait de la parole l’instrument et le fondement du pouvoir, où le discours éprouve sa puissance de conviction dans l’usage de ses règles , l’idée du vrai tient en otage aussi bien la rationalité que la démocratie. La rationalité d’abord, puisque l’idée du vrai s’inscrit au sein des mathématiques, science démonstrative par excellence. Et la démocratie aussi, puisque l’idée du vrai vise l’idéal d’élever chacun au-dessus de lui-même pour participer à l’émergence de son émancipation.

Mesuré à l’aune de la notion d’émancipation, la prise en compte de l’idée du vrai sous l’angle de la problématisation dessine une autre gradation dans l’intérêt que l’on veut retirer de son traitement. La préoccupation de la figure utilitaire de cette problématisation traduit la volonté d’effectuer une reprise éducative (dimension intellectuelle) et fondatrice de la personne (dimension humaine).

De même que le raisonnement scientifique en général forge des procédures intellectuelles, l’enseignement de l’idée du vrai en mathématique renoue avec cette ambition certes, et remplit l’office de donner de l’élan à l’esprit pour de nouvelles conquêtes. L’idée du vrai, parce qu’elle est œuvre humaine inculque que quels que soient les principes logiques dont se dote une science, cette dernière n’épuise pas la réalité.

Il ne s’agit pas de défendre une conception érudite de l’idée du vrai qui se détournerait de l’aspect utilitaire pour ne satisfaire que des fins spéculatives. La problématisation du vrai n’aboutit pas à délimiter des savoirs qui n’auraient d’autre fin qu’eux-mêmes. L’enseignement qui prend en charge cette question là n’ignore pas le champ de référence dans lequel il s’inscrit, mais se détourne de l’obligation de présenter des « vérités » ex cathedra découlant de l’imposition à l’entraînement intensif à la résolution de problème, sous l’angle de l’exclusive.

L’entrée de la problématisation du vrai entretient quelque proximité avec un précepte cher à Durkheim, érigeant un lien entre la pensée et l’agir. En cela la problématisation de l’idée du vrai fait œuvre d’émergence d’émancipation intellectuelle en élargissant l’ambition rationaliste.

Dans un autre ordre, la portée émancipatrice de la problématisation de la question du vrai s’éprouve au cœur de son enseignement et de l’appropriation des savoirs qu’elle entend dispenser pour servir une pensée contre soi, voire contre l’obscurantisme en soi. La question du vrai dans sa problématisation donne la mesure des torsions qu’elle imprime à la logique de la résolution systématique, symptôme manifeste des errements didactico-pédagogique contemporains. L’idée du vrai se conquiert et se construit. En cela, l’enseignement de l’idée du vrai fait œuvre d’émergence d’émancipation humaine car « l’accès à la pensée rationnelle est en lui-même une socialisation complète et par là une libération [...] il convient de le répéter : c’est dans la méthode d’élaboration du savoir que réside la socialisation éventuelle et non dans la possession d’un savoir scientifique présenté tout élaboré». 368

Si l’on peut convenir de la pertinence de l’adage « c’est en forgeant que l’on devient forgeron » encore faut-il admettre qu’un bon forgeron ne se reconnaît pas à la dextérité

qu’il a d’appliquer des chaînes de procédures chronologiques.

Un bon forgeron manifeste son art dans la manière de se poser les bonnes questions afin d’y apporter les bonnes réponses. En réalité, comme le soutient Durkheim, si « l’esprit prend la forme des choses qu’il pense, pour qu’il s’élargisse, il faut qu’il soit en face d’une ample et riche matière et qu’il sente le besoin de s’en saisir ». 369 L’entraînement à la rédaction de la preuve n’est qu’un vêtement extérieur étriqué qui habille un enseignement indifférent à la dimension de l’idée du vrai qu’il véhicule. La preuve est à l’idée du vrai ce que la grammaire est à la langue. Quand on réduit l’esprit à ne penser la preuve que dans son achèvement, on ne lui permet pas de se confronter à cette riche matière, on ne lui permet pas de penser les choses auxquelles on le forme.

Pire, l’on peut se demander à quel point cette manière de concevoir l’idée du vrai n’alimente pas « les résistances de l’enfant à cet enseignement [qui] viennent de l’incompréhension du modèle technique que nous voulons lui imposer, il résiste à la norme de fabrication dont nous voulons l’estampiller ». 370 Même si le champ d’application des propos de l’auteur n’est pas le même que le nôtre la prépondérance de telles attitudes dans le champ des mathématiques conduit à reconnaître le vice fondamental d’une pensée dogmatique en regard de l’idée du vrai. En cela la problématisation de la question du vrai révise les jugements en matière d’éducation à la pensée scientifique en ouvrant sur la tentative de ne pas entériner l’idée du vrai en soi. En débarrassant de sa gangue le noyau riche de la question du vrai, la problématisation restitue à l’élève les moyens d’exercer sa pensée critique menacé par des schémas archaïques fondé sur la logique et la rigueur.

Mais si la problématisation du vrai relève le défi de marquer une rupture face au curriculum prescrit par l’institution, elle n’en est pas moins atrophiée dans ses ambitions. Associée qu’elle est à un morcellement de savoirs parcellaires et parfois disjoints au sein même de l’enseignement des mathématiques. Et le nouveau défi est de « penser l’enseignement d’une part à partir de la considération des effets de plus en plus graves de la compartimentation des savoirs et de l’incapacité de les articuler les uns aux autres, d’autre part à partir de la considération que l’aptitude à contextualiser et à intégrer est une qualité fondamentale de l’esprit humain qu’il s’agit de développer [...]. 371

Notes
368.

LEGRAND L. DEVELAY M. KERLAN A. FAVEY E. - Quelle école voulons - nous ? - Dialogue avec la Ligue de l’enseignement. Edition ESF. 2001 p.14.

369.

DURKHEIM - L’évolution pédagogique en France - 2ième Edition. Edition PUF. 1969 p.315 cité par Kerlan in - La science n’éduquera pas opus cit p.153.

370.

CAUMEIL J.C. - Contribution à une épistémologie de l’éducation physique et sportive - Du savoir de l’activité motrice aux éléments d’une pédagogie du sens - Thèse de doctorat en Sciences de l’éducation. Université Lyon II. 2000. p .66.

371.

MORIN E. La tête bien faite - Repenser la réforme réformer la pensée - Edition du Seuil. 1999. p.16.