Les habitants : un acteur privilégié.

Les réhabilitations sont perçues de façon particulière par chacun des acteurs concernés : les représentants locaux de l'Etat qui attribuent les subventions, les personnes qui connaissent les immeubles sans y habiter, les organismes HLM qui mènent les opérations, les locataires des bâtiments rénovés ; et chacun de ces acteurs noue avec les immeubles réhabilités une relation spécifique.

Les personnels des Directions Départementales de l'Equipement, chargés de l'octroi des crédits, ne connaissent souvent des immeubles que leurs noms : des visites des lieux des réalisations sont rarement effectuées. Cet acteur connaît donc essentiellement des réhabilitations les programmes de travaux décrits selon leur nature et leur coût et reçoit des notes fournies par l'organisme HLM, sur la concertation effectuée avec les habitants et sur les capacités financières des locataires pour supporter le supplément de loyer provoqué.

A l'opposé, les habitants de la ville ou de l'agglomération, qui connaissent plus ou moins bien le quartier, par ouï-dire ou parce qu'ils y viennent régulièrement, ou encore les anciens locataires des immeubles rénovés, vivent la réhabilitation de façon concrète, même s'ils la vivent à distance. Ils ne sont pas concernés dans leurs habitudes ou leurs usages, mais ils interprètent les travaux et perçoivent les immeubles rénovés d'une façon qui leur est personnelle. La transformation de l'espace urbain donne également lieu à des discussions informelles et souvent à une communication publique, sous la forme d'un article dans le journal de la commune ou d'un discours à la fin des travaux. La réhabilitation est alors perçue à la fois individuellement et collectivement, et ces habitants ajustent ou modifient profondément les images qu'ils avaient pu construire des immeubles, voire de la réputation du quartier.

Pour les organismes HLM, propriétaires des immeubles, les opérations de réhabilitation entrent dans le cadre de leur activité professionnelle de constructeur, bailleur et gestionnaire. Les bâtiments appartiennent à l'ensemble du patrimoine immobilier qu'ils se doivent d'entretenir et de valoriser. Les différents services des organismes interviennent pour mener les opérations et font appel à d'autres professionnels (entreprises de bâtiment, architecte, bureau d'études d'ingénierie sociale, etc.) : les organismes ont de la sorte un important rôle d'interface à jouer au moment des réhabilitations.

Les habitants des immeubles réhabilités enfin sont les destinataires des opérations et contribuent à financer le coût des travaux en supportant une hausse de loyer. La réhabilitation les touche dans leur vie quotidienne, à la fois dans la phase de préparation, lorsqu'ils imaginent ce qui pourra, devrait ou sera réalisé, dans la phase de chantier, qui bouleverse l'usage habituel de leur logement et leur intimité, et dans la phase post-travaux, phase de bilan, de déception ou de satisfaction, et d'adaptation aux nouvelles réalisations.

Entre ces différentes relations entre l'espace bâti et les acteurs concernés, à savoir une simple description écrite pour le personnel représentant de l'Etat, une perception plus ou moins distante pour les habitants de la ville, une gestion patrimoniale pour les organismes HLM et un usage quotidien pour les occupants, cette dernière relation a été privilégiée au cours de cette recherche. Les opérations de réhabilitation étudiées sont donc essentiellement lues comme des bouleversements de la relation d'usage des locataires, même si les autres approches, et notamment la relation patrimoniale des organismes HLM, ont fait l'objet d'une étude complémentaire nécessaire à la compréhension de l'objet principal.

L'action d'habiter un espace consiste à développer de multiples comportements d'usage de cet espace, qui associent un ensemble de pratiques et un système de représentations personnelles. Les pratiques d'usage de l'espace matériel se confondent le plus souvent avec les gestes de la vie quotidienne, notamment les gestes les plus répétitifs ou habituels, comme relever son courrier ou passer l'aspirateur dans l'appartement, mais consistent aussi en des actes ponctuels, comme placer une plante verte sur le palier. Ces pratiques d'usage tendent à modifier l'espace matériel, de façon rapide (passer l'aspirateur pour nettoyer le sol, décorer le palier avec une plante verte) ou lente (relever son courrier tous les jours finit par user la boîte à lettres, qu'il faut donc entretenir ou changer). Ces pratiques prennent sens pour ceux qui les accomplissent à travers un ensemble de représentations personnelles construit à partir d'un système de représentations sociales (valorisation du propre au détriment du sale, par exemple) et collectives (une distinction entre propre et sale peut n'être partagée que par un groupe social, dans le même exemple). Au titre de ces représentations, figure l'image construite de l'espace habité, qui s'enrichit au fil du temps et des expériences.

Par ces comportements d'usage, l'espace matériel fait l'objet d'un investissement très important de la part des occupants et reçoit nombre de modifications, pour l'adapter à la vie quotidienne des habitants. L'espace matériel est le support et parfois l'enjeu des pratiques d'usage. Par exemple, l'installation d'un nouveau point lumineux peut résulter d'une activité de bricolage (l'espace est alors enjeu) et permettre de nouvelles pratiques de loisirs à cet emplacement (lecture, activités manuelles…), ou en être le support. Par les comportements d'usage, l'espace est ainsi modifié, adapté, ajusté sans cesse dans sa matérialité afin de rendre possible les gestes de la vie quotidienne. Et cette adaptation n'est pas seulement matérielle : chaque ménage crée, en fonction de représentations collectives, un ensemble personnel d'idées, d'émotions et d'opinions, qui lui permet de donner du sens et d'interpréter cette matérialité. Les arrangements matériels sont porteurs d'une signification, pour ceux qui les produisent comme pour ceux qui les constatent : dans le même exemple du point lumineux ajouté, cette installation révèle les goûts de décoration et d'activité du ménage, ou l'habileté de son auteur…

L'espace matériel occupé prend donc au fil du temps les caractéristiques d'un patrimoine, porteur d'une histoire et d'une identité lisible à travers ses éléments symboliques. La réhabilitation s'inscrit dans cette relation entre les habitants et leur espace : c'est cette relation qui lui donne sa forme, qui détermine ses caractéristiques, en même temps qu'elle bouleverse cette relation, en produisant d'inévitables effets. Pour analyser et proposer une lecture des réhabilitations sous cette forme complexe, dans laquelle les dimensions spatiales et sociales sont inextricablement enchevêtrées, l'hypothèse de travail suivante a été retenue : la relation entre les habitants et leur espace peut s'analyser comme un processus d'appropriation.