Une relation d'appropriation entre les habitants et leur espace.

Si les processus d'appropriation en tant que tels sont peu étudiés des sociologues et géographes, les concepts de territoire et de territorialisation, qui en sont très proches, ont fait l'objet de multiples recherches. Les géographes s'accordent ainsi globalement aujourd'hui sur le fait que tous les groupes sociaux font de l'espace leur territoire, en le façonnant, en l'organisant et en se l'appropriant. L'espace matériel est bâti, transformé, utilisé, vécu, représenté, imaginé et devient de la sorte le support et l'enjeu des activités du groupe, de son identité, de son pouvoir, de son histoire, de ses symboles. Par le processus de territorialisation, les sociétés construisent le cadre et le support de leur fonctionnement, inscrivent dans la matérialité de l'espace leurs structures sociales, leur passé, leurs systèmes de représentation et d'interprétation, ce qui en fait le socle et l'armature de leur existence.

Le processus de territorialisation ainsi présenté est de type universel, dans le sens où tous les groupes réalisent ce même processus, qui peut revêtir des formes et des degrés variables, tandis que le territoire constitué est unique et ne peut se concevoir qu'en relation avec l'acteur qui lui a donné naissance et qui l'occupe. Il en résulte des types de territoires très différents, selon les caractéristiques de ces acteurs, comme le pays, territoire de l'Etat et de la nation, le village, territoire d'une communauté, l'ensemble des places boursières et bancaires, territoire des acteurs financiers, les lieux de détente, de loisir et de visite, territoire des professionnels du voyage et des touristes…

Le processus de territorialisation, par lequel des territoires aussi différents peuvent être construits, est complexe et multiforme. Certains géographes s'accordent cependant pour le décrire à travers deux de ses dimensions, très liées entre elles : l'aménagement et l'appropriation.

Par le processus d'aménagement, les groupes organisent et gèrent leur espace pour le rendre propre à l'exercice de leurs activités, en en faisant de la sorte le support et l'enjeu de leurs pratiques d'usage. La création et la gestion d'équipements (voies de communication, lieux de production industrielle, carrières, etc.) est une activité essentielle du processus d'aménagement, qui permet au groupe d'assurer son existence. L'organisation sociale, qui attribue des rôles spécifiques aux acteurs, membres du groupe social considéré, chargés de la réalisation et de l'administration de ces aménagements, entraîne une organisation spatiale, un maillage de lieux fonctionnels, reliés par des flux d'informations et d'échanges. Les activités se localisent selon une répartition élaborée par les acteurs. L'ensemble du territoire constitué permet alors d'assurer le fonctionnement global du groupe. Les finalités de l'aménagement sont ainsi utilitaires : les groupes sociaux construisent leur territoire en adaptant l'espace à l'exercice de leurs activités et de leurs pratiques.

Cette construction ou gestion utilitaire possède également une dimension identitaire : les équipements réalisés, qui permettent au groupe d'exercer ses activités, sont également chargés de sens. Une tour de bureaux luxueuse dans un quartier d'affaires, par exemple, est un équipement d'aménagement en tant que lieu de travail, mais marque aussi la présence de la société qui l'occupe et peut devenir le symbole de sa puissance ou de sa richesse. Le choix de la réalisation d'un équipement par un groupe relève à la fois d'une stratégie d'efficacité quant à son utilisation et de la volonté d'inscrire dans l'espace matériel des éléments significatifs de son existence. En ce sens, un même comportement de transformation de l'espace matériel peut relever à la fois d'un processus d'aménagement et d'appropriation.

L'appropriation est dans cette recherche considérée comme un processus de construction simultanée et interactive de l'identité d'un espace et de l'identité du groupe ou de l'individu qui en fait son territoire. Par la transformation de l'espace en patrimoine, par le travail de mémoire collective, les groupes sociaux inscrivent dans l'espace leur identité, construisant de la sorte l'identité spatiale de leur territoire, qui leur sert en retour de support de leur propre identité. Par ce processus, l'espace devient le support symbolique de l'unité et de la spécificité du groupe, tandis qu'il acquiert simultanément les marques d'une différenciation. Les membres peuvent y reconnaître et y exprimer leur double appartenance, à la fois à leur groupe et à leur territoire. Chacune des deux identités de l'espace et du groupe se nourrit donc l'une de l'autre.

L'appropriation d'un village par ses habitants, par exemple, serait ainsi constituée de l'ensemble des pratiques et des constructions de représentations collectives visant à faire perdurer et évoluer ce qu'on appelle souvent «l'âme» du village, qui exprime le lien profond qui unit la personnalité du groupe des villageois à celle de leurs murs. La place centrale, le monument aux morts, une fontaine ou un vieux lavoir, chargés de récits de faits passés, deviennent ainsi les symboles d'une vie commune antérieure, qui sert d'ancrage à la vie commune à venir.

L'appropriation est ainsi un processus de territorialisation dans lequel sont engagés tous les groupes sociaux et par lequel leur identité socio-spatiale est construite et sans cesse ajustée, au fil du temps et de leur histoire. Si ce processus est aisé à définir, il demeure plus délicat à mettre en évidence. En recueillant les résultats des différents travaux menés en géographie et en sociologie, il est possible de distinguer trois formes générales de comportements relevant de l'appropriation : transformer l'espace matériel, le charger de sens, en faire le support de normes sociales.

La transformation de l'espace matériel permet aux groupes de marquer leur présence et d'exprimer concrètement les caractéristiques de leur identité socio-spatiale. Ces transformations peuvent être des plus visibles aux plus subtiles et revêtir les sens les plus évidents comme les plus cachés. Par exemple, l'installation d'un panneau indiquant le nom de la commune à son entrée montre clairement aux résidents comme aux visiteurs l'existence d'un territoire et ses limites. De façon plus détournée, une famille peut exprimer la même notion de frontière en fixant une corde à linge en séparation de son emplacement de camping. Ces transformations agissent ainsi bien souvent dans une dimension symbolique, en évoquant par association d'idées ou correspondance la présence, les goûts, les habitudes, ou encore les caractéristiques, c'est-à-dire tout ce qui peut relever de l'identité, du groupe social concerné.

Lorsque l'espace matériel n'est pas directement modifié, il peut être lu, interprété ou investi d'un sens particulier de telle sorte qu'une correspondance s'établisse entre l'espace ou le groupe, dans l'esprit de l'acteur qui se l'approprie ou de celui d'autrui. Cet octroi de sens peut être conscient et ponctuel, par exemple lorsqu'une personne précise délibérément le nom de l'hôtel luxueux dans lequel elle s'est installée pour faire valoir sa richesse. Il peut être également inconscient et habituel : la simple mention du terme de «coron», par exemple, évoque à la fois les typiques maisons en briques en bande et les mineurs de fond.

L'espace peut également devenir le support de règles et de normes sociales : les comportements deviennent imposés ou habituels en certains lieux, de telle sorte que ceux-ci acquièrent une spécificité perceptible par autrui. Une zone militaire, par exemple, apparaît comme telle par la présence de multiples éléments matériels (barbelés, miradors, uniformes, véhicules blindés…), mais aussi parce que les règles de comportement y sont particulières, telle que l'obligation d'adopter systématiquement la position de garde-à-vous lors du lever du drapeau, ou de respecter le code de salutation interpersonnelle dépendant du grade hiérarchique. Un autre exemple est celui de badauds formant cercle autour d'un artiste de rue, fixant spontanément une distance de recul respectée et transformant par cette attitude l'espace public en scène provisoire. Dans ces deux exemples, de règles de comportements de militaires ou de normes de comportements de badauds, l'espace est investi d'une identité correspondant au groupe qui se l'approprie, devenant zone militaire ou scène de rue.

Trois types de comportements d'appropriation sont ainsi définis, par lesquels l'identité du groupe et de l'espace sont co-construites : la transformation de l'espace matériel, qui devient le symbole de la présence du groupe et qui révèle ses caractéristiques par sa spécificité, la formation d'idées personnelles et de représentations collectives de l'espace perçu et imaginé en correspondance avec le groupe qui se l'approprie, et l'établissement ou le respect de règles ou de normes de comportements à l'intérieur du territoire ainsi formé.

Pour lire les réhabilitations comme un bouleversement des relations d'appropriation entre le groupe d'habitants et l'espace matériel que forment les immeubles et leurs abords, il s'agit alors de rechercher dans les pratiques des locataires des comportements de marquage et de transformation de l'espace matériel, de construction d'images, d'interprétation, de représentations de l'espace en correspondance avec soi ou le groupe d'habitants, ou encore de reconnaissance, de respect ou de transgression de règles et de normes propres à l'espace territorialisé, avant, pendant et après les réhabilitations. Cette analyse des comportements permet alors de comprendre comment les réhabilitations prennent forme au sein des processus d'appropriation : quel sens les habitants lui donnent-ils, comment la vivent-ils, ainsi que les bouleversements, éphémères et ponctuels, ou généraux et durables, que ces interventions peuvent provoquer dans les relations entre les habitants et leur territoire : les comportements d'appropriation sont-ils plus aboutis, ou de nature différente ? Les processus pouvant être multiformes et d'un degré d'avancement très variable, en fonction des obstacles auxquels les acteurs peuvent se heurter pour adopter des comportements d'appropriation, l'objet de l'analyse est de permettre de comprendre comment les réhabilitations, telles qu'elles sont vécues, interprétées, représentées par les habitants, peuvent influencer les modes d'appropriation, selon qu'elle offre des conditions favorables ou défavorables aux comportements d'appropriation.