II.1.1.2.Une géographie des rapports sociaux, au-delà de l'individu.

La géographie a longtemps privilégié une approche qui cherchait à décrire l'espace, qu'il s'agisse de la description des morphologies des paysages, naturels et construits, ou de la présentation par variables quantifiables des lieux et des distances. Les deux notions d'espace utilisées étaient celles d'espace absolu et d'espace relatif (BAILLY, BEGUIN, 1990, p.58).

L'espace absolu est l'espace géométrique, sans substance. Il s'agit d'un système de localisation, un cadre de référence qu'utilise le géographe pour situer les objets et les événements auxquels il s'intéresse. L'espace absolu est un quadrillage, par longitude, latitude et altitude, éventuellement doté d'un axe des temps, qui permet de répondre à la question longtemps fondamentale de la géographie : «où ce fait se situe-t-il ?». Cet espace absolu, fait de points et de distances, espace contenant, est le cadre de référence d'un espace relatif. Dans cet espace relatif, les lieux ne sont pas seulement définis par leur localisation, mais aussi par leurs caractéristiques, leurs attributs : population, activité, climat, relief, etc. L'espace relatif peut être décrit en fonction de variables quantifiables : les distances par exemple peuvent être absolues, exprimées en unité de longueur, mais aussi relatives, correspondant au temps nécessaire ou encore aux coûts qu'il faut supporter pour les parcourir.

Dans toutes ces recherches, la description de l'espace était réalisée dans le souci de construire des représentations quantifiables et rationnelles de celui-ci. Comme dans d'autres sciences sociales, le recours à la notion de perception et de représentation personnelle a ouvert d'un coup de vastes champs d'investigation à la géographie. Au-delà des espaces absolu et relatif, on découvrait un espace perçu et représenté individuellement. On acceptait qu'un lieu pouvait être non seulement décrit par des critères impersonnels, mais aussi à partir des images qu'il suscite chez ceux qui le connaissent, et que ces images pouvaient être différentes d'un individu à l'autre. Nombre de géographes ont alors élaboré de nouvelles problématiques et méthodologies permettant d'accéder à la subjectivité de l'espace, en privilégiant les relations que les individus entretiennent avec lui.

Si la géographie sociale a largement bénéficié de cet apport, elle a tenu à se détacher de démarches strictement comportementalistes, qui accordent dans leurs explications la priorité à l'étude des processus cognitifs individuels. Elle a cherché à éviter le piège du «psychologisme», selon la formule de G. DI MEO, qui consiste à ignorer complètement les rapports sociaux, pour se restreindre aux seuls comportements et représentations individuelles (DI MEO, 1991, p.360) :

« Pas plus qu'un phénomène social ne peut se réduire à une somme d'actes individuels, notre rapport à l'espace ne relève de notre seule fantaisie perceptive (…) parce que nous ne pouvons pas éviter de poser comme axiome que nos pratiques sociales nous renvoient à une rationalité collective – globale sinon de détail – qui ne néglige ni notre appartenance à une classe de sexe et à une classe d'âge, ni notre inclusion dans une classe socioprofessionnelle ou socio-économique, voire territoriale ou socio-spatiale » .

Chaque individu possède sa propre expérience, un caractère et une personnalité unique, qui lui permettent de se comporter et d'élaborer des représentations qui lui sont propres. Mais ces actions sont également influencées par sa place dans la société et par les relations qu'il noue avec les autres. Une personne qui juge qu'un paysage est beau fait appel à une réflexion personnelle, mais également à sa culture, aux jugements d'autrui, dont elle ne peut faire abstraction. Les comportements, les représentations susceptibles d'être observés par le géographe peuvent être individuels mais aussi sociaux, et la somme des uns ne constitue pas les seconds. Pour se former, les sociétés produisent une idéologie collective et partagée, un ensemble de règles et de normes, grâce auxquelles les individus peuvent comprendre ce qui les entoure et se situer par rapport aux autres et à leur environnement. L'espace matériel est ainsi interprété, chargé de sens, de valeurs identitaires, et constitue un des supports de cette idéologie.

La géographie sociale s'intéresse aux faits sociaux, à l'idéologie collective que produisent les groupes et les sociétés, qui nourrissent et se nourrissent des comportements et représentations individuels. En portant toute son attention aux groupes, la géographie sociale réfute la notion d'un homme transcendantal, considéré indépendamment de la société à laquelle il appartient. Nous retenons donc un autre des consensus sur les principes de la géographie sociale proposés par R. ROCHEFORT : (ROCHEFORT, 1984, p.14) :

‘«consensus contre les géographes qui disent encore l'homme, et non les hommes, comme si les individus étaient interchangeables à l'intérieur d'une société ou d'une société à l'autre.»’

Dans le cas des réhabilitations des logements sociaux, adopter cette approche permet d'étudier chacune des opérations dans sa spécificité, en considérant les relations qui se nouent au sein des groupes d'habitants, et les représentations et normes de comportements que chaque ensemble de locataires d'un immeuble ou d'une cité peut produire collectivement. Il s'agit de comprendre, dans l'observation des pratiques individuelles, ce qui peut relever de représentations communes, que les habitants produisent, interprètent, mettent en cause ou acceptent.

Ces groupes d'habitants sont de taille réduite, tout comme l'espace étudié à l'échelle de l'immeuble ou de la cité : c'est un autre atout que présente la géographie sociale pour notre recherche que d'intégrer dans ses problématiques la particularité d'étudier des «micro-espaces».