II.1.2.1Le territoire : espace matériel délimité d'un groupe social.

Pour J. SCHEIBLING, le territoire est d'abord une portion de l'espace physique, une fraction de la surface de la Terre : c'est «une notion concrète qui renvoie donc à une terre, non à un espace géométrique» (SCHEIBLING, 1994, p.142). Le territoire doit pouvoir être localisé et possède une forme, une superficie, des caractères physiques, des propriétés. Ce peut être son climat et son relief, son réseau hydrographique, sa faune et sa flore. Ces facteurs naturels n'intéressent pas le géographe en eux-même, mais en tant que contraintes ou atouts pour les sociétés qui construisent leur territoire. Le caractère physique et concret du territoire n'est pas donc pas constitué de ces seuls aspects naturels ; il comprend également toutes les formes matérielles produites par les hommes, habitations, usines, réseaux de transports, bureaux, plantations, ports, etc.

Si le territoire a longtemps été considéré sous une forme compacte et continue, il peut être de forme complexe et/ou discontinue, et on parle aujourd'hui de territoires en forme de réseaux, constitués d'îlots épars, qui peuvent être nombreux mais toujours identifiables.

Quelle que soit sa forme, le territoire est un espace fini et possède donc des limites. Celles-ci peuvent être plus ou moins floues, ou tracées plus ou moins nettement, mais elles restent toujours discernables, car ce sont des frontières, dans le sens où elles définissent à la fois un dedans et un dehors. Ces limites inscrites dans l'espace, sous quelque forme que ce soit, permettent aux individus et aux groupes de se situer par rapport au territoire, espace matériel, mais aussi par rapport à ceux qui l'occupent. Elles renvoient de la sorte à la notion d'identité que nous aborderons par la suite.

Cette dimension d'un espace clos par des limites ou des frontières ne doit pas faire croire que les territoires ne résultent que de découpages, formant des surfaces continues et séparées les unes des autres de façon permanente par ces limites, à l'exemple du découpage administratif. Outre leur forme éventuellement discontinue, les territoires peuvent également avoir des formes qui se recouvrent partiellement ou totalement, de façon variable dans le temps. Un même espace peut ainsi être le support de plusieurs territoires : une place, par exemple, peut à la fois appartenir au territoire formé des lieux de visite des touristes de la ville le jour, et être un terrain de jeu pour adolescents le soir. La notion de territoire est passible d'analyses à des échelles variées, des plus locales, aux nationales et supranationales. On peut parler du territoire d'une petite communauté comme celui d'une nation ou d'une industrie qui se déploie à l'échelle mondiale.

Cette pluralité d'échelles n'est rendue possible que parce que le territoire n'existe pas en lui-même, mais toujours en fonction de l'individu ou du groupe qui le construit. Le territoire ne peut se définir que par rapport à l'acteur qui l'utilise et le produit, dans une interrelation permanente. On ne peut donc parler abstraitement du territoire en général, comme d'un espace théorique, puisque chaque territoire est spécifique, et possède une dimension comme des configurations qui lui sont propres.

Le territoire est modelé et remodelé constamment par une société en évolution permanente, qui produit, utilise et modifie des formes et des structures spatiales servant de cadre à son fonctionnement et à sa reproduction. Le territoire est ainsi, comme le définit Y. BAREL dans une vision très large (TIZON, 1996, p.21) :

« le milieu de vie, de pensée et d'action dans lequel et grâce auquel un individu ou un groupe se reconnaît, dote ce qui l'entoure de sens et se dote lui-même de sens, met en route un processus identificatoire et identitaire » .

Par cette définition, le territoire est la portion d'espace adéquate à la vie d'une société ou d'un groupe. Lorsque ce groupe est une institution, un acteur organisé pour développer une stratégie dans un but partagé, le territoire est avant tout le milieu de l'action de l'acteur considéré. L'espace environnant représente un enjeu pour cet acteur, qui cherche à exploiter ses ressources au mieux, en fonction de ses contraintes, et à transformer l'espace matériel pour le rendre propre à l'exercice de ses pratiques d'usage. D'autres acteurs peuvent prétendre à l'utilisation de cette même portion d'espace, ce qui peut mener à des conflits, ou du moins à des négociations, sources de relations de pouvoir et d'influence.

Dans le cas d'acteur non organisé, et notamment pour les habitants, le territoire «milieu de vie, de pensée et d'action» recouvre l'espace pratiqué ou l'espace de vie. Il s'agit de l'espace matériel considéré comme le résultat et surtout le support de pratiques spatiales, d'individus et de groupes. On pourrait parler également de cadre familier de l'existence, d'espace concret du quotidien : c'est l'espace fréquenté régulièrement, composés de lieux autour desquels se déroule l'existence, lieux de travail, de loisir, d'habitation... L'espace de vie est l'aire des pratiques spatiales.

M. LE BERRE propose la définition suivante du territoire (LE BERRE, 1992, p.622) :

« Le territoire peut être défini comme la portion de la surface terrestre, appropriée par un groupe social pour assurer sa reproduction et la satisfaction de ses besoins vitaux. C'est une entité spatiale, le lieu de vie du groupe, indissociable de ce dernier. »

On retrouve dans cette définition ces caractéristiques du territoire qui font l'objet d'un large consensus chez les géographes aujourd'hui : le territoire est une portion de la surface terrestre, quelle que soit sa forme ; c'est donc un espace matériel, naturel et construit, indissociable du groupe social qui le pratique et le reconstruit sans cesse. Le territoire est le cadre d'existence du groupe qui l'occupe, «son lieu de vie». Le territoire ne peut être analysé indépendamment des processus de territorialisation qui le font vivre et exister, que M. LE BERRE appelle «appropriation». Ce processus inhérent au territoire permet de dépasser la stricte dimension matérielle et concrète du territoire : il s'agit également d'un espace représenté, ou pour reprendre la formule de Y. BAREL, outre le «milieu de vie, de l'action» du sujet, le territoire est aussi le «milieu de pensée» du groupe social qui le pratique.