II.1.2.2.Le territoire : un espace représenté.

Si les géographes s'accordent généralement pour dire que le territoire possède une dimension physique, cela ne signifie pas que tout ce qui le caractérise soit matériel. Lorsqu'un groupe social construit, transforme, utilise son espace dans un processus de territorialisation, il développe des comportements qui découlent de sa culture, qu'on peut considérer de façon grossière comme un ensemble de valeurs, d'idées, de normes, d'opinions, de pratiques, de croyances, partagées par le groupe.

Tout groupe social produit un ensemble de représentations collectives, c'est-à-dire (JODELET, 1989, p.36) :

« une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d'une réalité commune à un ensemble social » .

Les représentations collectives forment un système d'interprétation qui régit notre relation au monde et aux autres, orientent et organisent les conduites et les communications locales. Les décisions prises par les sociétés, leurs comportements, les règles et normes qu’elles établissent dépendent du système de représentations collectives qu’elles adoptent. L'espace matériel, la relation à l'espace ou encore la relation à autrui médiatisée par l'espace font l'objet d'un système de représentations. L'espace environnant est perçu, représenté, imaginé, jugé et critiqué, apprécié ou ignoré, à la fois collectivement et individuellement, par ceux qui l'occupent et ceux qui le connaissent de l'extérieur. Ainsi, lorsque A. FREMONT cherche à savoir si la région est un territoire, il dit (FREMONT, 1976, p.14) :

« La région, si elle existe, est un espace vécu. Vue, perçue, ressentie, aimée ou rejetée, modelée par les hommes et projetant sur eux des images qui les modèlent. C'est un réfléchi. Redécouvrir la région, c'est donc chercher à la saisir là où elle existe, vue des hommes » .

Pour pouvoir parler de territoire, il faut donc que le groupe qui l'occupe l'identifie et le reconnaisse dans sa globalité et sa spécificité, dans ses représentations comme dans ses pratiques. La région peut n'être qu'une représentation du géographe, si ce n'est pas une entité vécue et représentée comme un milieu de vie cohérent par ses habitants. La notion de territoire peut être qualifiée dans ce sens d'ego-centrée ou socio-centrée. C. RAFFESTIN explique ce caractère à partir d'un modèle formel (RAFFESTIN, 1980). Il dessine un schéma fait de points et de droites disposées aléatoirement. Puis il choisit un des points auquel il associe un acteur (A). On obtient un dessin centré sur le point (A) : les autres points sont des positions d'acteurs ou des propriétés qui se définissent à partir de (A), les lignes définissent des relations ou des surfaces par rapport à (A). C. RAFFESTIN conclut de ce schéma (RAFFESTIN, 1980, p.132) :

« On se rend compte que cette représentation est égocentrique puisqu'elle serait toute différente, hypothèse vraisemblable, si l'on considérait un autre acteur situé dans une autre portion du plan ci-dessus. La représentation proposée ci-dessus est donc un ensemble qui est défini par rapport aux visées d'un acteur. Il ne s'agit donc pas de « l'espace » mais d'un espace construit par l'acteur qui fait communiquer par le truchement d'un système sémique ses intentions et la réalité matérielle (…) l'espace devenant territoire d'un acteur dès qu'il est pris dans un rapport social de communication » .

C'est en raison de ce caractère ego-centré ou socio-centré que l'étude des territoires doit attacher autant d'importance à la signification des objets qu'aux objets eux-mêmes. Les groupes développent des représentations de leur environnement, qu'ils chargent de sens. Cette interprétation nourrit les comportements des sociétés et les explique, elle joue un rôle majeur dans l'élaboration des stratégies des acteurs. Lorsque B. DEBARBIEUX, par exemple, étudie les pratiques sociales et spatiales en haute-montagne, il s'attache à décrire l'interprétation et la charge symbolique que les habitants et les élus donnent à l'altitude (quelles idées de risques, de pureté, de richesses, de développement y attachent-ils ?) autant que les contraintes naturelles qu'elle peut générer, car cette analyse permet de comprendre l'appropriation à laquelle des zones situées en haute-montagne ont pu donner lieu (DEBARBIEUX, 1988). C'est à partir des représentations des hommes et des acteurs qu'on peut expliquer des processus de territorialisation.

Or le territoire fait l'objet de représentations multiples. Chaque individu se forge une carte mentale des lieux qu'il fréquente quotidiennement, composée de zones d'ombre pour les secteurs qu'il connaît le moins, et de sections très détaillées pour les lieux qu'il parcourt le plus souvent. Chacun utilise également des images des endroits où il n'est jamais allé, à partir du savoir culturel qui lui est transmis. La relation de tout individu à son espace est donc spécifique et dépend de ses connaissances, de ses préférences, de son expérience et de sa personnalité.

Néanmoins, ce rapport individuel à l'espace se nourrit de représentations collectives, partagées plus ou moins largement. Chaque habitant de France développe une relation à son pays qui lui est propre, qui dépend des lieux qu'il fréquente, de sa culture, de son passé, de sa position sociale, de sa personnalité, mais qui dépend aussi des éléments tels que la notion d'hexagone, représentation géométrique du pays, la baguette de pain et le béret, stéréotypes utilisés à l'étranger, ou les paysages typiques de la côte méditerranéenne, des plages normandes, des volcans d'Auvergne ou des vastes champs de la Beauce, qui sont autant d'images largement diffusées.

On construit à partir de l'espace en même temps qu’on projette sur lui un système de représentations sociales, faites d'opinions, d'images, d'attitudes, de préjugés, formant une certaine cohérence, que reconnaissent un ensemble plus ou moins important d'individus ; l'espace devient en retour le support matériel de ces représentations, susceptibles d'évolution. On comprend pourquoi l'espace peut devenir un enjeu symbolique : un acteur peut chercher à en modifier la matérialité pour en faire évoluer les représentations. Certains maires par exemple travaillent sur la diffusion d'une image positive et attractive de leur ville afin d'en permettre le développement. Il ne suffit pas dans ce cas de construire les infrastructures publiques nécessaires au développement de la vie économique de la ville, encore faut-il les faire connaître largement pour faire venir les entreprises.

Le territoire est donc à la fois le milieu d'action et de vie du groupe, notamment dans ses caractéristiques matérielles, et le milieu de pensée du groupe, dans le sens où le territoire ainsi que les relations au territoire s'enrichissent en même temps qu'elles contribuent à nourrir un système de représentations sociales, qui permet au groupe de partager une interprétation et un cadre de référence, destiné à orienter ses comportements et ses actions. Le territoire se place donc dans un processus d'interrelations permanentes, ce qui nous conduit à préciser la dimension temporelle du territoire, objet d'un large consensus chez les géographes aujourd'hui.