II.1.2.3.Le territoire : un espace patrimonial.

Le terme de «construction», appliqué à l'action des groupes sur leur espace indique clairement la part de créativité qu'elle suppose, mais peut induire une confusion en laissant entendre que les sociétés élaborent entièrement de nouvelles représentations à partir du seul espace naturel, indépendamment du territoire existant. Il s'agit en fait le plus souvent d'une construction dans le sens d'un ajustement, car il faut du temps pour forger une mémoire sociale qui présente les repères patrimoniaux qui jalonnent et qualifient le territoire.

Les processus de formation du territoire sont souvent comparés à des effets de stratification : l'histoire se cristallise dans l'espace matériel, les représentations évoluent en même temps que les sociétés, de nouvelles idées et valeurs remplaçant peu à peu les anciennes. Le territoire est alors considéré comme un ensemble de traces historiques encore visibles et d'impressions actuelles plus vives. Cette comparaison a l'intérêt de montrer l'importance de la durée et de l'histoire dans la construction des territoires, mais elle doit être dépassée pour prendre en compte la relativité du temps pour les groupes, ce qu'explique J.L. PIVETEAU (PIVETEAU, 1995, p.9) :

« Le présent de notre relation territoriale est sectionnement de chaîne, sectionnement de multiples temps sociaux qui associent dans une même saisie instantanée des pesées historiques extrêmement différenciées »

L'évolution de l'environnement et des sociétés ne se produit pas uniformément suivant un écoulement du temps linéaire. Les faits sociaux se déroulent suivant des logiques temporelles qui leur sont propres, selon un rythme spécifique ; le temps ne pèse pas d'un poids égal en tout lieu. Les milieux naturels changent sur une échelle pluri-millénaire, les noms des villes et des villages sont souvent séculaires, nombre de nos constructions datent de la révolution industrielle, et notre présent s'enracine dans l'ère néo-fordiste. (DI MEO, 1998).

Le territoire considéré à un instant donné s'est donc construit dans le passé selon des logiques temporelles différentes. Non seulement ce passé s'est déroulé dans des rythmes variés, mais il est aussi reconstruit par les sociétés. C'est ce que M. HALBAWCHS appelle la «mémoire collective» (HALBAWCHS, 1925), qui correspond à du passé transformé collectivement dans les représentations afin de répondre aux besoins du présent. Les groupes sociaux choisissent des faits historiques et des lieux symboliques dont ils font des souvenirs vivants dans les mémoires, au besoin rappelés par des fêtes, des mémoriaux, ou encore des noms de lieux, dans le but de consolider leur identité et la cohésion de leurs membres. Le territoire se construit notamment par le biais de cette mémoire collective, qui propose une interprétation du passé cohérente avec les préoccupations du présent.

Si la notion de mémoire collective associée à celle du territoire permet d'insister sur le caractère construit du territoire à partir de souvenirs organisés et symboliques, celle de patrimoine permet de mettre en relief l'importance de l'espace matériel en tant que cristallisation du passé, chargé de valeurs et de sens. Comme pour le territoire, entrent dans le champ du patrimoine aussi bien des réalités matérielles (forêts, bâtiments, statues, ponts, etc.) que des phénomènes abstraits (langue, littérature, mythes, traditions folkloriques, etc.). L'importance de la mémoire pour le patrimoine comme pour le territoire est un autre point de convergence.

Le patrimoine fournit de solides références culturelles, qui permettent une continuité historique à l'évolution des sociétés. En ce sens, le territoire a un caractère patrimonial. Tout souvenir, collectif ou personnel, s'inscrit dans des représentations partagées : il fait référence à des idées, des valeurs, des personnes illustres ou des personnages mythiques, des événements historiques ou des faits de la vie quotidienne, appartenant à une culture commune, mais aussi à des lieux, à des entités spatiales singulières. En sens inverse, la répétition des faits quotidiens et les événements laissent leur empreinte dans la matérialité de l'espace. L'ensemble des souvenirs construit de façon cohérente et pertinente pour le présent : la mémoire collective, repose donc sur des repères territoriaux, sur une matérialité érigée en symbole et «patrimonialisée», en même temps qu'elle contribue à valider, consolider ou effacer ces repères.

Un des aspects des processus de territorialisation consiste ainsi à « patrimonialiser » l'espace, c'est-à-dire à inscrire l'espace matériel et l'espace représenté dans une interprétation cohérente dans la durée, en liaison étroite avec le passé, à lui donner la place qui lui revient dans la mémoire collective, ou selon les explications de DI MEO (DI MEO, 1998, p.62) :

«Toute société localisée s'efforce d'ancrer son rapport spatial dans la longue durée, réelle ou mythifiée. Dans ce dessein, elle mobilise des éléments fort variés qu'elle érige en valeurs patrimoniales : biens matériels ou immatériels, savoirs organisés, traditions cérémonielles et festives, lieux de mémoire, paysages, etc.»

Le territoire est donc pour nous une surface délimitée, de quelque forme que ce soit, qui est tout à la fois le milieu de vie, d'action et de pensée d'un groupe social. Le territoire est fait de matière et d'idées qui tendent à lui donner sa cohérence. Les groupes sociaux construisent en permanence un espace matériel et représenté, évoluant au fil du temps, en cohérence avec leur passé grâce au travail de mémoire collective et au recours à des valeurs patrimoniales.

Le territoire se trouve donc dans un rapport d'interrelation avec le groupe social qui l'occupe et le construit, et ne peut exister indépendamment de lui. Ce rapport d'interrelation peut être appelé territorialité, en accordant à ce terme un sens large, à l'exemple de C. RAFFESTIN, pour qui la territorialité est (RAFFESTIN, 1980, p.145) :

« un ensemble de relations prenant naissance dans un système tri-dimensionnel société-espace-temps en vue d'atteindre la plus grande autonomie possible compatible avec les ressources du système » .

Pour C. RAFFESTIN, la territorialité peut être identifiée comme l'ensemble des relations qu'une communauté ou une société, et par conséquent les individus qui lui appartiennent, entretiennent avec l'extériorité – environnement physique – et avec l'altérité – environnement social – pour satisfaire ses besoins à l'aide de médiateurs dans la perspective d'acquérir la plus grande autonomie. Cette définition très large a l'avantage de montrer la complexité des relations territoriales, qui s'engendrent les unes les autres : établir une relation avec un espace notamment (par exemple, délimiter une frontière), est une façon d'entrer en relation avec autrui ou un autre groupe (la limite spatiale devient frontière entre les hommes). Mais ce concept semble moins opérant que celui de territorialisation, qui a l'avantage de permettre d'analyser les comportements dans un processus dynamique, alors que la territorialité ne cible pas cet aspect.