II.1.3.1.Le territoire : un concept issu d'approches politique et éthologique.

Les géographes s'accordent à dire que le concept de territoire est le fruit de l'association d'une ancienne définition qui ne voyait en lui qu'une aire sur laquelle s'exerçait une autorité, selon une approche politique ou juridique, et d'une nouvelle interprétation, générée par l'étude du comportement des animaux, qui le considère comme une zone appropriée et défendue par une espèce. Ainsi M. LE BERRE explique (LE BERRE, 1992, p.620) :

« L'usage du terme territoire en géographie révèle une double filiation : celle qui provient directement du domaine juridique qu'on trouve dans l'expression aménagement du territoire  ; celle, d'inspiration plus neuve, issue du cheminement par l'éthologie, l'anthropologie, la psychologie et la sociologie » .

De cette «double filiation», il découle pour G. DI MEO deux conceptions extrêmes du territoire (DI MEO, 1998, p.273) :

« Si l'on se réfère à l'abondante littérature produite à propos du territoire, on remarque que cette notion navigue entre deux polarisations, entre deux conceptions à la fois totalitaires et extrêmes, dont nous aimerions nous démarquer, sans pour cela les écarter de notre propos : une vision exclusivement politique que défendent les politologues et qu'exprime bien Bertrand BADIE lorsqu'il assimile le territoire à la « marque essentielle de l'Etat »  ; une vision de caractère naturaliste, éthologique, que résume parfaitement Robert Ardrey lorsqu'il le réduit à « un espace vital terrestre, aquatique ou aérien, qu'un animal ou qu'un groupe d'animaux défend comme étant sa propriété exclusive »» .

Dans son acception première, le territoire renvoie à l'exercice du pouvoir. C'est une étendue de terre qui dépend d'un empire, ou d'une province, d'une ville, d'une juridiction. On y trouve donc une ou des personnes chargées de contrôler l'activité qui s'y développe et de faire respecter les règles établies, en usant d'une autorité. Cette autorité s'exerce sur tout individu se tenant à l'intérieur de la zone délimitée matériellement, mais elle est sans effet en dehors des frontières. En ce sens, le territoire est une articulation entre une aire géographique et un régime de pouvoir, ce qu'explique ainsi B. BADIE (BADIE, 1995, p.11) :

« Un espace délimité s'établit en un territoire politiquement pertinent dès lors que sa configuration et son bornage deviennent le principe structurant d'une communauté politique (nation) et le moyen discriminant de contrôler une population, de lui imposer une autorité, d'affecter et d'influencer son comportement » .

Le territoire politique le plus accompli et le plus stable est celui de l'Etat-nation, qui associe étroitement une portion d'espace physique, un régime politique et une organisation sociale. Ce principe, qui repose sur la délimitation et la défense de frontières matérielles précises, a éclipsé d’autres modes de territorialité plus anciens, tels que les cités-Etat, soumises à des logiques micro-sociales fragmentaires, ou le système féodal, reposant sur des rapports d'allégeance d'homme à homme non inscrits dans l'espace. L'Etat-nation s'est maintenant imposé comme modèle organisationnel des relations internationales. En raison de son développement à l'échelle mondiale depuis plusieurs siècles, les géographes ont longtemps associé le territoire à cette forme d'utilisation politique de l'espace, qui permet d'asseoir très solidement une organisation sociale stable.

D’autre part, les éthologues ont étudié les comportements des sociétés animales dans leur milieu naturel, et ont défini le territoire animal comme une zone géographique à l'intérieur de laquelle la présence permanente ou fréquente d'un ou de plusieurs congénères interdit l'accès aux membres de la même espèce, voire d'espèces différentes. Cette territorialisation se manifeste par des comportements de marquage physique et de défense de la zone définie qui peuvent être agressifs (marquage olfactif, attitude menaçante et de combat, etc.). La territorialité animale repose donc sur deux réactions complémentaires, l'une d'attachement à un site particulier, l'autre d'exclusion à l'égard d'autres congénères.

Cet usage de l'espace territorialisé (un animal ne chasse pas et ne se repose pas dans n'importe quel endroit de son milieu) permet d'assurer dans de meilleures conditions le cycle de reproduction de l'espèce. La recherche de nourriture, la constitution d'abris, l'assurance d'une sécurité pour la progéniture s'en trouvent facilitées. La théorie darwinienne de l'évolution par la sélection naturelle explique ces comportements territoriaux : les animaux les mieux adaptés au milieu, les plus forts, capables d'imposer leur territoire, ont plus de chances de jouer un rôle dans la reproduction de l'espèce et de transmettre les caractères génétiques ou l'apprentissage de comportements qui leur assurent cette supériorité sur leurs congénères.

Le transfert de connaissances du territoire animal au territoire humain doit être effectué avec la plus grande prudence car si on peut parler de territorialisation «naturelle» pour les espèces animales, on serait plus tenté de parler de territorialisation «culturelle» pour les hommes. Néanmoins, on retrouve dans le territoire politique comme dans le territoire éthologique un certain parallélisme qui permet l'utilisation du même terme : à l'image des animaux, les institutions et les appareils politiques marquent, bornent, délimitent, défendent et conquièrent des zones qui deviennent ainsi des territoires. L'éthologie, puis les sciences sociales, ont permis d'enrichir ce concept, en adjoignant à la notion de domination politique celle d'appropriation, qui découle de cette volonté de marquer et défendre son espace (DI MEO, 1998, p.48) :

‘«C'est bien à la lumière des enseignements de l'éthologie que nous regardons aujourd'hui le territoire de l'Homme comme un espace approprié en fonction d'un jeu d'interactions complexes, mettant aux prises l'instinct (ou si l'on veut, la nature) et la culture.»’

Le concept de territoire est donc le fruit d'une approche politique, qui privilégie l'idée de délimitation d'une aire, dont les frontières servent de fondement à l'exercice d'une autorité, qui va permettre d’aménager le territoire pour satisfaire les besoins du groupe, et d'une approche éthologique et sociale, qui met en avant l'action des hommes qui marquent et défendent leur territoire, façon de s'approprier le territoire. Ce sont bien ces deux actions d'aménagement et d'appropriation qui constituent les fondements de la territorialisation. La description du territoire de M. LE BERRE repose aussi sur la distinction entre ces deux actions. Pour cet auteur, le territoire possède trois facettes : une facette physique, une facette organisationnelle et une facette existentielle (LE BERRE, 1992). La facette physique du territoire est constituée des configurations territoriales, qu'elles soient naturelles (climat, relief, ressources,…) ou construites et organisées par les hommes (plantations, réseaux de transports, bâtiments,…). La facette organisationnelle relie ces configurations aux acteurs sociaux qui leur donnent naissance ou les utilisent. Elle décrit un fonctionnement territorial, identifiant des acteurs, leurs actions, les flux et échanges d'informations, les processus décisionnels. Elle découle d'un processus d'aménagement. Sous sa facette existentielle, le territoire est «considéré comme une entité dotée d'une identité propre», qui est le résultat d'un processus d'appropriation.