II.1.3.3.Appropriation et appartenance : la facette existentielle du territoire.

A. MOLES lie très étroitement appropriation et identification, puisqu’il définit comme «loi d'appropriation d'un lieu» la formule suivante (MOLES, 1992, p.191) :

«Pour être appropriable, un lieu doit posséder une identité. Plus cette identité est grande, plus facile est l'appropriation.»

Or le territoire est identifié à la fois dans sa globalité et dans sa spécificité par les individus et le groupe qui l'occupe comme par ceux qui se trouvent en dehors. La marque la plus claire de l'identité d'un territoire est son nom, qui est l'une de ses caractéristiques fondamentales. Donner un nom à un espace est un acte particulièrement lisible d'appropriation (LE BERRE, 1992, p.627) :

« Donner un nom, c'est créer la première relation de dépendance entre un lieu et son inventeur, c'est le repérer, le signaler, transmettre son existence aux autres qui pourront le retrouver ; c'est aussi faire référence à une portion de la surface terrestre précise et donc permettre sa localisation ; c'est enfin montrer aux autres sa marque d'appropriation sur un morceau plus ou moins répandu de terre, et éventuellement, son appartenance à ce lieu approprié. »

Le nom d'un lieu peut donc être considéré comme une marque d'appropriation clairement intelligible. Il en va de même des conflits et des luttes qui opposent des groupes cherchant à s'approprier la même portion de surface terrestre, revendiquant chacun des relations privilégiées à cet espace, ainsi que de la définition et de la défense de frontières qui délimitent et séparent les territoires. Les exemples les plus évidents de cette concurrence d'appropriation, qui révèle très clairement ces processus de territorialisation, ont trait à la défense des Etats, qui peuvent faire l'objet d'attaques de la part d'autres nations. Dans ce cas, l'espace matériel est le premier enjeu du conflit, ou plutôt la part facilement repérable de celui-ci, mais la part symbolique est tout aussi importante, puisque l'espace matériel est revendiqué pour être intégré au territoire et devenir un élément du support de l'identité du groupe. D'autres exemples d'appropriation, peut-être moins habituels pour les géographes, peuvent également être cités : poser des effets personnels pour réserver une place dans un lieu public ou mettre des plantes vertes dans un lieu de travail sont autant de gestes équivalents à des actes d'appropriation de l'espace. Ils consistent en effet en l'inscription d'une marque dans l'espace matériel, éventuellement temporaire, qui le charge d'un sens de personnalisation compréhensible par autrui.

Toutes ces actions d'appropriation ont en commun de participer à un processus visant à faire de l'espace un territoire au sens de D. RETAILLE, qui le définit comme une (RETAILLE, 1997, p.116) : «forme spatiale de la société qui permet de réduire les distances à l'intérieur et d'établir une distance infinie avec l'extérieur, par delà les frontières». Les individus qui occupent le territoire se sentent donc à la fois plus proches les uns des autres, en partageant la même terre support de représentations communes, et plus distants de ceux qui ne partagent pas cet espace, qui se trouvent à l'extérieur des frontières. Par le processus d'appropriation qui le fait exister, le territoire devient le support d'un double principe d'exhaustivité et d'exclusivité. L'espace matériel et les normes, les idées, les valeurs, l'organisation qu'il porte, est à la fois celui de tous les membres du groupe qui l'occupe, sans négliger aucun individu qui se trouve dans cet espace, et de ceux-ci uniquement, les étrangers au territoire étant avant tout considérés comme des intrus, quel que soit l'accueil qui leur est réservé.

Le processus d'appropriation construit une identité du territoire dans laquelle le groupe se reconnaît ; il y a donc toujours simultanément appropriation et appartenance. Les sociétés inscrivent dans leur espace les marques de leur identité collective, marques qui deviennent les supports de leur cohésion, voire les symboles de leur attachement au territoire. L'espace matériel exprime alors la cohésion du groupe ou de la société qui le construit. Tout membre du groupe se reconnaît comme appartenant à la fois à cette collectivité et à son territoire.

Dans le cas des logements sociaux, les opérations de réhabilitation peuvent être analysées comme un élément et un bouleversement du processus de territorialisation par les habitants. Ceux-ci aménagent leur espace dans le sens où ils réalisent eux-mêmes certains travaux, ou influencent le maître d'ouvrage ou les ouvriers pour obtenir certaines améliorations, dont l'objet est de faciliter leur vie quotidienne. Néanmoins, cette phase d'aménagement, qui se déroule à l'échelle réduite d'un immeuble ou d'un groupe d'immeubles, ne présente pas l'intérêt d'organiser un fonctionnement territorial, ou de sélectionner, structurer et relier un ensemble de lieux différenciés, touchant un nombre d'acteurs conséquent. Les configurations territoriales à cette échelle offrent bien peu de matière à l'analyse. Les comportements d'aménagement relèvent également souvent des processus d'appropriation, et c'est pourquoi cette dimension est privilégiée dans notre recherche, bien que les géographes, qui lient l'appropriation à la territorialisation et en font le cœur de leurs problématiques, ne consacrent étrangement que très peu de travaux destinés à en préciser le contenu.