II.2.1.4.Appropriation et différenciations sociales.

Dans sa thèse de doctorat intitulée «Modes d'appropriation et relations sociales face au programme de réhabilitation du logement social en France», S. DUPUY étudie les conséquences des réhabilitations des logements sociaux, montrant qu'elles entraînent parfois des actes de dégradation qui peuvent être considérés comme des formes d'appropriation négatives (DUPUY, 1983). Pour mener cette recherche, S. DUPUY utilise les résultats des travaux de sociologues de l'habitat sur l'appropriation de l'espace.

Pour ceux-ci, le terme d'appropriation met en cause deux actions distinctes, l'une de prise de possession, l'autre d'adaptation d'un bien matériel ou abstrait pour le rendre propre à un usage. Appliquée à un objet tel que le logement, l'appropriation consiste à (DUPUY, 1983, p.6) :

«rendre un lieu adéquat à un usage défini, le faire sien par la perception, l'usage ou la parole».

L'appropriation est ainsi un phénomène social, au-delà d'une accumulation d'actes individuels. C'est un processus déterminé par référence à un modèle socio-culturel, profondément marqué par l'ensemble des structures sociales et des représentations sociales. Toute société définit des modèles d'appropriation de l'espace en fonction de sa culture. Les différents groupes sociaux qui la composent s'écartent de ces modèles, instaurant une relation à l'espace qui leur est propre, et qui est à la fois le résultat de leur spécificité et l'expression d'une différence sociale. Chaque individu s'approprie un fragment d'espace en transformant sa matérialité en fonction de sa personnalité, mais aussi de son statut social et de son positionnement culturel. En retour, les objets construits et leur situation sont porteurs de message : l'appropriation de l'espace est communication, elle exprime une appartenance sociale.

L'appropriation est donc à comprendre comme un élément contribuant à construire une identité. Pour s'approprier un logement, le faire sien, il faut imprimer dans l'espace matériel des marques perceptibles, qui rappelle à son auteur et montre aux autres son identité, sa personnalité. A l'inverse, la conception architecturale et la disposition des éléments d'aménagement conduisent à privilégier certains comportements. Il est par exemple commun de respecter la séparation jour / nuit prévue par les architectes en installant les chambres à l'opposée de la cuisine, ou de disposer ses meubles en fonction de la fonctionnalité des pièces imaginée lors de la conception des logements. L'appropriation est donc un savant mélange de reconnaissance de normes de comportement, à laquelle incite l'agencement initial des habitations, et d'une distanciation, qui révèle une personnalité et une appartenance sociale et culturelle.

Appartiennent donc aux processus d'appropriation les mécanismes de différenciation décrits par P. BOURDIEU lorsqu'ils s'inscrivent dans l'espace (BOURDIEU, 1979). L'appropriation est dans ce sens une stratégie intentionnelle, qui permet de se distinguer du groupe supposé immédiatement inférieur, qui sert de repoussoir, pour s'identifier au groupe de rang immédiatement supérieur. Pour que ces mécanismes puissent se mettre en place, il faut qu'il y ait reconnaissance par autrui de cette différenciation. L'espace matériel devient ainsi le support ou le moyen d'expression de cette différenciation, qu'il rend perceptible pour les autres.

Pour S. DUPUY, si les architectes et les urbanistes ont pu penser être investis d'une mission d'éducation auprès de la population et chercher à provoquer des comportements identiques par leur conception de nouveaux logements fonctionnels, les sociologues de l'habitat constatent aujourd'hui que les pratiques de l'espace développées dans les grands ensembles sont très variables. Ces logements dotés d'éléments de confort similaires ne sont pas habités comme l'imaginaient leurs concepteurs par des hommes – machines, pour lesquels l'acte d'habiter se réduirait à assouvir des besoins primaires (manger, dormir, se laver, se distraire, etc.), mais par des individus socialisés pour lesquels l'acte d'habiter est aussi un moyen de construire et d'exprimer une identité.

D'une part certaines familles ont recours à des stratégies de différenciation que nous avons décrits, qui reposent sur la reconnaissance et l'adoption de normes de comportement appartenant à des groupes sociaux jugées comme valorisantes. D'autre part, certains habitants détournent ou transgressent ces normes, soit parce qu'ils ignorent, de par une culture différente, les règles d'usage communément admises, soit parce que leur transgression est un moyen d'exprimer une non-reconnaissance des valeurs qui sous-tendent le modèle normatif.

Les sociologues de l'habitat décrivent donc des processus d'appropriation comme autant de moyens d'expression d'un positionnement par rapport à un système de normes, qui révèlent une personnalité et une appartenance sociale et culturelle, par le biais de la transformation de la matérialité de l'espace du logement et de l'adoption de comportements spatiaux spécifiques. L'appropriation participe à la construction et utilise des stéréotypes dominants ou des modèles de rapports socio-spatiaux.

Les divers auteurs cités donnent ainsi un contenu différent à la notion d'appropriation en fonction de leur discipline et surtout de leurs objets d'étude. Tandis que B. DEBARBIEUX y voit une concurrence de processus de territorialisation par des groupes différents, J. REMY et L. VOYE préfèrent la considérer comme un processus d'évolution des dynamiques socio-spatiales. S. DUPUY préfère quant à elle l'associer notamment à un processus d'inscription dans l'espace et de reconnaissance par l'espace de différenciations sociales. Ces différentes approches permettent d'adapter les analyses de l'appropriation de l'espace à l'échelle spatiale donnée.

Les résultats de S. DUPUY qui d'une part concernent l'habitat et d'autre part correspondent à une échelle d'observation très réduite semblent les plus pertinents au regard de notre objet de recherche, les immeubles ou cités de logements sociaux. Nous souhaitons néanmoins adopter une définition de l'appropriation plus large que celle-ci, qui tend à se centrer sur des processus individuels, même si les références à une culture partagée y sont décrites. Il nous semble que les recherches effectuées sur ou à partir des notions de territoire et de territorialisation permettent d'appréhender des processus d'appropriation collective de l'espace, même à une échelle aussi réduite que celle d'un immeuble ou d'un groupe d'immeubles.

Dans ce but, nous avons pris le parti de définir l'appropriation comme un processus de co-construction de l'identité d'un lieu ou territoire et du groupe qui l'occupe. Par la transformation de l'espace en patrimoine, par le travail de mémoire collective, les groupes sociaux inscrivent dans l'espace leur identité, construisant de la sorte l'identité spatiale de leur territoire, qui leur sert en retour de support de référence de leur propre identité. Chacune des deux identités de l'espace et du groupe se nourrit donc l'une de l'autre.

Cette définition de l'appropriation comme une co-construction de l'identité spatiale et sociale intègre la notion de concurrence, chère à B. DEBARBIEUX, puisque pour qu'un groupe puisse construire et préserver son identité, indispensable à sa permanence, celui-ci est obligé de défendre une utilisation de l'espace qui lui est personnelle, et donc potentiellement divergente de celle que souhaitent en faire d'autres groupes. La conception de S. DUPUY, qui voit dans l'appropriation du logement un acte destiné à le faire sien, et notamment à exprimer à travers lui une différenciation sociale, est le versant individuel ou à l'échelle d'un groupe tel qu'une famille, de la construction d'une identité socio-spatiale. Cette conception retenue de l'appropriation comme une co-construction identitaire semble donc assez consensuelle, même si elle renvoie et nécessite donc de préciser le concept d'identité.