II.2.2.1.La construction des identités collectives.

L'identité des individus fait l'objet d'une construction permanente, en étant sans cesse réajustée. Elle se forme à la fois par la contribution des autres (chacun apprend qui il est au cours de sa vie par le biais du regard qu'on lui porte et des paroles qu'on prononce à son égard) et par réaction aux paroles et attitudes d'autrui, par revendication d'appartenance et de qualités, par et pour soi-même, ce qui fait l'unicité de chaque construction identitaire. L'identité individuelle appartient au processus de socialisation. Elle naît de l'interaction entre un mécanisme psychologique, qui permet d'établir une continuité dans son expérience, et de facteurs sociaux, et elle tend à se construire dans un processus d'ajustements permanents entre représentations de soi et regards d'autrui. L'individu se juge lui-même à la lumière de ce qu'il découvre être la façon dont les autres le jugent par comparaison avec eux-mêmes et par rapport à une typologie à leurs yeux significative. Dans ce processus, les communautés ou les groupes primaires (famille, etc.) jouent un rôle primordial dans la construction de l'identité de l'enfant. Ces identifications infantiles ont une action durable sur la construction de la personne, qui procède par intériorisation de normes, de valeurs, d'idéaux.

Mais le processus de socialisation ne saurait être une simple imprégnation de modèles sociaux. La construction de cette identité sociale n'est pas le simple reflet ou la juxtaposition dans la conscience de l'individu de ses appartenances et des rôles que lui attribue la société : c'est une totalité dynamique, dont les éléments interagissent dans la complémentarité ou le conflit (LIPIANSKY, 1998). L'identité sociale résulte de stratégies identitaires par lesquelles le sujet tend à défendre son existence et sa visibilité sociale, son intégration à la communauté, en même temps qu'il se valorise et recherche sa propre cohérence.

Si cette socialisation a longtemps été considérée par les sociologues comme une simple transmission, certains y voient à présent de plus en plus une expérimentation douloureuse, semée d'embûches et de ruptures, qui impliquent des remises en cause et des ajustements de l'identité individuelle de plus en plus fréquents (DUBAR, 1998). A la notion d'appartenance collective se transmettant de génération en génération, s'est substituée la notion de formes identitaires différentes, dans lesquelles un même individu peut se reconnaître au cours de sa vie. Prenant l'exemple de la culture ouvrière, O. SCHWARTZ montre la décollectivisation du monde ouvrier : les attributs les plus spécifiques de ce groupe, tels que l'importance accordée à la famille et au foyer, la valorisation du travail, l'attachement à une claire division des tâches, perdent de leur valeur. Par une forme d'embourgeoisement, par les effets de la crise et de la désindustrialisation, les jeunes ouvriers ne reconnaissent plus aussi unanimement les mêmes valeurs que leurs anciens et la culture ouvrière s'affaiblit (SCHWARTZ, 1990). La notion de formes identitaires, qui correspond à une appartenance plus ponctuelle, s'apparente à des logiques sociales, qui permettent de définir des identités de situation qui se multiplient pour une unique personne. On peut se construire des identités soit en continuité, soit en rupture avec son passé, si celui-ci n'est plus valorisé par les autres, dans un processus d'ajustement et de négociation permanent, par l'appropriation d'une forme identitaire mais aussi par passages d'une de ces formes à l'autre. L'identité individuelle se construit donc par intériorisation de modèles sociaux, par une double recherche de cohérence et de valorisation personnelle et d'adoption de formes identitaires, de reconnaissance d'une appartenance à des groupes.

L'identité collective se construit par l'adoption commune d'un ensemble de traits caractéristiques fortement associé au groupe. Par ce processus, le groupe est unifié et reçoit des propriétés qui tendent à renforcer son homogénéité, telles qu'unité, cohésion, continuité dans le temps. Cette personnification du groupe favorise l'identification et le sentiment d'appartenance de l'individu à la collectivité. La puissance, le pouvoir, la valorisation que le groupe obtient pour lui-même rejaillit sur chacun de ses membres, qui s'approprie les attributs collectifs positifs.

L'identité de groupe est une représentation sociale construite et soigneusement entretenue, relevant du mythe et de l'idéologie. Le groupe élabore une représentation partagée de lui-même qui symbolise son unité, sa cohésion, sa différenciation avec les autres groupes, sa spécificité et ses particularismes. Cette représentation constitue une catégorie d'identification, de classement et de distinction, qui opère par l'existence et la vie même du groupe. L'identité collective est donc sans cesse à construire et à imposer, selon le même processus de recherche de cohésion dans le temps et d'ajustements permanents dépendants des contextes rencontrés que celui de construction de l'identité individuelle.

L'expression, l'affirmation ou la défense d'une identité collective sont donc le reflet d'une unité culturelle et sociale, et plus encore, un moyen par lequel le groupe cherche à renforcer sa cohésion et donc sa permanence. La représentation consensuelle et mobilisatrice ainsi créée rassemble les membres du groupe par l'image d'une totalité unifiée au-delà des diversités et des scissions potentiellement dangereuses. Dans un processus d'interaction permanente, l'affirmation d'une identité fortement marquée du groupe renforce sa cohésion, tandis que son unité ainsi confortée facilite le partage d'attributs communs et largement reconnus, permettant ainsi de consolider son identité.

L'affirmation de l'identité d'un groupe est un moyen de renforcer sa cohésion, mais aussi de se positionner par rapport à d'autres groupes. De même qu'une identité individuelle, l'identité collective se définit par rapport à d'autres, dans un mouvement d'assimilation, d'adoption d'attributs valorisés, et de différenciation, d'affirmation de sa différence et de son originalité par rapport aux autres (LIPIANSKY, 1998). Les groupes sociaux ne peuvent exister de façon isolée : c'est dans les échanges avec d'autres collectivités, par communication et transactions qu'ils peuvent prendre conscience et faire prendre conscience à autrui de leur spécificité. L'identité collective est donc «un processus social dynamique, en continuelle évolution, qui se construit par rassemblement et opposition» (LIPIANSKY, 1998, p.146).

L'affirmation d'une identité collective signifie donc à la fois rassembler les membres du groupe par le partage d'une représentation d'une unité solide, et s'opposer, se distinguer par rapport aux autres groupes. Cette opposition, inhérente à la construction de l'identité collective nécessaire à la permanence du groupe, s'exprime par l'attribution à l'autre d'une identité jugée négative. Le groupe construit son identité en adoptant des traits qu'il considère comme positifs, cherchant à ressembler à son modèle, mais aussi en reconnaissant et rejetant des traits qu'il estime négatifs et qu'il attribue à d'autres groupes, desquels il cherche à se différencier.

L'identité collective est ainsi le fruit à la fois du comportement des individus qui le compose et des rapports avec les autres groupes, de stratégies individuelles et collectives. L'exemple de la noblesse, qui parvient à préserver une unité et une identité fortes, illustre la nécessité d'une concordance entre comportements individuels et collectifs (MENSION-RIGAUD, 1998). Le respect de nombreux codes, l'adoption d'un langage spécifique, le récit des hauts faits de personnages illustres et de l'histoire des différentes familles qui alimente la mémoire collective, l'effacement des intérêts de l'individu devant ceux de la lignée, l'appartenance à des réseaux, sont autant de comportements individuels qui marquent une appartenance à une collectivité, qui peut en retour adopter un positionnement collectif. Le groupe social que forme la noblesse peut ainsi se distinguer des autres groupes sociaux, et peser du poids que lui confère sa cohésion dans ses rapports avec d'autres groupes. Par cette construction d'une identité collective, le groupe consolide son unité et se distingue des autres, exprimant sa spécificité, autour des attributs positifs qu'il reconnaît (langage, mémoire, réseaux, codes, etc.).

L'utilisation de l'espace matériel dans la construction de l'identité collective ne semble pas indispensable, à l'image de la noblesse qui l'ignore 9 . Pour nombre de groupes sociaux cependant, l'espace se trouve être un élément déterminant dans leur construction et représente un enjeu considérable dans leur permanence, pouvant donner lieu à des conflits entre groupes en cas de divergence.

Notes
9.

Si la noblesse s'est longtemps distinguée par la propriété de châteaux, parcs ou hôtels particuliers, ces symboles forts ne sont plus d'actualité : il s'agit d'un attribut qui n'est plus partagé par un assez grand nombre de personnes nobles.